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Séisme au Maroc : Pour Béatrice Lecestre-​Rollier, anthro­po­logue, "les femmes ama­zi­ghes tra­vaillent énor­mé­ment, mais n’ont presque pas accès au tra­vail sala­rié. Ce sera le défi de la jeune génération"

Au moins 2 900 personnes ont péri dans le puissant séisme qui a frappé le sud-ouest marocain vendredi soir. Parmi elles, une majorité vient des villages escarpés des montagnes du Haut-Atlas, où les populations vivaient déjà dans l’extrême pauvreté. Décryptage avec Béatrice Lecestre-Rollier, anthropologue, spécialiste du Haut Atlas marocain.

Les images qui nous inondent depuis vendredi soir témoignent toute de la même désolation : des tonnes de gravats, des villages presque rayés de la carte, des maisons couleur sable, faites de terre et d’argile, complètement éventrées, des habitant·es cherchant inlassablement des survivant·es sous les décombres et d’autres pleurant leur mort·es. Le puissant séisme de magnitude 7, qui a frappé le sud-ouest marocain vendredi soir, a fait plus de 2 900 victimes et plus de 5 500 blessé·es, selon le dernier bilan.

Surtout, le tremblement de terre a touché des terres déjà pauvres et démunies, isolées dans les montagnes du Haut Atlas. Il a rappelé avec violence que le Maroc a deux visages. Celui des villes, prisées des occidentaux·ales. Et celui, reculé, des douars, ces petits villages escarpés, où les populations amazighes (berbères) vivent dans une extrême pauvreté, délaissées par le pouvoir central. Certains d’entre eux, les plus isolés, attendent encore qu’une aide vienne les secourir.

Pour se rendre compte de la fracture, il faut donc déplacer la focale. Quitter Marrakech des yeux, sa célèbre place Djemaa El-Fna et ses riads luxueux, pour se rendre à 100 kilomètres de là, dans les montagnes du Haut-Atlas. Ici, les populations sont rurales et vivent dans des autoconstructions fragiles dont la plupart se sont écroulées dès les premières secousses. La raison à cela pourrait venir d’un délaissement du pouvoir marocain. Selon le site d’information Middle East Eye basé à Londres et qui couvre l’actualité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, certain·es habitant·es de ces villages ont affirmé que les autorités marocaines leur avaient interdit d’utiliser du ciment afin de ne pas compromettre l’esthétique de ces maisons historiques, devenues une attraction touristique majeure, et donc, une manne financière pour le pays.

À l’écart de la modernisation

Les populations de ces régions ont donc été délibérément tenues à l’écart de la modernisation. « Les Amazighs ont été longtemps marginalisées par rapport aux villes, explique ainsi Béatrice Lecestre-Rollier, anthropologue à l’université Paris-Cité et spécialiste du Haut Atlas marocain. Il faut savoir qu’au début du XXIe siècle, le Maroc était l’un des pays du monde avec le plus grand écart de développement entre les populations urbaines et les populations rurales. Ça s’est amélioré depuis le début du règne de Mohammed VI en 1999 qui a donné pas mal d’impulsion à ces territoires avec de nouvelles infrastructures. Si le retard se comble un peu, il reste quand même un grand écart entre les campagnes et les régions urbaines. »

Pour comprendre la raison de cet écart, il faut remonter au début du XXᵉ siècle et à la colonisation française. Le Maroc se divise en deux, dit un jour le maréchal Lyautey, premier résident général du protectorat français établi en 1972. Il évoque ici un Maroc « utile », celui de la côte et des plaines, et un autre, « inutile », celui de la montagne, délaissé faute de richesses. C’est donc ce « Maroc pauvre » où le séisme a frappé. Dans ce dernier, les communautés rurales vivent aujourd’hui de l’agriculture et du tourisme.

Pendant que les hommes descendent dans la vallée pour chercher du travail dans les grandes villes marocaines, comme Marrakech, Agadir ou Casablanca, les femmes restent et portent seules le poids de l’Atlas. « Avec cette émigration temporaire, les femmes sont amenées à devoir gérer pas mal de choses, ce qui leur donne à la fois une grande autonomie, mais en même temps, elles sont contraintes à devoir se débrouiller seules », souligne Béatrice Lecestre-Rollier. Elle rappelle également qu'il y a encore une division du travail très genrée dans ces régions. « Le rôle d’une femme, c'est d’être une mère de famille avant tout, abonde la chercheuse. Les femmes amazighes travaillent énormément, mais n’ont presque pas accès au travail salarié. Ce sera le défi de la jeune génération. »

L’éducation a fait un « bond »

« Si les femmes amazighes avaient reçu une éducation adéquate dans leur langue maternelle, elles seraient capables de trouver un emploi et d’améliorer leur santé et celle de leurs enfants », soulignait Amina Zioual, présidente de l’association La voix de la Femme Amazigh, auprès du média Middle East Eye en 2016. Cette année-là, le taux d’analphabétisation parmi les femmes marocaines vivant en zone rurale s’élevait à 41,9 %. Sept ans plus tard, l’anthropologue souligne que l’éducation « a fait un bond » ces dernières années dans la région. Dans les années 80, 2% des petites filles y avaient accès dans le Haut Atlas et 50% des garçons. Désormais, toutes les petites filles vont à l’école, au moins le primaire. « Et même maintenant le collège, précise Béatrice Lecestre-Rollier. La barrière se fait au niveau du lycée et de l’université. Elles sont loin des villages et les familles n’ont pas toujours les moyens de les envoyer dans des résidences universitaires. »

À Marrakech, cinq jours après la catastrophe, les touristes déambulent de nouveau dans la médina. Mais quid de ces villages, où tout est désormais à reconstruire ? L’anthropologue craint que les avancées de ces dernières années, notamment en matière d'éducation, ne soient freinées. « Il existe un tissu associatif important au Maroc, l’aide va arriver, mais il faudra du temps, soutien elle. Du temps pour se reconstruire et reconstruire. » Elle pense surtout aux jeunes étudiantes qu’elle a rencontrées lorsqu’elle a travaillé avec l’ONG Dar Moustaqbel, une résidence pour étudiantes située dans la médina de Marrakech, qui accueille des jeunes filles pour leur permettre de poursuivre des études après le baccalauréat. La plupart d’entre elles viennent de la région épicentre du séisme et ont tout perdu. « L’une d’elle m’a dit avoir perdu douze personnes de sa famille, raconte Béatrice Lecestre-Rollier. Je pense à elle, c’était la première de sa famille à faire des études supérieures, à se construire un avenir hors de la vallée. Il ne faut pas oublier que derrière les chiffres, il y a des personnes et des avenirs fauchés. »

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