Docteures queens : les femmes méde­cins contre l’esprit carabin

Elles ont baigné dans le mouvement #MeToo et ont décidé de ne plus mettre de côté leur engagement féministe avant d’entrer à l’hôpital. Rencontre avec la nouvelle garde de femmes médecins qui s’organisent dans un univers où le sexisme est banalisé, voire revendiqué.

119 DOCTEURS QUEEN FEMME MEDECIN 1 © Jan Quirin pour Causette
© Jan Quirin pour Causette

Janvier 2018. La fresque murale a autant de finesse qu’un Gérard Depardieu qui fait des pointes en tutu. Des médecins déguisés en moines entourés de femmes nues auscultent une patiente soumise à souhait. L’internat de l’hôpital Purpan de Toulouse (Haute-Garonne) vient d’être épinglé pour une fresque porno et sexiste accrochée dans la salle des internes, trois ans après le CHU de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Le 11 janvier, un collectif, Jeudi 11, composé majoritairement de femmes, a recouvert la croûte misogyne d’une banderole bariolée d’un slogan : « Ceci est du harcèlement sexuel, qu’en pensez-vous ? ». Dans une lettre ouverte, elles s’adressent à la direction générale de l’hôpital, réclament le retrait du tableau et des mesures contre le sexisme. Deux mois plus tard, la peinture est retirée du mur bleu du réfectoire. Taxées d’hystériques par leurs petits camarades (et des praticiens), accusées d’avoir mis en lumière le monde secret de l’internat, cette dizaine de rebelles de la blouse ont réussi à faire vaciller, même symboliquement, la banalité du sexisme dans le milieu médical.

“S’opposer, c’est s’exposer doublement”

« Avec ces affaires de fresques, on baigne en plein dans l’esprit carabin qui favorise l’omerta et le sexisme pendant les études de médecine », décrypte Myriam Dergham, 25 ans, étudiante en médecine générale et en sciences sociales à Saint-Étienne (Loire). Son sujet de recherche : les risques psychosociaux des étudiant·es en médecine. La Stéphanoise précise : « Mais il faut bien comprendre que critiquer l’esprit carabin et le sexisme structurel qu’il engendre, seule, quand on est une femme, c’est du suicide. C’est le principe même du corporatisme : s’y opposer, c’est s’y exposer doublement. » Difficile à définir, l’esprit carabin, propre à la formation en médecine, est un savoureux mélange entre chansons paillardes, bizutages, fêtes bien alcoolisées et humour provoc. Côté défense, il permettrait un lâcher-prise nécessaire pour contrecarrer des études éprouvantes et le boulot rude qui suit. Côté féministes, il ouvre la porte aux discriminations tant pour les femmes que pour les personnes racisées, grosses ou LGBTI. Si certain·es étudiant·es réagissent à ses articles de recherche sur les discriminations en la traitant de ­« collabo », Myriam Dergham ne s’inquiète pas : « Il y a encore trois ans, la lutte s’organisait de manière individuelle et anonyme avec des comptes comme, Paye ta blouse. Ils rassemblaient sous forme de verbatim les remarques discriminatoires subies par les soignantes ou les patientes. Aujourd’hui, la nouvelle génération tente de faire corps et de s’organiser pour ne plus se sentir isolée quand elle dénonce. »

À la faculté de médecine de Saint-Étienne, elle fait partie du comité de pilotage du premier diplôme universitaire (DU) « accès à la santé et lutte contre les discriminations ». Inédit en France, il a débuté en 2021. L’objectif : aborder toutes les discriminations, de la grossophobie à la transphobie en passant par le sexisme. « Les chiffres, on les a, maintenant, il faut se bouger. » Et ces statistiques, justement, font froid dans le dos. En 2017, l’Intersyndicale nationale des internes diligente une enquête auprès de ces dernier·ères. Sur 2 946 répondants (dont 75 % de femmes), 8,6 % affirment avoir été victimes de harcèlement sexuel et 34 % relèvent des « attitudes connotées », comme le contact physique ou le geste non désiré.

