person sitting in the driver seat
© Matthew Henry

Au volant, le sexisme hors des radars

Insultes à caractère sexiste, gestes et propositions sexuelles, menaces, courses-poursuites, conduite à risque mettant en danger les conductrices… Pourtant courants, ces comportements de la part d’automobilistes passent inaperçus dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, contrairement au harcèlement de rue.

« Arrêtée à un feu rouge en voiture, un conducteur m’interpelle de façon très sexuelle, se souvient Anaïs Bourdet. Je choisis de l’ignorer, mais quand le feu passe au vert, il démarre en trombe pour me passer devant, puis pile pour me bloquer. Je le dépasse en catastrophe, il me double à nouveau en accélérant à fond, puis pile encore. Il répète ça plusieurs fois, je suis en panique pendant ces quelques minutes qui semblent durer des heures. Je finis par rentrer chez moi en tremblant. Il a clairement essayé de provoquer un accident, uniquement parce que je ne lui ai pas répondu. Je n’imagine même pas sa réaction si je l’avais envoyé bouler… » C’est suite à cette agression qu’Anaïs Bourdet lance en 2012 le site Internet Paye Ta Schnek, qui recueille les témoignages d’autres femmes victimes de harcèlement dans l’espace public. Mais peut-on considérer ces agissements au volant comme du harcèlement de rue ? « Nos véhicules évoluent sur les voies publiques, mais en droit, ils appartiennent à la catégorie des lieux privés », constate Emmanuelle Rivier, avocate et conseillère municipale de Paris chargée de l’égalité. 

La voiture, terrain de harcèlement oublié

Les mécanismes des comportements sexistes routiers sont pourtant similaires à ceux qui se déroulent dans l’espace public, mais restent très peu médiatisés. L’interprétation de la loi sur l’outrage sexiste, créée en 2018 dans le cadre de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, s’est d’ailleurs concentrée quasi exclusivement sur la facilitation de la contravention dans l’espace public. « L’idée que l’outrage sexiste ne s’applique que dans la rue et les transports en commun a été forgée par les déclarations de Marlène Schiappa à l’époque, qu’il faut maintenant déconstruire », estime l’avocate. Car cette contravention peut aussi s’appliquer en voiture, et si son efficacité à sanctionner les violences de genre ne fait pas l’unanimité, elle permet au moins de les identifier. Or, les comportements discriminatoires sont souvent passés sous silence lors d’infractions ou de délits routiers, alors qu’ils devraient être des circonstances aggravantes. 

« Quand il y a un accident, les forces de l’ordre remplissent un fichier BAAC (bulletin d’analyse des accidents corporels) pour en déterminer l’origine. Je ne connais pas l’existence d’une case pour les injures sexistes, on ne peut donc pas les détecter », déplore Anne Lavaud, déléguée générale de l’Association Prévention routière. Ce manque de chiffres, dû à la difficulté de relever ces agissements et de les condamner, contribue à l’absence de visibilité du sexisme routier. Pour Emmanuelle Rivier, il convient de s’emparer du sujet à travers deux évidences : « C’est à la fois une question de volonté politique car, sans formation sur les violences sexistes et sexuelles, l’écoute et la compréhension dans les institutions policières et judiciaires n’est pas au rendez-vous. Mais il faut aussi que la société civile soit moteur, à travers la libération de la parole des victimes. » 

La road rage comme diversion

Paradoxalement, c’est une vidéo publiée sur TikTok en novembre 2020 et montrant l’expérience sociale de deux hommes en train de conduire de nuit une Fiat 500, petite citadine à connotation féminine, qui a suscité plusieurs témoignages de conductrices faisant part de leur lassitude à propos de conduire avec cette voiture. 

Alors qu’être à l’intérieur de sa voiture apparaît plus sûr que d’être dehors ou de prendre les transports en commun, tous les jours, des femmes expérimentent ces intimidations, qui profitent notamment d’une tolérance collective pour l’agressivité au volant, la road rage en anglais. Selon le baromètre de la conduite responsable 2019 de la fondation Vinci, réalisé par Ipsos, les Français·es en seraient même les champion·nes d’Europe puisque près de sept sur dix hurlent sur les autres véhicules qui les énervent. Noyés dans nos mauvaises habitudes en voiture, les comportements sexistes deviennent alors aussi fréquents que banalisés. « On peut supposer que la colère au volant est plus importante chez les individus masculins, puisque l’agressivité fait partie des stéréotypes masculins », reconnaît Marie-Axelle Granié, chercheuse en psychologie sociale sur les stéréotypes de genre associés à la conduite.

Femmes au volant, machos au tournant

Sans aller jusqu’à parler de harcèlement au volant, Marie-Axelle Granié fait état de nombreux stéréotypes genrés en matière de conduite. « La conduite est perçue comme une activité pour laquelle les hommes seraient naturellement compétents. En opposition, les femmes sont vues comme mauvaises conductrices. Ce qui s’avère faux au vu des statistiques d’accidents de la route et de mortalité routière, qui concernent moins les femmes car elles ont moins de conduites à risques. Ce stéréotype est né au moment de l'avènement de l'automobile, pour éloigner les femmes des voitures et donc de l'autonomisation. De là à dire que les comportements agressifs de conducteurs viseraient à rejeter les femmes en tant que groupe, c'est un pas que je ne franchirai pas. »

Pour Anaïs Bourdet et d’autres victimes, c’est en tout cas suffisant pour qu’elles se sentent en danger sur la route : « Régulièrement, un homme m’insulte parce que je l’ai doublé, sans faire la moindre erreur de conduite. Il y en a qui me font la course, des queues de poisson, pour montrer qu’ils sont plus rapides que moi. »  Un constat qu’affine Anne Lavaud : « Le sexisme du quotidien au volant tire ses racines de ces constructions sociales genrées. » Ainsi, le harcèlement en voiture remet en cause la place des femmes dans l’espace routier. Au même titre que le harcèlement dans l’espace public, il participe alors à faire de la ville et de la route un espace masculin. Au détriment de la réappropriation de l’espace public par les femmes, un des enjeux de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

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