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Bac 2021 : l'épreuve du grand oral est-​elle (si) inégalitaire ?

Malgré la pan­dé­mie et la tenue des cours à dis­tance, les lycéen·nes vont essuyer les plâtres du « bac Blanquer ». Parmi les mesures phares de cette réforme, une épreuve sus­cite ten­sions et cri­tiques : le grand oral, avec un coef­fi­cient 10 en filière géné­rale et 14 en tech­no. Certains aména­gements, comme la pos­si­bi­li­té de gar­der leurs notes, ont été déci­dés, mais l’épreuve est ­main­te­nue. Les élèves de ter­mi­nale devront ­s’exprimer pen­dant vingt minutes devant un jury de deux enseignant·es sur un sujet pré­pa­ré pen­dant l’année, avant de répondre à une ques­tion sur leur pro­jet d’orientation. Beaucoup de syn­di­cats de lycéen·nes et de profs s’opposent à ce grand oral, jugé éli­tiste et créa­teur d’inégalités. Qu’en est-​il vrai­ment ? La prise de parole publique ne peut-​elle pas, au contraire, favo­ri­ser cer­tains profils ?

Mathieu Devlaminck

<em>Président du syndicat<br>Union natio­nale lycéenne (UNL)</em>

« Je refuse l’argument selon lequel l’oral ne serait pas plus dis­cri­mi­nant que l’écrit, car c’est oublier un peu vite que l’écrit, on le pra­tique depuis le CP. En revanche, l’éloquence et la capa­ci­té à déve­lop­per un argu­men­taire en public, on y est beau­coup moins for­més. La prise de parole publique, ça s’apprend et il faut aus­si connaître cer­tains codes impli­cites que tout le monde n’a pas. Il me semble évident que des lycéens risquent de pâtir de leur pos­ture, de leurs tics de lan­gage ou même de leur tenue ves­ti­men­taire. Il y a der­rière cette idée la volon­té de façon­ner une sorte de moule éli­tiste vers les grandes écoles. Pour nous, ce n’est pas le rôle du lycée. Nous crai­gnons aus­si que ça ouvre la voie à tout un tas de boîtes pri­vées qui vont ­pro­po­ser du coa­ching payant pour aider les plus inquiets. Parce que la réa­li­té, c’est que les lycéens ne sont pas prêts. Notre oppo­si­tion de prin­cipe est ren­for­cée par le contexte sani­taire. Cette année a été tota­le­ment déstruc­tu­rée, nous n’avons même pas le temps de finir le pro­gramme. Normalement, ce sont les pro­fes­seurs de spécia­lités qui doivent mettre en place ce grand oral, mais tous n’ont pas encore pu le faire. Certains n’auront que deux semaines de pré­pa­ra­tion. Nous ne ­com­prenons pas que le grand oral soit main­te­nu alors que la grande majo­ri­té des élèves n’a pas pu se pré­pa­rer à cette nou­velle épreuve. »

Annabelle Allouch

<em>Maîtresse de conférences<br>en socio­lo­gie à l’université<br>de Picardie Jules Verne*</em>

« La réforme cor­res­pond à une évo­lu­tion du monde sco­laire dans laquelle l’oral est consi­dé­ré comme un mode de jus­tice sociale. Plutôt qu’un stan­dard écrit, qui favo­rise ceux qui ont la capa­ci­té de pré­pa­rer l’épreuve, on se dit qu’on éva­lue les élèves en fonc­tion de leur sin­gu­la­ri­té. Le minis­tère plaide – para­doxa­le­ment – que cela peut aider les timides, qui pour­ront enfin prendre la parole en public. Il est vrai que cela peut valo­ri­ser cer­tains élèves des milieux défa­vo­ri­sés, mais à condi­tion que les jurés soient for­més à recon­naître cer­taines qua­li­tés comme la spon­ta­néi­té ou la capa­ci­té de syn­thèse. La par­tie “orien­ta­tion“ de l’oral peut enfin flat­ter la logique méri­to­cra­tique, si par exemple un prof se dit : <em>“Est-ce je ne met­trais pas un point de plus à cet élève de milieu popu­laire qui pos­tule à Sciences Po ?” </em>Mais il faut aus­si prendre en compte le fait que ces can­di­dats peuvent avoir plus de dif­fi­cul­té à prendre la parole. Et que les formes de recon­nais­sance asso­ciées à l’oral sont tou­jours asso­ciées au mas­cu­lin. Un jury pour­rait donc être plus tolé­rant face à un gar­çon. À l’inverse, une fille qui cher­che­rait un petit sou­rire pour se ras­su­rer pour­rait être pénalisée. » 

* Autrice d’une thèse sur les pro­ces­sus de sélec­tion sco­laire
des milieux popu­laires (Sciences Po, 2013).

