Dix ans après le suicide de sa fille Marion, 13 ans, harcelée par ses camarades, sa mère Nora Tirane Fraisse, regarde dans le rétroviseur d'une décennie de peine et de combats.
Nora Tirane Fraisse a fait du chiffre 13 son porte-bonheur. Un choix qui peut, au départ, sembler surprenant : il y a dix ans, le 13 février 2013, sa fille aînée, Marion se suicidait à l’âge de 13 ans. Victime de harcèlement scolaire, Marion a été bousculée, insultée, humiliée pendant des mois au collège avant d’y mettre un terme en se pendant à un foulard dans sa chambre d’enfant, chez elle, à Vaugrigneuse (Essonne). À la rambarde de son lit en hauteur, elle a pendu son téléphone au bout d’un fil. Un ultime geste symbolique, comme pour pendre en même temps qu'elle l'objet de transmission de la haine. Celui qui, chaque jour l'enchaînait à ses agresseur·euses via des centaines d’appels, de textos et de publications Facebook malveillants. Ces injures ont propulsée cette ado brillante, traitée d' « intello » par ses camarades, dans un tourbillon infernal de souffrances.
Après l’immense vague de chagrin, de colère et d’incompréhension, sa mère, Nora Tirane Fraisse, s’est jetée la tête la première dans un combat qu’elle mène sans merci depuis près de dix ans : la prévention contre le harcèlement scolaire. De son histoire personnelle pour toujours béante du fait de l'absence de son enfant est née l'association Marion la main tendue en 2014. Il y a ensuite eu le livre Marion pour toujours, publié chez Calmann-Lévy l’année suivante puis, en 2021, la première « Maison de Marion » à Orsay (Essonne), lieu de prévention et de lutte contre les violences en milieu scolaire.
Quand l’absente prend toute la place
C’est dans la deuxième Maison de Marion, nichée rue nationale dans le 13ème arrondissement de Paris depuis novembre 2021, que nous rencontrons Nora Tirane Fraisse un sec matin de janvier. Bien sûr, son visage nous était déjà familier. Nora Fraisse est devenue l’une des voix de la protection de l’enfance en France. Mais ne l’appelez pas « Mère courage », Nora Fraisse déteste cette étiquette.
Elle déteste aussi les gens qui tournent autour du pot. « Posez-moi toutes les questions que vous voulez et je verrai si je vous réponds », annonce-t-elle d’emblée avec un large sourire et un débit mitraillette qu’elle gardera quasiment tout au long de l’entretien. Comment sa famille appréhende la funeste date « anniversaire » demain lundi ? Elle n’en dira rien. « Je ne veux pas parler à leur place, il n’y a que ma parole que j’engage, explique-t-elle. Ils ont droit au respect de leur vie privée. » Nora Tirane Fraisse nous confiera tout de même que le suicide de Marion a détruit sa famille. « Les deux premières années, nous étions tous au fond de la cave, raconte-t-elle. Les premiers temps, l’absente prend toute la place, il y a encore son linge à laver dans la panière, ses yaourts préférés qui périment dans le frigo et la table que l’on s’évertue à mettre pour cinq alors qu’on est quatre désormais. »
Trois enfants pour toujours
S'il a fallu composer avec l'absence, Nora Tirane Fraisse le dit aussi : elle aura trois enfants pour toujours. « Une qui n’est pas là physiquement, mais qui est là avec nous et deux autres qui sont dans le vivant, soutient-elle en essuyant rapidement une larme. De la même façon qu’une femme qui a vécu une fausse-couche : ce n’est pas l’enfant qui vit qui compte, c’est l’enfant qu’on a porté, qu’on a nourri, qu’on a aimé. Mon père disait toujours que les gens sont vraiment morts le jour où on ne parle plus d’eux. »
Si elle se refuse à parler des siens, Nora Tirane Fraisse accepte volontiers de parler de sa peine à elle et de son rapport avec cette date fatidique des dix ans. « Chaque année, la semaine du 13 février est une semaine morte pour moi, explique-t-elle. Cette année est un peu particulière car c’est la fin d’un cycle. Mais c'est aussi comme si c'était hier. Ma peine est infinie, on a pris perpet’ le 13 février 2013. C’est comme si vous aviez une jambe arrachée après un accident, Vous savez que vous ne marcherez plus jamais de la même façon. Peut-être que vous vous déplacerez avec une béquille, peut-être que vous pourrez courir de nouveau, mais ça ne sera jamais plus comme avant. Il manquera toujours une partie de ma vie. » En évoquant ces dix longues années sans sa fille, Nora Tirane Fraisse perd un temps son débit mitraillette. Sa voix se fait plus grave. Ses yeux s’embrument. Mais cela ne dure qu’un seul instant. « Je n’aime pas quand on pleure, j’aime quand on rigole. »
La bataille judiciaire
Avant de mettre fin à ses jours, Marion a laissé deux lettres dans son casier du collège Jean Monnet de Briis-sous-Forges où elle était scolarisée en classe de 4e. Sur l’une, elle a griffonné quelques uns des prénoms de ses harceleur·euses et quelques exemples des insultes qu’elle recevait quotidiennement : « Faux-cul », « Boloss », « Sale pute ». Sur l’autre : « Mes meilleurs souvenirs avec vous. » Une simple page blanche.