119 DOCTEURS QUEEN FEMME MEDECIN © Jan Quirin pour Causette
© Jan Quirin pour Causette

C’est l’association Pour une meuf (comprenez Pour une médecine engagée unie et féministe) qui sert de point de convergence des luttes aujourd’hui. Créée en 2017, elle regroupe une centaine de soignant·es infirmier·ères, médecins, gynécos, etc. Chaque année, les adhésions doublent. Maeva, sa présidente, raconte sa création. Avec une amie, déçues par des syndicats de médecins qui ne défendent pas leurs idéaux, elles contre-attaquent : « On voulait aussi militer avec d’autres soignants que les médecins, qui représentent une classe dominante. C’était une première pour nous. On a été rapidement rejointes par des militantes qui avaient plus d’expérience. » Au programme : interventions auprès des étudiant·es et formations pour celles et ceux déjà en poste. La dernière en date, sur la gynécologie bienveillante, a été prise d’assaut. Pour elles, il y a un lien de corrélation évident entre violences sexistes infligées aux soignantes pendant la formation et celles subies par les patientes. Mais Pour une meuf, c’est aussi un accompagnement des soignantes victimes de sexisme et des prises de position claires. Pour l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG de douze à quatorze semaines ; contre le sacro-saint Collège national des gynécologues et des obstétriciens, qui s’y oppose – une poignée d’hommes qui conservent le pouvoir depuis trop longtemps.

Des violences médicales non intentionnelles

À Paris, Elsa, la vingtaine, milite à Pour une meuf. La généraliste, qui devait laisser son féminisme au placard en arrivant au boulot de peur de s’exposer au harcèlement, témoigne : « Avec l’asso, j’ai enfin trouvé un espace où je peux faire cohabiter mon engagement et ma profession. Étudiante, je chantais des chansons paillardes en soirée, mais mon stage infirmier a été un déclic, j’ai clairement été maltraitée. J’ai osé dénoncer le sexisme et j’ai été ostracisée au point de faire exprès de changer de fac après le concours de l’internat. » Des violences sexistes qu’elle subit de la part de collègues qui maltraitent aussi certaines patientes sous ses yeux. Elsa précise : « Tout le problème des violences médicales, dans la majorité des cas, c’est que les soignants violents ne le sont pas intentionnellement. Les salauds qui font une césarienne sans anesthésie sont convaincus de bien faire. À la fin, la maman et le bébé sont en vie : c’est tout ce qui compte pour eux. »

« En fait, on essaie de transformer l’essai de la première vague de libération de la parole des soignantes et des patientes de 2017 », complète, à ses côtés, Amélie Jouault, jeune médecin généraliste elle aussi. En octobre 2020, elle soutenait à la Sorbonne sa thèse sur les violences subies par les étudiant·es en médecine. Elle a mené l’enquête auprès de 2 179 internes. Les chiffres sont plus élevés que ceux de l’Intersyndicale nationale. Au cours de leurs études, 53 % affirment avoir été victimes de violences de nature sexuelle et sexiste. « Ma thèse a été reçue avec un grand soulagement. Les enseignants, les étudiantes ont envie qu’il se passe quelque chose », lance-t-elle.

De l’associatif au syndicalisme, depuis Montpellier, Emmanuelle Lebhar organise elle aussi un contre-pouvoir dans un univers ultrapatriarcal. Son armée ? Le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG), dont elle est la chargée de communication. Et leur point de vue dérange… Au point de se faire virer, le 5 février 2020, d’une réunion organisée par l’ordre des médecins. En cause ? La publication d’un rapport salé de la Cour des comptes en décembre 2019 reprochant à l’Ordre la gestion opaque de ses finances et un manque criant de parité. Le SNJMG dénonce, l’Ordre fait taire. « On n’est pas là pour défendre l’image écornée des docteurs », martèle-t-elle. À l’été 2020, l’ordre des médecins et celui des infirmiers crient au communautarisme après la diffusion de listes de soignant·es safe pour les patient·es racisé·es. Sur les réseaux sociaux et pendant leurs interventions, le syndicat (et Pour une meuf) prend les armes : « C’est absurde de s’y opposer. Ces listes, c’est la réponse de patients face à une discrimination qui existe. C’est rare qu’un syndicat de médecins soit critique, mais là, c’était une évidence. »

