Claire Sarazin, tha­na­to­prac­trice : « Quand je fais des soins aux morts, j’appuie sur la touche off »

Tous les jours, munie de ses deux imposantes valises, Claire Sarazin, 47 ans, thanatopractrice, parcourt les routes pour aller embaumer les défunts.
à son actif, plus de douze mille soins.

tanato A
© Besse

"Je n’ai jamais été attirée par la mort. Mon rêve, ça aurait été d’être conservatrice de musée. C’est par hasard, à 24 ans, que je suis devenue gardienne de cimetière. Moi qui pensais accueillir les gens et les aider à chercher une tombe, je me retrouve chargée des exhumations administratives [réalisées en cas de sépultures abandonnées, ndlr]. Surprise ! Après la première, je ne dors pas de la nuit.
Un jour, un agent des pompes funèbres me propose d’aller voir un soin de conservation sur un défunt. Quand le thanatopracteur saisit le tube de ponction pour évacuer les fluides corporels, je deviens aussi verte que ma blouse et je sors en courant pour fumer quinze clopes d’affilée. Mais depuis petite, je ne lâche rien. Alors j’y retourne. Et plus il continuait son soin, plus le défunt devenait beau. C’était magique de transformer un corps pas présentable en quelqu’un qui dort. Je réalise alors que ça serait un défi incroyable. Je reprends mes études à la fac de médecine de Lyon. La formation se déroule sur deux années en tout : d’abord, la formation et l’examen théoriques (depuis 2010, c’est un concours), ensuite, la formation pratique. Au programme : anatomie, médecine légale, microbiologie, hygiène, toxicologie, histologie, anatomie pathologique, réglementation funéraire ou encore gestion et sciences humaines de la mort.
Après l’obtention de mon diplôme, je commence à exercer dans une entreprise de pompes funèbres où je suis polyvalente : je m’occupe du transport des corps, des réquisitions de police en cas de morts suspectes, des mises en bière, en plus des soins. Mes meilleures années et les plus dures en même temps : c’est comme si mes collègues n’avaient jamais vu une femme dans les parties techniques ! J’ai subi un bizutage très dur de la part d’hommes qui voyaient débarquer une petite jeune, mieux payée qu’eux. Quand ils se mettaient à deux ou trois pour porter un corps, je devais me débrouiller toute seule en entendant : “Ah bah, ils embauchent des gonzesses !” Il me fallait toujours prouver que j’étais capable. Puis, après quelque temps, lassée des horaires de bureau, je décide de me mettre à mon compte.
Aujourd’hui, ce sont les morgues ou les funérariums qui m’appellent. Je prends alors mes deux valises de matériel, qui contiennent les bocaux, les instruments pour les injections ou les ponctions, le maquillage… et je réalise les soins sur place, dans le “labo”. La base de ce métier est de permettre aux familles de se recueillir correctement devant leur proche, en toute hygiène et sécurité, dans les jours qui précèdent les obsèques.
Je suis une embaumeuse. Mais rien à voir avec les Égyptiens ! Les gens méconnaissent ce métier, certains croient qu’on éviscère les morts, tandis que d’autres pensent qu’on ne fait que les maquillages. En fait, j’injecte des produits chimiques, souvent à base de formaldéhyde, qui empêchent les transformations biologiques chez un défunt. Le maquillage, le coiffage, c’est ce que j’appelle les “finitions”. Mais parfois, c’est très important : je me rappelle un monsieur qui est venu de Paris spécialement pour m’apporter le maquillage de sa mère.
Avant la loi Touraine, entrée en vigueur en 2018, qui préconise que les soins se fassent dans des lieux spécifiques et non plus au domicile des gens, je suis intervenue dans des lieux improbables : des caravanes, une grange, même dans une église pour un prêtre, à même le sol, à la bougie et avec un seau d’eau.
Certains soins durent une heure, d’autres, jusqu’à une journée si la personne a connu des atteintes physiques. Face à des meurtres, des suicides, des accidents de la route, des soins de restauration ou de reconstruction peuvent être nécessaires. Notre but, c’est de rendre son visage au défunt. Parfois, j’utilise une photo comme modèle. Lorsque l’on y parvient, c’est très gratifiant. Moi, j’appuie sur la touche off : lorsque je fais mon soin, je suis totalement coupée de mes émotions. Je ne ressens pas de dégoût, pas de peur, pas d’épouvante, je me concentre sur le côté technique. Je dis souvent qu’on est des psychopathes à temps partiel. Si je vais me balader dans une forêt et que je tombe sur un cadavre, je vais hurler. Mais si je vois ce même cadavre sur une table d’autopsie, je revêts ma blouse et mes gants et je vais m’en occuper en professionnelle. J’ai connu des gens qui ont passé leur diplôme, mais n’ont pas pu exercer : ils faisaient des cauchemars.
Ce métier est désocialisant : je peux être appelée à n’importe quelle heure. Je me rappelle une fois avoir travaillé sur onze personnes consécutives, pendant dix-sept heures trente, non-stop. Les trois premières années de mon entreprise, je n’ai pas pris un seul dimanche. Mais quand je m’éloigne de lui, ce métier me rattrape. Maintenant, il est mieux encadré et les nouvelles générations ne veulent pas tout sacrifier pour leur travail.
En France, la dernière image des morts est très importante. Les gens veulent voir leurs défunts, c’est une manière de commencer le processus de deuil. J’ai vu récemment combien le Covid et ses restrictions sanitaires avaient traumatisé les familles. C’était dur pour elles, mais avec cette crise, il y a des priorités. Risquer de contaminer des personnes vulnérables, qui n’auraient pas eu accès aux soins à cette période, était bien plus grave que d’empêcher les proches d’une personne décédée de la revoir une dernière fois.
Depuis vingt ans que j’exerce, le milieu a beaucoup évolué. Il était fermé et misogyne. Mais la série Six Feet Under a fait connaître le métier et il se féminise largement. Mes deux filles travaillent dans le secteur : l’une est conseillère funéraire, la seconde réalise les soins avec moi. C’est une affaire de famille ! En étant thanatopractrice, ce n’est pas mon rapport à la mort qui a changé, c’est mon rapport à la vie : alors que la plupart des gens oublient qu’ils peuvent mourir n’importe quand, moi j’y suis confrontée tous les jours. Je ne remets plus les choses au lendemain. Je vis intensément."

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