115 préhistoire 1 ©Camille Besse
© Besse pour Causette

Scoop paléo­li­thique : par­tage des tâches chez les Pierrafeu

Non, la domination des femmes par les hommes n’existe pas depuis la nuit
des temps, elle n’est apparue que (!) 5 000 ans avant notre ère. Marylène Patou-Mathis, préhistorienne, nous explique pourquoi cette dangereuse idée reçue n’a aucun fondement anthropologique.

Marylène Patou-Mathis est directrice de recherche au CNRS. Elle travaille au département Homme et environnement du Muséum national d’histoire naturelle. Reconnue mondialement pour ses recherches sur Neandertal, elle est l’autrice de nombreux essais. Son nouveau livre, L’homme préhistorique est aussi une femme, déconstruit pas mal de certitudes et de clichés sur les femmes préhistoriques, qui, n’en déplaise aux historiens, en avaient sous le gourdin. 

Causette : Dans ce livre, vous pulvérisez les clichés sur les femmes préhistoriques, vous déconstruisez l’image de la pauvre créature fluette, consignée auprès des enfants, des plantes et des marmites (en pierre).
Marylène Patou-Mathis : C’est en effet une image totalement fausse, au moins jusqu’au milieu du néolithique [le néolithique débute 12 000 ans avant notre ère, ndlr]. Les découvertes et les analyses récentes remettent en question l’image genrée des sociétés et des activités. Prenons l’exemple des peintures rupestres : on a longtemps raconté que seuls les hommes les avaient peintes, pour représenter leurs chasses, exorciser leurs peurs, etc. Et puis, grâce à l’indice de Manning1, on a pu déterminer à qui appartenaient les traces de « mains négatives », ces sortes de signatures appliquées sur les parois. Et là, on a constaté qu’il y avait des mains d’hommes et… de nombreuses femmes ! Donc, des femmes ont réalisé aussi ces peintures rupestres. C’est une bonne illustration de la façon dont les premiers préhistoriens ont reconstitué, selon leurs propres codes, les modes de vie de ces périodes lointaines. Sans s’interroger plus avant.  

Lire aussi : Us et coutumes : déconstruis ta préhistoire

Pour vous, les erreurs d’interprétation majeures datent du XIXe siècle ? 
M. P.-M. : Oui, c’est à ce moment-là que naît la préhistoire en tant que discipline de recherche. Pratiquée uniquement par des hommes. Il n’existe aucune préhistorienne avant la Première Guerre mondiale. Et ces chercheurs ont calqué les valeurs de la société de leur époque, le patriarcat, le colonialisme, sur une période dont ils ne connaissaient que très peu de choses. Il faudra attendre les années 1950-1960 pour que des voix, principalement féminines, s’élèvent pour dénoncer l’androcentrisme de l’archéologie. Ensuite naîtra l’« archéologie du genre », un mouvement qui analyse en particulier les rapports de pouvoir entre les sexes dans les sociétés du passé. 

Pourtant, pendant très longtemps, cette manière de calquer une société sur une autre n’a pas été démentie par les faits ni par les découvertes ? 
M. P.-M. : Non, car précisément, on ne cherche pas ce qu’on n’a pas envie de voir. À l’époque, lorsqu’on découvre un squelette fossile, on l’attribue sexuellement en fonction de la forme du bassin (plus large pour les femmes à la suite des accouchements) et aussi en fonction de la « graci-lité du squelette ». Or on sait aujourd’hui qu’au paléolithique, la différence de morphologie entre les femmes et les hommes est relativement peu marquée. Donc, la gracilité n’est pas un critère ! En fait, ces femmes étaient robustes, c’est normal, il fallait l’être pour affronter cette vie de chasseurs-cueilleurs nomades puis d’agriculteurs-éleveurs. 
De nombreuses analyses ont démontré qu’au néolithique, en Europe centrale, 80 % des femmes étaient aussi robustes que les athlètes féminines d’aujourd’hui qui lancent le javelot, le disque ou le marteau. C’est logique : elles chassaient en lançant la sagaie ou elles tiraient à l’arc. Du coup, nombre de squelettes se retrouvent « masculins »… à tort ! 

Les femmes chassaient ! C’est un point important que nombre de féministes ont désiré démontrer.
M. P.-M. : Attention, là encore, il ne faut pas retomber dans cet écueil qui consiste à calquer nos valeurs sur des sociétés différentes. Oui, les femmes chassaient, c’est une certitude. Mais il y a un contresens à le revendiquer d’un point de vue féministe, il ne faut pas tomber dans ce piège. On s’est beaucoup disputé entre préhistorien·nes pour prouver que les femmes chassaient, comme si ne pas le faire était la preuve d’une subordination, la chasse étant une activité « plus noble ». Or pas du tout. Chez les peuples qui vivent essentiellement de végétaux, ces valeurs n’ont pas de sens. Au contraire, la prédominance va à la cueillette. Elle contribue pour 70 % à l’alimentation. Et elle vous apprend à connaître les plantes et leur pouvoir médicinal, elle vous permet de devenir chaman--médecin, et c’est probablement grâce à elle que l’agriculture va être inventée. Il faut absolument changer les paradigmes. La cueillette, c’est formidable. Si les femmes ne chassent pas dans certains groupes, ça ne prouve pas du tout qu’elles sont subordonnées.