Du sexisme chez certaines soignantes aussi

« Il y a bien une prise de conscience du côté de la jeune génération. Certains comportements ne passent plus », considère Muriel Salle, enseignante à la faculté de médecine Lyon-Est pour les étudiant·es de première année et coautrice de Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ?1, une analyse sur la pratique genrée et sexiste de la médecine. « Lors de l’écriture de mon ouvrage, en 2017, des étudiantes donnaient en off le nom des chefs de service harceleurs. Aujourd’hui, elles craignent moins de dénoncer, mais du côté de l’institution, le sexisme reste bien présent. Les étudiants et les étudiantes veulent être formés sur ces questions de sexisme dans l’exercice de la médecine, mais ces initiatives passent encore pour militantes », explique celle qui a collaboré, avec d’autres experts, à un rapport du 15 décembre 2020 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes : « Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique ». « Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est que certaines femmes médecins ou étudiantes sont elles-mêmes imprégnées de ce sexisme-là. Elles sont médecins avant d’être femmes, fidèles d’abord à leur corporation professionnelle », signale Muriel Salle, qui nuance : « Mais on est en chemin. Les soignantes féministes sont moins isolées. Quelque chose bouge qui prouve bien qu’être féministe bouleverse profondément la façon d’être soignant. »

119 DOCTEURS QUEEN FEMME MEDECIN 2 © Jan Quirin pour Causette 1
© Jan Quirin pour Causette

En Seine-Saint-Denis, Mathilde Delespine en est la preuve vivante. « Vous n’avez pas besoin d’être féministe pour prendre à bras-le-corps le problème des violences faites aux femmes et si vous êtes féministes, ce n’est pas grave. » C’est par ce tacle un brin cynique que cette sage-femme de 35 ans spécialisée en violences – et coordinatrice à la Maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) – commence ses formations auprès des soignant·es. Lors de sa pause, elle raconte à Causette son engagement profondément féministe, qu’elle a mis en application dans ses enseignements inédits et toujours plus demandés : « Pendant mes études, j’ai proposé un sujet de mémoire sur les violences durant la maternité. “Trop casse-gueule”, m’ont rétorqué mes enseignants. » Elle bataille. Ça passe. Direction la maternité de Montreuil (Seine-Saint-Denis), où elle intègre l’unité de soins pour les femmes excisées et ouvre une consultation prénatale consacrée aux femmes victimes de violences. Une nouvelle garde engagée ? « Au-delà des soignantes, je pense que ce tournant féministe vient de la mobilisation des patientes qui ont tout bousculé, particulièrement lors de la libération de la parole sur les violences gynécos en 2017. En fait, il y a un combat politique à mener avec elles. »

Le 11 janvier 2018, quand le collectif Jeudi 11 a accroché sa banderole sur la fresque, c’est la secrétaire de l’internat de l’hôpital Purpan de Toulouse qui l’a retirée en moins d’un quart d’heure. Après avoir menacé les instigatrices de les virer, elle a justifié son geste auprès de La Dépêche du midi d’un classieux « Il ne faut pas tout mélanger. Je trouve que Catherine Deneuve n’a pas tout à fait tort dans sa tribune.2 » Deux ans plus tard, l’importunée volontaire doit se sentir toute chose face à cette montée militante…

  1. Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ?, de Muriel Salle et Catherine Vidal. Éd. Belin, 2017.[]
  2. En référence à la tribune « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », cosignée par Catherine Deneuve et publiée dans Le Monde en janvier 2018.[]
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