Anne-​Laure Zwilling : « Le pro­blème majeur, c’est de pro­je­ter sur le voile une inter­pré­ta­tion uni­voque, alors qu'il est polysémique »

Nous nous sommes entretenues avec l’autrice des Minorités religieuses de France, pour décrypter la énième polémique sur le voile et le hashtag #GardeTonVoile, qui enjoignait les collégiennes et lycéennes à se rendre au sein de leurs établissements scolaires voilées.

selective focus photograph of person wearing blue headscarf
© Artur Aldyrkhanov

Imane, jeune étudiante en communication propose sur sa chaîne YouTube des recettes de cuisine saines et pas chères. Elle est interviewée par BFMTV, qui diffuse son sujet sur Twitter le vendredi 11 septembre. Ni une, ni deux, la journaliste du Figaro Judith Waintraub retweete cette vidéo avec pour seul commentaire : « 11 septembre. »

En toute décomplexion, elle vient d’associer Imane, l’étudiante de 21 ans qui porte le voile, aux attentats de 2001. Ce tweet suscite une vive polémique sur le réseau social. Dans un premier temps, les soutiens d’Imane ont dénoncé le racisme et l’islamophobie du tweet de Judith Waintraub. Mais certains des commentaires indignés se sont transformés en menaces de mort. Cette fois-ci, ce sont les défenseur·euses de la journaliste (de la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin) qui ont dégainé. Imane reçoit à son tour des attaques allant, là aussi, jusqu’aux menaces de mort. La jeune femme finit par fermer son compte Twitter.

En réaction à cette affaire, certaines personnes ont lancé le hashtag #GardeTonVoile et appelé les jeunes filles à rallier le mouvement du #Lundi14septembre en se présentant au collège et au lycée voilées, aux côtés de leurs camarades qui arboraient des mini-jupes, décolletés et crop tops, dans le but de dénoncer les discriminations sexistes.

Quelque 13 000 tweets autour de ce hashtag ont été publiés, certains soutenant une communauté musulmane ostracisée, d’autres criant au prosélytisme. Causette a souhaité décrypter le phénomène grâce aux lumières d’Anne-Laure Zwilling, autrice des Minorités religieuses en France (éd. Bayard, 2019) et ingénieure de recherche au CNRS.

Causette : Que dit cette énième polémique concernant la jeune Imane de l’état de notre société au sujet du voile ?
Anne-Laure Zwilling :
D’abord, une crispation autour des questions religieuses. C’est assez paradoxal, car moins les croyants pratiquants sont nombreux [toutes religions confondues, il y a de moins en moins de pratiquants en France selon les statistiques, ndlr], plus on fait du bruit autour d’eux. La laïcité s’est imposée en 1905 en France, en réaction à une religion extrêmement dominante, le catholicisme. Là, on n’est plus dans ce cas de figure, car l’islam est une minorité religieuse, et pourtant, on est encore dans les crispations. On s’en prend au voile des musulmanes sous prétexte que le laisser-faire en la matière conduirait à ce que ce groupe religieux puisse dicter à terme les comportements de toute la société.
Cette crispation autour des questions religieuses n’est pas seulement française, on l’a vue ailleurs en Europe avec les minarets ou encore le débat sur la circoncision. Mais c’est peut-être en France que le sujet du voile agite le plus les foules parce qu’il est emblématique de la laïcité, de la place des femmes et de l’islam, du passé colonial, etc. Il y a donc plein de choses qui se nouent là.
Nous vivons aussi un moment de binarisation des débats sociaux. Tout est vu sous l’angle « pour ou contre », auquel s’ajoute l’instantanéité des réseaux sociaux et donc le règne de l’émotion. En fait, si une femme voilée en irrite une autre, on pourrait dire que c’est leur problème à toutes les deux, qu’on soit Mila [du prénom de cette lycéenne insultée et menacée de mort sur les réseaux sociaux pour avoir insulté l’islam, ndlr] ou pas, Charlie ou pas. Mais là, on est sommé de prendre parti, et en plus, d’aller le dire sur les réseaux sociaux. Et tout cela avec une volatilité extrême.