Vous diriez alors que les activités étaient totalement mixtes ? Le savoir ancestral des femmes sur les plantes serait un cliché ?  
M. P.-M. : Il faut rester prudent. Beaucoup de chercheur·euses considèrent que l’agriculture a été « découverte » et développée par les femmes. Ce qui veut dire qu’elles auraient donc été souvent en charge de la cueillette. 
Personnellement, je pense que ça n’était pas si tranché. Les tâches se répartissent sans doute plus en fonction des compétences et savoir-faire de chacun. Il y avait alors plus de complémentarité, les activités étaient moins genrées, moins figées.  

115 © Camille Besse
© Besse pour Causette

Vous remettez aussi en question l’idée que les tribus étaient hostiles entre elles, qu’on enlevait les femmes pour « renouveler »
les partenaires…

M. P.-M. : En effet, aujourd’hui, cette hypothèse est rejetée par de nombreux archéologues et -ethnologues, qui lui préfèrent la -théorie de l’échange. Ce qui est certain, c’est que ce sont les femmes qui changent de groupe, de tribu. Lorsqu’on retrouve des groupes de Néandertaliens apparentés, on constate que certaines femmes venaient d’ailleurs. Mais étaient-elles échangées ? Et contre quoi ou qui ? On n’a aucun élément pour le confirmer et n’oublions pas que l’absence de preuve n’est pas une preuve, et encore moins la preuve de l’absence. En tout cas, ce sont les femmes qui font circuler les coutumes, les idées. Et l’ADN. 

Dans votre livre, vous vous opposez au point de vue de Françoise Héritier, qui considère que le patriarcat et la domination des femmes ont toujours existé. 
M. P.-M. : J’ai beaucoup d’admiration pour elle, par ailleurs ! Mais sur ce point, en effet, je ne suis pas -d’accord. Je pense même que c’est une opinion contre-productive d’un point de vue féministe de considérer que « partout, de tout temps et en tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin […], le positif est toujours du côté du masculin, et le négatif du côté du féminin2 ». En fait non, justement. Il n’y a rien de naturel ni d’inéluctable dans le patriarcat. Plus nos connaissances s’affinent et plus il apparaît, au contraire, qu’il n’a aucune assise anthropologique. Lorsqu’on change d’échelle et qu’on remonte le temps vers les sociétés les plus anciennes, on comprend que la hiérarchisation entre les genres est bien une construction sociale, qui repose sur des préjugés. 

On peut donc dater l’apparition du patriarcat ? 
M. P.-M. : En effet, on peut la situer dans la deuxième partie du néoli-thique, vers 5 000 ans avant notre ère. Je le dis souvent à mes étudiants : « Le Néo, c’est le commencement de la fin. » Les sociétés préhistoriques changent alors énormément. Tout bascule. Auparavant, au paléolithique, on ne peut pas affirmer que la famille nucléaire et son corollaire supposé, la domination des femmes, aient existé. Ces premiers humains ont mis du temps à comprendre le fonctionnement de la procréation et donc le rôle de l’homme dans l’appa-rition de l’enfant. Des archéologues se fondent même sur l’abondance des représentations féminines (statuettes, peintures) pour suggérer qu’elles étaient au centre des croyances et avaient une position élevée dans ces sociétés. On peut raisonnablement penser que la fonction du mâle a été comprise au néolithique, avec la domestication et l’observation des animaux. 

C’est ce qui modifie les rapports entre les femmes et les hommes ? 
M. P.-M. : Il ne faut pas généraliser, car les sociétés varient en fonction de la période et des régions, comme le montrent les études de l’art, des tombes et des nécropoles. Mais au néolithique, on observe des changements profonds : la sédentarité et la domestication des plantes et des animaux favorisent l’accumulation de biens, le sens de la propriété et l’apparition des élites et des castes, dont celle des guerriers, puisqu’il faut désormais protéger les biens. On date aussi à partir de ce moment une division sexuée des tâches plus marquée. Évidemment, ces transformations bouleversent la place des femmes dans la société et sont perceptibles grâce à l’état de santé des squelettes féminins. On note une augmentation des pathologies liées à de durs travaux, au port de lourdes charges et aux grossesses répétées, mais aussi à des carences dues à une alimentation sous-protéinée et des traumatismes consécutifs à des violences. Donc des conditions de vie qui se dégradent. Mais, là encore, pas dans toutes les sociétés néolithiques.

Les études et les recherches en cours peuvent-elles apporter des éléments nouveaux pour déconstruire cette image de la préhistoire ? 
M. P.-M. : Bien sûr ! Je pense qu’il faut creuser encore la notion de complémentarité. Oublier nos schémas sociétaux occidentaux fondés sur la hiérarchie. J’aimerais impulser l’idée qu’il y ait une possibilité de grande mixité dans les activités pendant la préhistoire, et qu’il faut chercher dans ce sens-là. Et quand on a l’esprit ouvert, on cherche et on trouve.

L’homme préhistorique est aussi une femme. Une histoire de l’invisibilité des femmes, de Marylène Patou-Mathis. Allary Éditions, 352 pages. 

  1. L’indice de Manning est donné par le calcul du rapport entre la longueur de l’index et de l’annulaire de la main droite posée à plat. Le ratio entre ces deux doigts présente un dimorphisme sexuel : la différence de longueur entre index et annulaire est en moyenne plus grande chez les hommes que chez les femmes.[]
  2. La Plus Belle Histoire des femmes, de Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan. Éd. Seuil, 2011.[]
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