« Je m’appelle Alexa, comme l'enceinte connec­tée d'Amazon » : por­ter le nom d’un « objet femme »

Alexa fait livrer les courses, donne la météo, remonte les volets... C’est l’enceinte connectée d’Amazon, qui s’éveille et obéit quand on prononce son nom. Partie des États-Unis, la rébellion des Alexa en chair et en os en objets contre leur réification a commencé.

2nd. gen black Amazon Echo speaker on white panel
L'Alexa d'Amazon © Jan Antonin Kolar

Colère inattendue contre Amazon outre-Atlantique et outre-Manche. Excédés, plusieurs parents de petites Alexa anglo-saxonnes ont récemment lancé une pétition qui supplie le géant du commerce en ligne de débaptiser son enceinte connectée éponyme. Les signatures et surtout les témoignages glaçants affluent : les plaisanteries incessantes (« Alexa, fais-ci, fais ça ») dès le plus jeune âge se transforment parfois en harcèlement scolaire. Ces parents ont nommé ainsi leur enfant avant que « l’autre » Alexa ne sorte, en 2014 (2018 en France). S’appeler Alexa s’avère désormais si violent que certaines fillettes sont rescolarisées sous un nouveau nom. D’autres vont même jusqu’à changer de prénom à l’état-civil.

De ce côté-ci de la Manche, la plupart des Alexa interrogées par Causette relativisent, voire se réjouissent de porter le nom du produit d’assistance virtuelle d’Amazon. Alexa N., 38 ans, raconte : « Je trouve ça limite flatteur. J’ai tout de suite acheté une enceinte Alexa et je m’en sers à la maison. » Alexa P., 52 ans, y voit un avantage très personnel : « Je suis séparée du père de ma fille de 15 ans. Elle est en garde partagée et elle a Alexa chez mon ex. Comme ça, elle a un peu sa maman chez lui. » Pour Alexa S., 50 ans, cette homonymie est simplement « cool ». Lorsqu’elle arrive dans un nouvel environnement, elle prend les devants. Elle se présente : « Alexa ; vous savez, "Alexa, mets de la pop" ! », et ajoute « ça, c’est fait ». La gêne est dissipée et les plaisanteries sur le sujet, terminées. Alexa I. 19 ans, raconte « très bien » le vivre. Certes, elle aurait « préféré que ce soit un nom de parfum. Un parfum, c’est positif, ça sent bon. » Elle réfléchit : elle n’a pas envie d’incarner un produit qui « remplace une personne par un robot. Si Alexa se répand beaucoup, ça me perturbera un peu, mais je ne dirai rien. » Et répète, souriante, comme pour rassurer quelqu’un : « Je ne dirai rien. »

Les objets dont le nom est un prénom féminin existent depuis longtemps. Ces « objets femmes » ne sont pas neutres. Il y a les ustensiles, vieillots : marie-louise (une spatule), charlotte (pour couvrir les cheveux en cuisine), jeannette (une planche pour repasser les manches de chemise). Les prénoms des domestiques et des mères dévouées ont comme déteint sur les instruments qu’elles ont manipulés. Aucun ustensile ne porte un prénom masculin. Avec les Trente Glorieuses, le marketing leur donne une majuscule : Moulinex « libère la femme » avec ses robots Marie, Charlotte et Jeannette. Les domestiques parties à l’usine, la moyenne bourgeoisie adopte ces petites mains électriques. L’industrie automobile abat aussi la carte du prénom féminin, sexy-romantique pour les hommes, avec la Giulietta, sympathique et rassurante pour la Dyane. Plus tard arriveront les Mégane, Clio, Zoé.

Et que dit « Alexa » sur notre époque ? On dit une Giulietta, la jeannette, le (robot) Marie. Il y a un article devant le prénom, montrant qu’on parle d’un objet. Mais « Alexa », c’est Alexa tout court, sans article. On dit « tu as Alexa ? », pas « tu as une Alexa ? » C’est une quasi personne, et pas n’importe laquelle. Pour l’expert en marketing Georges Lewi, le fait d’avoir féminisé cet assistant virtuel en le baptisant de la sorte n’est pas un hasard :  « Amazon puise dans l’imagerie de la secrétaire parfaite, soumise à son patron, qui reste tard, prévient ses moindres désirs, connaît sa pointure de chaussures, etc. » L’objet femme 2.0 est sorti tout droit d’une imagerie rétro à la Mad Men, viriliste et patriarcale. En sus : toute la technologie du net, de la domotique, et les services Amazon intégrés. Ultra moderne disponibilité.

La plupart des Alexa interrogées choisissent de ne pas s’offusquer de l’utilisation de leur prénom par Amazon. On comprend la charge que cela représenterait. Mais Alexa F., 47 ans, la dernière interrogée, s’insurge. Elle raconte : « Jusque là, je ne connaissais pas d’autres Alexa. J’ai beaucoup questionné ma mère à ce sujet. Mon prénom vient d’une série radiophonique des années 1970 : Alexa des années trente. Une petite fille juive. J’ai chiné et trouvé le livre. Ça me touche beaucoup. » Son prénom est un hommage.

Un prénom est un cadeau de vie, une bénédiction en un mot, réfléchie par les parents. Comment admettre sa privatisation par une entreprise ? « On n’admet pas que des parents appellent leur enfant comme une marque qui les rabaisse. C’est interdit ; c’est le bon sens. Mais le contraire n’est pas vrai ! » s’indigne-t-elle. Nulle part dans le monde, la loi  n’empêche  une entreprise de s’emparer de nos prénoms et de fabriquer des « objets femmes », ces miroirs des femmes objets que beaucoup refusent d’être.  

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