Jeny Bonsenge : la prof de danse qui libère les petites filles

Une blondinette de 9 ans en totale synchro avec Jeny, sa prof de danse afro, sur une choré de gangster congolais. La vidéo, virale, a fait LE buzz de la fin 2019. Derrière l’iconique duo, un projet : enseigner ce style aux enfants, et notamment aux petites filles noires, comme moyen de s’imposer dans la vie. Reportage.

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Jeny Bonsenge et la petite Anaé. © Alice Khol pour Causette

Devant le miroir de la salle d’entraînement, on ne s’attend pas à ce que ces petits bouts de 6 ans, en tee-shirt licornes et barrettes à paillettes, se mettent à danser en chantant de leurs voix aiguës « ON LES GÈRE ! ON LES TRAUMATISE », comme si elles voulaient impressionner un·e adversaire imaginaire. Leur professeure, Jeny Bonsenge, n’a pourtant pas encore lancé la chanson de la chorégraphie – Control, de Fally Ipupa, star de la rumba congolaise. Tous les mercredis, dans un entrepôt du centre de Bruxelles (Belgique), elle enseigne aux enfants sa spécialité, l’afrohouse. Un mix entre différents styles de danse : « Le kuduro, originaire d’Angola, très rapide. Les gestes plus agressifs de Côte d’Ivoire. Le coupé décalé… et un peu de hip-hop », explique la danseuse.En ce moment, elle les fait travailler sur le « thème du Congo », son pays d’origine (en fait la République démocratique du Congo, RDC). Sur le mur de la pièce trône un immense drapeau noir avec le continent africain. Nous sommes à Afrohouse Belgium, la première école 100 % consacrée à la danse afro en Belgique. 

Jeny a fondé l’institution à 26 ans. Jusqu’ici, elle enseignait à droite à gauche, dans des classes à travers toute la Belgique. Le jour de l’inauguration, le 13 octobre 2019, elle ne s’attend pas au curieux destin qui lui tombe dessus. Jeny termine alors son cours en réalisant, comme elle en a l’habitude, une petite vidéo de la choré qu’elle vient d’enseigner. Elle se filme avec sa petite protégée : Anaé, une blondinette de 9 ans, prodige inattendu de l’afro, qu’elle a rencontrée lors d’un cours à Charleroi. Depuis, elles ne se lâchent plus. Comme souvent, Jeny poste leur vidéo sur les réseaux sociaux. Comme toujours, le duo est en totale synchronisation. Cette fois-ci, elles « s’enjaillent » – d’après les mots d’Anaé – sur La Katangaise, un gros son style « ghetto » congolais. La magie du buzz opère. L’une des plus célèbres animatrices de télé américaines, Ellen DeGeneres, les invite sur son plateau. Elle annonce que, en deux semaines, la vidéo a fait « 16 millions de vues ». Tout de rose vêtu, le duo réitère sa danse devant 3 millions de spectateurs et spectatrices. En plein live, Ellen leur annonce que c’est Meghan Markle herself, duchesse de Sussex et épouse du prince Harry, qui lui a envoyé leur vidéo. Bouquet final, la star du talk-show leur offre 10 000 dollars (9 000 euros) en les remerciant (à l’américaine) pour « le message qu’elles passent », à savoir que « l’amour n’a pas de couleur ». 

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© Alice Khol pour Causette.

« On est le symbole de la diversité », analyse Jeny, bien consciente que le succès de la vidéo vient du fait que « voir une blonde qui danse comme une noire, avec une noire, ça étonne », comme elle l’a confié au site AJ+.Mais -l’effet, détaille-t-elle à Causette, « n’est pas volontaire. Quand elle a commencé à danser avec moi, Anaé était toute petite. Elle aimait juste danser avec “Jeny”. Et moi, je danse avec elle parce que c’est une fille ultra talentueuse. » Certain·es ne comprennent pas qu’elle mette tant en valeur Anaé, blanche et 100 % belge. On l’accuse d’encourager l’appropriation culturelle. Mais la professeure le répète en boucle : son projet, c’est de libérer les enfants, tous les enfants, grâce à l’afro. De les inciter à se déchaîner et à s’assumer. Et, notamment, « empouvoirer » les petites filles. Quelle que soit leur couleur de peau. Même si ses cours sont en grande majorité suivis par des petites filles racisées. 

Tout passe par l’attitude. Prenez un manuel de bonne conduite pour jeunes filles. L’afro enseigne précisément l’inverse. Voilà que les petites Tanya, Stacy ou Jinane écartent les jambes, sautent, apprennent à bouger les fesses. « N’oubliez pas : les gri… maces ! » C’est l’une des particularités les plus frappantes de l’afrohouse. Au cours des préados, on fronce les sourcils d’un air défiant, on se tord la bouche comme pour fumer une cigarette invisible… Une gestuelle qui donne une classe monumentale, un air de « tu peux pas test » indestructible. Même lorsque les filles dansent en sage jupette d’uniforme, comme sur certaines vidéos Instagram de Jeny. Emportée par le flot, un bout de chou à col roulé rose, pas plus de 8 ans, se retourne avec dédain en feignant de pointer un pistolet vers son audience, puis éclate de rire.

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Durant un cours à l’Afrohouse Belgium, à Bruxelles, le 15 janvier.
© Alice Khol pour Causette.