Le hastag #GardeTonVoile, né de cette polémique, est-il le symbole d’une crispation de la population musulmane de France ?
A.-L. Z. : Si tel est le cas, il ne s’agit pas uniquement d’une crispation de la population musulmane. André Grjebine a écrit un texte intitulé « La société du ressentiment », qui illustre cette dynamique mutuelle avec d’un côté, la montée du communautarisme musulman et de l’autre, des crispations nationalistes et politiques en Europe. Il y raconte que chacun attaque l’autre, ce qui fait que l’autre, se sentant attaqué, va durcir ses positions et considérer qu’il ne réagit qu’en réponse à l’agression dont il a été victime.
Une part de la culture française issue des Lumières, c’est de considérer que les religions n’apportent que violence. En réponse, les groupes religieux ont l’impression d’être les victimes d’un acharnement laïcard. Impression renforcée pour l’islam parce que, généralement, l’appartenance à la religion musulmane se double d’une appartenance ethnique étrangère. Dans l’inconscient collectif, les musulmans sont des étrangers.
S’ajoutent les difficultés liées au statut socio-économique, puisque les migrations musulmanes ont été constituées en majorité d’ouvriers. De fait, une majorité de la population musulmane vit encore dans des quartiers difficiles, a des faibles revenus, reste très touchée par le chômage et prend de plein fouet les questions de discrimination à l’embauche et à l’étude. Cela conduit à du ressentiment chez certains, et cela explique en partie ce #GardeTonVoile.

Les jeunes filles voilées en 2020 portent-elles le voile de la même manière que les générations précédentes ? Y mettent-elles la même signification derrière ou assiste-t-on à un glissement vers un geste plus politisé qu’auparavant ?
A.-L. Z. : On a vu en France un changement assez important. Une première génération des femmes originaires, notamment, des pays d’Afrique du Nord portait le voile parce qu’elle l’avait toujours porté. Ces femmes avaient 50 ans, et c’était le profil type des femmes voilées, il y a vingt ans de ça. Celles qui étaient plus jeunes ont cessé de le porter du fait justement de se trouver dans un contexte français. Dans le même moment, en Égypte, au Maroc, en Algérie, des femmes de plus en plus nombreuses le retiraient.
Puis ces quinze dernières années, le voile s’est inscrit dans un mouvement d’ensemble de revendications d’une fierté d’appartenance. C’est ce qu’on appelle parfois le retournement du stigmate : ce qu’on vous reproche, vous le portez finalement comme une fierté. Il me semble que le problème majeur en France, c’est de projeter sur chaque voile qu’on voit une interprétation univoque, alors que le voile est polysémique.
Il existe donc toutes sortes de raisons de le porter, qui peuvent aller de l’affirmation de la liberté individuelle et de l’envie de porter un voile parfois sans raison religieuse, jusqu’à l’inverse, des femmes contraintes de le porter par leur milieu social. Ainsi, pour certaines, c’est une motivation exclusivement religieuse, détachée de toute autre considération. Pour d’autres, c’est partiellement religieux et partiellement culturel. Il y en a qui le portent aussi pour des raisons esthétiques, et on le voit parmi les plus jeunes, qui trouvent le voile tout simplement joli car il exalterait leur féminité. Il y a aussi des femmes voilées qui commencent par une pratique très orthodoxe et qui, petit à petit, vont prendre leurs distances et aller vers un voile plus léger ou arrêter complètement de le porter. D’autres jeunes femmes voilées, qui portent en elles une revendication religieuse importante, cessent de le porter parce que c’est trop compliqué socialement : une professionnelle du monde médical me disait ainsi vivre un casse-tête entre son voile et sa charlotte. Elle ne le porte plus depuis qu’elle a compris que cela ne changeait rien à ses convictions. Enfin, chez certaines, oui, on peut interpréter le fait qu’elles le portent comme un geste politique.

