Anissa Benaissa : « Il existe une diplo­ma­tie inter­na­tio­nale des Miss à leurs dépens »

En guise de cadeau pour fêter les 100 ans de Miss France, Causette publie une enquête sur les coulisses de cette institution ringarde et ultrasexiste. En bonus, Anissa Benaissa, chercheuse indépendante spécialiste du genre et des concours de beauté*, allume la grande sœur de la compète : Miss Univers. Une sympathique machine d’instrumentalisation du corps féminin à des fins d’influence politique et économique.

Anissa Benaissa © AB
Anissa Benaissa © AB

Causette : Le concours de Miss Univers est censé présenter les « plus belles femmes » de chaque pays. En théorie (en théorie, on a dit !), on pourrait donc s’attendre à sortir des standards occidentaux et voir des profils de beautés plus diversifiés. Pourquoi n’est-ce pas (du tout) le cas ?
Anissa Benaissa : Les concours de beauté fixent des normes : une taille minimale, un âge idéal féminin, mais aussi des codes implicites. En général, des codes ethnocentrés. Si on voit certaines personnes racisées dans les concours de beauté – Miss France ou Miss Univers – ce sont souvent des personnes qui correspondent à un idéal blanc, même quand elles ne sont pas blanches. Dans certains pays africains, les normes de beauté valorisent les femmes aux cheveux naturels, c’est-à-dire frisés, avec de bonnes formes. Mais même dans les concours nationaux de ces pays, les miss ressemblent à de grandes tiges. C’est parce que le système du concours est fait pour les normes américaines. On y présente des femmes aux mensurations des poupées Barbie. C’est un show très conservateur. C’est intéressant de se rappeler que ce sont des gens comme Donald Trump qui ont été propriétaires de Miss Univers, ou Geneviève de Fontenay, qui s’est ralliée à la Manif pour tous, pour Miss France. Cette année, le concours se déroule au Puy du Fou : ce n’est pas n’importe quel symbole !

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En quoi la politique s’immisce-t-elle dans les concours de miss à l’international ?
A. B. : Déjà, les concours sont une pratique patriarcale. Donc, c’est politique à 100 %. Mais il existe aussi toute une diplomatie des miss, souvent à leurs dépens. On pourrait se dire « on s’en fiche, ce sont justes quelques femmes qui parlent beauté », mais non. On est obligées de les considérer comme des « ambassadrices », car elles sont investies d’une image politique. Quand la Russie accueille Miss Univers, elle s’octroie par exemple le droit de refuser le visa de pays qu’elle n’a pas reconnus, comme ce fut le cas pour le Kosovo en 2008. Normalement, on met les miss des mêmes régions dans la même chambre le temps du concours. Mais ce n’est pas possible pour Miss Russie et Miss Ukraine. De même, si Israël envahit un camp la veille, forcément, Miss Liban ne va pas apparaître sur la photo à côté d’elle. [Miss Liban 2018 a même perdu son titre pour avoir pris une photo avec Miss Israël lors du concours de Miss Terre. La présence de Miss Liban aux côtés de Miss Israël avait déjà fait polémique en 2006 et 2015, ndlr]. Les miss peuvent même collaborer avec leur gouvernement dans certains pays. Miss Univers Colombie avait ainsi été sollicitée pour assister son gouvernement dans la négociation avec les Farc ! Leur rôle est très important en Amérique latine.

Pourquoi est-ce si important pour certains États ?
A. B. : Les Français aiment bien dénigrer leurs miss et les concours internationaux (alors que les Miss France font de bons scores !), mais ce n’est pas vu comme ça dans d’autres pays. Notamment les États issus de la décolonisation ou les pays en voie de développement. Pour eux, les miss sont un moyen de peser sur la carte. La Chine a commencé à s’y intéresser dans les années 2000. L’Inde aussi a beaucoup valorisé sa culture à travers les costumes de ses miss, pour montrer qu’elle était souveraine. Ça forge des imaginaires, ça affirme l’identité d’un pays. Ce, encore une fois, à travers le corps des femmes… De même, on pourrait se dire que c’est le cadet des soucis du Kosovo ou de la Palestine d’envoyer des femmes dans des concours de miss. Mais comme c’est regardé par des milliers de personnes, ça les intéresse d’y être représentés.

Arrive-t-il que les miss soient utilisées à des fins économiques, notamment touristiques ? 
A. B. : Cet argument n’est jamais très officiel, mais il est récurrent. En Colombie – encore une fois – ou aux Philippines. C’est l’un des pays où le « tourisme sexuel » est le plus développé. Il n’y a pas de lien direct entre les concours de beauté et le tourisme sexuel, mais on peut voir un continuum dans l’argument qui consiste à dire « regardez, nos femmes sont belles, venez les pécho ». Il y a une industrie qui fonctionne là-dessus. La politiste américaine Cynthia Enloe l’a montré dans son ouvrage Bananas Beaches and Bases (2014), à travers le cas de Miss Islande. Dans les années 1980, cet État était isolé en raison de son climat hostile et de sa langue rare. Pour s’ouvrir, il s’est engagé sur la voie du tourisme. Participer à des concours de beauté internationaux a été la suite naturelle de cette stratégie. Il fallait construire l’image d’Épinal de la femme islandaise : associée à la pureté de la nature, blonde, supposément dépourvue d’artifices, dans la même logique que ses sources thermales et ses glaciers sauvages… Icelandair, la compagnie aérienne nationale, en a fait un discours dirigé vers des touristes masculins et hétérosexuels, invités à se déplacer grâce à des billets d’avion peu onéreux afin de bénéficier des charmes des femmes locales, en vantant les one night stands (« histoires sans lendemain ») qu’ils pouvaient expérimenter là-bas…

On pourrait se demander pourquoi les miss acceptent d’être associées à genre de pratique...
A. B. : Sans cautionner le système, les concours de beauté peuvent permettre à certaines filles d’établir des stratégies de réussite de leurs objectifs. Aux États-Unis, il existe des bourses d’études pour miss. Cela peut donc les aider à se financer. En Amérique latine, c’est un truc tellement énorme qu’il existe des formations dès petite pour t’entraîner à être miss. Cela peut permettre à certaines d’accéder à un certain niveau de vie en passant par leur corps. Comme tout le monde, elles cherchent des moyens de trouver des marges de manœuvre au sein du système pour s’en sortir.

Comment est-il possible que ces concours de beauté, véhiculant une telle représentation des corps féminins, existent encore en 2020 ?
A. B. : Les concours de beauté existent dans plein de sociétés. C’est un rituel qui permet à une communauté de s’agréger autour d’une esthétique et de valeurs communes. C’est pour ça que les miss doivent aussi se conformer à une forme de « bonne moralité », un savoir-être. Ce sont un peu les « filles à marier » idéales. En fait, elles sont soumises aux mêmes normes que toutes les femmes au quotidien : elles sont infantilisées et hyper sexualisées à la fois. De même que le paternalisme veut que nous ne soyons pas trop assertives, dans les normes de séduction notamment, et qu’il sexualise le corps féminin. Depuis le XXe siècle, les miss incarnent aussi une nation. Elles véhiculent un terroir régional. Si Miss France existe encore malgré les critiques féministes, c’est parce que ce concours donne une image nostalgique de la France. La France de l’élégance, de la haute couture… la vieille France du Puy du Fou.

  • * Anissa Benaissa est chargée de projets sur les politiques d’égalité femmes-hommes dans l’enseignement supérieur et chercheuse indépendante diplômée de l’EHESS en études du genre. Elle a rédigé un mémoire de recherche sur Miss Univers.

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