Une nouvelle assurance

Il y a aussi le « cypher », à la fin de chaque cours. Les enfants forment une demi-ronde au centre de laquelle dansent trois fillettes. Leurs camarades sont censé·es crier, applaudir, chanter. « C’est un truc emprunté au hip-hop, explique Jeny, on montre du respect à qui ose entrer dans le cypher avec l’envie de se surpasser. Et, pour le public, le message, c’est “on va foutre la merde”. » Le moment, que beaucoup d’élèves nous décrivent comme un pic d’adrénaline, est aussi le plus attendu des sessions. Comme un rite de passage qui fait grandir. Un instant de sororité où chacune goûte au sentiment de puissance.

Toute cette méthode a changé Anaé. « Je m’exprime, dit-elle, alors que quand j’étais petite, je n’arrivais pas à parler aux gens que je ne connaissais pas. » Aujourd’hui, elle va jusqu’à moquer Jeny en la surnommant « la reine d’Angleterre ou la présidente ». Référence à l’émission d’Ellen, où, prise par l’émotion, Jeny a expliqué à Anaé face caméra que Meghan Markle était « la reine euh, non, la présidente d’Angleterre »… Ses parents s’étonnent encore de l’évolution. « On a découvert une petite fille qu’on ne connaissait pas. À la base, elle est très réservée et à fleur de peau. » On vous laisse consulter son compte Instagram, @anae2mad, pour juger du contraste. Elle est sapée comme une ministar du rap, avec l’assurance assortie, on ne la testerait donc pas dans la cour de récré. 

Difficile, en observant Jeny, de ne pas voir dans sa démarche une dimension intersectionnelle, mêlant « empouvoirement » féminin et communautaire. Jeny ne le revendique pas. Et ses cours sont ouverts à tous les enfants. Racisé·es ou pas. Mais dans son discours d’inauguration d’Afrohouse Belgium, elle s’adressait « surtout aux petites filles africaines ». Le message : « Ne vous dévalorisez pas ! » Elle nous confirme : « C’est difficile de s’intégrer en Occident quand on vient d’Afrique. Et beaucoup de familles africaines voient la danse afro comme un truc pas sérieux. Elles encouragent plutôt leurs filles à se ranger, à devenir avocates ou à faire du tennis, des trucs pour “monter”. Je veux montrer que la danse, c’est du sérieux. » L’idée est aussi de valoriser la culture afro et inciter sa « communauté » à se l’approprier. « J’explique à mes élèves d’où vient chaque pas. Par exemple : si la danse afro est si -rythmée, c’est parce que dans certains villages, en Afrique, il n’y a pas forcément de MP3 ou d’instruments. Alors, on crée la musique, le rythme, avec son propre corps. »

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Jeny Bonsenge. © Alice Khol pour Causette.

Belgicanah 

À écouter beaucoup d’élèves, l’afro est en cela une manière d’affirmer leur identité. Armel, 13 ans, unique garçon de son groupe, dit « se sentir à sa place » lorsqu’il danse. Pendant des années, le collégien a cherché des cours d’afro dans toute la Belgique sans jamais trouver d’école. Il se rabat sur le modern jazz. Jusqu’à l’ouverture d’Afrohouse Belgium. « Là, je me suis rendu compte que j’avais toujours dansé l’afro sans le savoir. » Lorsqu’on lui demande pourquoi elle a choisi de danser l’afro plutôt qu’un autre style, Marielle, du groupe d’ados, en parle comme d’un safe place. « Dans notre société, les filles noires aux cheveux afro, c’est pas encore très connu. Ici, j’ai confiance, car on est beaucoup à avoir les cheveux crépus. » 

Pour aider les petit·es de son pays à s’affirmer par la danse, Jeny a un autre projet : son asso Dance4Kids. L’idée lui vient pendant des vacances à Lisbonne (Portugal), en 2018. En déambulant dans la rue, elle tombe sur des enfants en plein cypher. Sans savoir qu’elle est chorégraphe, ils l’invi-tent dans le cercle. Jeny les scotche. C’est un moment de grâce, d’osmose spontanée à travers la danse. « Puis on m’a expliqué qu’ils dansaient pour vivre. Qu’ils habitaient dans un local, qui était aussi leur salle d’entraînement. C’étaient des enfants issu·es de grossesses précoces ou de familles violentes que leurs parents déposaient là et venaient voir de temps en temps. » Jeny entraîne les gosses. Les filme. Poste la vidéo sur Internet en apposant un lien vers une cagnotte, où elle présente leur histoire. Elle récolte mille euros pour les aider. C’est là qu’elle voit plus loin. Elle pense à son pays, la RDC. « Là-bas, c’est la galère. Alors, quand j’y suis retournée cet hiver, j’ai fait la même chose. »

À Kinshasa, la capitale, elle rencontre le petit Tshotsha, 7 ans, et « Bebe Tshor », 12 ans. Deux enfants délaissés par leurs familles et « encadrés par des personnes malveillantes ». Elle leur enseigne quelques pas, poste la vidéo et ouvre une cagnotte. « Le but est surtout de repérer ce genre d’enfants, que des gens sur place les ciblent et qu’on les mette en contact avec moi. Plus tard, mon objectif est de leur offrir des cours de danse pour leur donner un encadrement. Et les remotiver, aussi. Car ces petits ont souvent été violentés ou violés. Avec la danse, ils peuvent un peu oublier. » Jeny dit s’inspirer de Sherrie Silver, chorégraphe primée pour le clip This is America, de Childish Gambino. Cette vidéo-choc sur les violences racistes aux États-Unis a fait sensation en 2018. Grâce à sa renommée, Sherrie Silver lève des fonds au profit d’enfants sans abri au Rwanda, son pays d’origine. Aux États-Unis, on la surnomme « Dancing Queen ». En Belgique, la succession est assurée. 

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