Critiquer le port du voile revient-il à atteindre aux libertés des femmes qui choisissent de le porter ?
A.-L. Z. :
Il faut rappeler que le port du pantalon dans notre pays est un acquis relativement récent, puisque ma mère me disait être sanctionnée au lycée quand elle y allait en pantalon. Je suis amusée de voir qu’on organise aujourd’hui des journées de la jupe parce qu’il y a un certain nombre de lieux où des filles en jupe sont encore considérées comme légères ou provocantes. L’impact social et l’importance de la signification du vêtement féminin ont toujours existé.
En ce sens, chaque femme devrait avoir le droit de s’habiller comme elle le veut parce que c’est un droit acquis chèrement. De ce fait, je suis obligée de dire également : « Laissez les femmes voilées porter le voile si elles le souhaitent. » Ce qu’il faut réglementer, ce n’est pas le voile mais le fait qu’il soit imposé aux femmes. Il ne faut pas oublier qu’il y a parfois une certaine instrumentalisation du port du voile par les défenseurs de l’islam rigoriste, qui vont utiliser l’argument de la liberté des femmes pour essayer d’imposer cette pratique. Or, il est parfaitement possible de concilier un rapport fort à l’islam et l’absence de port du voile. Il faut que les musulmanes qui évoluent dans un environnement où elles entendent qu’on n’est pas une vraie femme si l’on ne porte pas le voile puissent réaffirmer leur liberté individuelle.
Mais lorsque nous ne voyons le voile que comme un signe de soumission, nous encourageons aussi des femmes à le porter pour nous dire : « Mais pas du tout, je le porte par choix. »
Il y a encore dans le monde, des femmes condamnées à mort, au fouet ou en prison pour avoir refusé de porter le voile. Si les femmes musulmanes voilées en France au nom de leur liberté s’engageaient dans un combat au nom de la liberté de leurs consœurs de ne pas le porter, cela changerait la vision des choses, y compris dans le monde musulman.

La laïcité est encore au cœur du débat : elle est brandie à la fois par les contempteurs du voile et par celles et ceux qui réclament la liberté de le porter, justement au nom de la laïcité qui devrait être le moyen de faire cohabiter toutes les religions
A.-L. Z. : Notre lecture globale – musulmans comme non-musulmans – du voile est parfois très binaire. Petit à petit, il s’est imposé une signification unique : « Vous êtes une bonne croyante, vous portez le voile ou vous ne l’êtes pas et vous ne le portez pas. » C’est ainsi qu’on fait le jeu d’un certain rapport à l’islam qui trouve facilement un écho chez des jeunes ayant peu de culture religieuse ou de soutien dans leur quête. Et qui deviennent une proie facile pour une littérature diffusée par des pays dans lesquels se pratique un islam très rigoriste, avec une vision totalement binaire des choses : il y a d’une part, ce qui est interdit et de l’autre, ce qui est permis, haram vs halal ; ce qui est bon, ce qui ne l’est pas, etc. Dans ces pays, l’islam se résume à un catalogue de pratiques, et je trouve cette vision de la religion regrettable.

Y a-t-il des pistes pour se sortir de ces polémiques récurrentes ?
A.-L. Z. : Il faut réaliser que la réalité de notre société actuelle, c’est sa diversité et donc cesser de considérer automatiquement les musulmans comme une entité. Cela suppose de prendre le temps de concevoir, d’admettre, d’imaginer des nuances dans tout. Cela veut dire aussi que l’islam de France n’existe pas. Il y a plein de musulmans qui vivent leur religion de manière très différente. Cette multiplicité est une chance, car elle permet de percevoir la richesse de l’islam dans sa diversité, lorsque par exemple certains musulmans réalisent qu’il existe des musulmans non arabophones. Signe de cette pluralité, les discriminations existent entre musulmans ! Certains s’entendent dire « Tu ne parles pas arabe, tu ne pries pas en arabe, tu n’es pas musulman ». À ceux d’origine d’Afrique subsaharienne, on explique gentiment que les musulmans noirs sont un peu une deuxième catégorie de musulmans.
Pour conclure, je pense que nous devons apprendre à vivre sans nous préoccuper des réseaux sociaux, de leurs polémiques et du nombre de nos abonnés. Le vivre ensemble se construit au quotidien avec ses voisins, ses collègues et ses copains de classe. Enfin, une note positive : un certain nombre d’indicateurs sociologiques montrent que les taux d’acceptation et de tolérance des Français à l’altérité progressent. Il y a donc des raisons d’espérer.

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