Stéphane de Freitas

<em>Coréalisateur d’</em>À voix haute<em> et fon­da­teur du pro­gramme de prise de parole Eloquentia</em>

« Dans toute épreuve, il y a des inéga­li­tés. À l’évidence, dans le contexte de crise sani­taire, les ensei­gnants n’ont pas pu per­mettre aux élèves de pra­ti­quer l’oralité en classe. L’inégalité que cela pro­duit tient plu­tôt à la nature de cha­cun qu’aux inéga­li­tés sociales : il y a des élèves plus spon­ta­nés que d’autres à l’oral. Cela ne dépend pas du milieu social. Le désa­van­tage dans les milieux popu­laires peut tenir à la dif­fi­cul­té d’avoir un <em>feed-back</em> si on s’entraîne devant ses proches. Mais cette épreuve peut aus­si très clai­re­ment appor­ter des choses aux étu­diants. Réintroduire l’oralité, c’est encou­ra­ger l’affirmation de soi et l’écoute des autres. Ça déve­loppe la confiance en soi. Souvent, cela donne lieu à des dis­cus­sions qui font tra­vailler l’esprit cri­tique et qui aident à gran­dir en tant que citoyen. C’est aus­si la seule épreuve du bac où l’on peut choi­sir sa thé­ma­tique. Et la der­nière par­tie de l’examen invite à par­ler de ses propres aspi­ra­tions pro­fes­sion­nelles. Se pré­pa­rer est donc à la por­tée de tout le monde puisqu’on ne peut pas être pris au dépour­vu. C’est assez démocratique. » 

Sophie Vénétitay

<em>Secrétaire géné­rale adjointe<br>du Syndicat natio­nal des enseignants<br>du second degré (SNES-FSU)</em>

« Le grand oral cumule des pro­blèmes conjon­cturels, liés à la situa­tion sani­taire, et des pro­blèmes ­struc­tu­rels, liés à la façon dont est conçue l’épreuve. Le pro­blème de fond, c’est qu’il n’y a aucun temps dédié à la pré­pa­ra­tion de cette épreuve. Or on sait que l’oral est une com­pé­tence inéga­le­ment maî­tri­sée et un exer­cice socia­le­ment très mar­qué. Ici, c’est un exer­cice de forme plus que de fond, qui vise à éva­luer l’éloquence des élèves plu­tôt que leur maî­trise d’un sujet, avec des atten­dus assez nor­més. En théo­rie, le grand oral se pré­pare sur deux ans. Mais on s’est retrou­vés à la ren­trée sans avoir toutes les infor­ma­tions, et la for­ma­tion des ensei­gnants a été tar­dive. Et il y a tou­jours beau­coup de flou sur cer­taines consignes. Par exemple, sur la par­tie 2 du grand oral, qui concerne l’échange entre le jury et l’élève : à un mois et demi des épreuves, on a des docu­ments du minis­tère disant que le jury pour­ra inter­ro­ger l’élève sur l’ensemble du pro­gramme, et d’autres docu­ments, du même minis­tère, qui demandent au jury de ques­tion­ner l’élève sur le sujet pré­sen­té. Tout ça en fait une épreuve inéga­li­taire. Mais dire qu’on est contre le grand oral ne signi­fie pas qu’on soit contre le ren­for­ce­ment de l’oral au lycée, au contraire. C’est bien à l’école d’essayer de com­bler ces inéga­li­tés, en tra­vaillant ces com­pé­tences. Mais cela implique d’avoir le temps et les moyens néces­saires pour le faire, à com­men­cer par des effec­tifs réduits. » 

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