L’existence de ces lettres, Nora et son mari ne l'ont découverte que le lendemain de sa mort. Comme leur fille s’était suicidée la veille de la Saint-Valentin, les parents avaient d’abord pensé à une histoire de cœur. C’est dans l’édition du Parisien, le 14 février, qu’ils apprennent que Marion a laissé deux lettres et qu’elle était harcelée par plusieurs camarades. Pour les parents, l'article du quotidien est un choc. « Nous sommes restés pétrifiés d'apprendre par voie de presse un élément aussi grave dont nous ignorions tout, retrace la mère. C'était l'incompréhension totale mais soudain, son geste prenait du sens. »
« Je n’ai pas supporté qu’on m'ait menti sur l'existence de cette lettre »
Le couple décide de porter plainte contre X avec constitution de partie civile, pour violences, menaces de mort, incitations au suicide, homicide involontaire et omission de porter secours, quelques mois plus tard, le 13 novembre 2013. Encore un « 13 ». La plainte vise implicitement les collégien·nes qui auraient harcelé leur fille et l'Éducation nationale qui n'a pas su, selon eux, la protéger. C’est là que le combat judiciaire commence. « On n’a pas hésité un seul instant, se souvient-elle. Vous savez, une fois qu’on a pleuré, le monde n’a pas changé. À un moment, il faut agir et réagir. »
Accéder au dossier et découvrir l’horreur
Cette plainte permet aux parents Fraisse d’accéder au dossier. Une tâche pas évidente : ils découvrent les horreurs que Marion a reçues pendant des mois. Le « Va te pendre » qu’une fille lui a lancé la veille de sa mort, par exemple. Nora Tirane Fraisse met sa vie entre parenthèse. « Je passais des journées chez mon avocat à décortiquer les messages, à trouver des preuves, à relever les incohérences, explique la mère de famille. Me Père me l’avait dit dès le départ : "Ça va prendre beaucoup de temps". »
Me Père ne lui avait pas menti. La bataille judiciaire s’enlise, il n'y aura jamais de procès. Le juge d’instruction du tribunal d’Evry rend un non-lieu en août 2018, estimant que ces événements, « isolés et concernant différentes personnes n’agissant pas dans une même intention », ne pouvaient caractériser une situation de harcèlement. En parallèle, aucun·e des harceleur·euses de Marion, évoqué·es dans la lettre et dans les auditions n’a été sanctionné·e par l'établissement scolaire. « Ils ne se sont même jamais excusés », soupire Nora avec une pointe d’ironie.
En parallèle, Nora Tirane Fraisse et son conseil porteront plainte contre l’État pour inaction. Ce dernier est reconnu partiellement responsable de la mort de Marion en 2017 pour ne pas avoir détecté ni empêché le harcèlement de la jeune fille par certain·es de ses camarades de classe. « Ce moment a été un tournant majeur de ces dix dernières années, estime Nora Tirane Fraisse. On ne peut pas se reconstruire tant qu’on n’a pas “d’avis à victime”. Tant qu’on ne vous a pas reconnu en tant que victime, ça vous laisse dans l’idée que peut-être ce n’était pas ça. »
Mais les parents de Marion ne se satisfont pas d'avoir fait condamner l'État. Ils font appel du non-lieu concernant la plainte contre X. Le 29 mars 2021, la cour d’appel de Paris confirme cette décision. Le 19 janvier 2022, neuf ans après la mort de Marion, la Cour de cassation rejette le pourvoi des parents. Alors, s’est posée la question de saisir la cour européenne. « Depuis le début, je dis “on va jusqu’au bout” mais à la fin, au bout du bout, j’ai dit non. J’ai trop donné, explique-t-elle. J’ai accepté que la réponse ne viendra jamais du judiciaire, ce n’est plus l’essentiel ».
« J’ai le sentiment qu’elle n’est pas morte pour rien. »
L'essentiel est ailleurs pour Nora Tirane Fraisse. Dix ans, c’est long, suffisamment long pour pouvoir regarder dans le rétro. « Aujourd'hui, je vois tout le chemin parcouru, constate-t-elle. Quand Marion s'est suicidée, le harcèlement scolaire n'existait pour personne. Ni dans les écoles, ni dans notre société, ni auprès des politiques. Aujourd'hui il n’y a plus personne en France qui peut dire que le harcèlement scolaire n’existe pas. On a réussi à faire passer le suicide de Marion d’un fait divers à un fait de société et c’était le principal pour moi. J’ai le sentiment qu’elle n’est pas morte pour rien. » L'émoi national suscité par la mort de l’adolescente mais surtout le combat de sa mère a en effet contribué à faire bouger les lignes en France sur les violences en milieu scolaire. En 2014, le gouvernement lance la campagne nationale de sensibilisation #NonAuHarcèlement. La loi du 4 août 2014 introduit dans le Code pénal un nouveau délit spécifique de harcèlement. En 2015, une journée nationale de lutte contre le harcèlement scolaire est également instaurée en novembre.
De son côté, Nora Tirane Fraisse créé l’association Marion la main tendue dès 2014. « À l’époque, je cherchais une association de lutte contre le harcèlement scolaire, mais on me renvoyait toujours à des associations sur le deuil, souligne Nora Tirane Fraisse. Ça ne me convenait pas, je voulais aller plus loin que ma douleur, je voulais trouver des solutions pour que ça n’arrive plus. » Il y a six ans, la mère inaugure la Maison de Marion, la première structure en France pour lutter contre le harcèlement dans sa globalité. Là aussi, l’idée vient de son expérience personnelle. « La grande détresse, le fait de se sentir complètement seule, j'ai connu, confie-t-elle. J’ai eu envie de créer un cocon pour que ces enfants et leur famille puissent avoir un lieu de répit, un lieu où on peut les aider. Être une oreille pour les écouter parce que je sais que quand ça vous tombe dessus, vous êtes complètement démunis. »
Un million d'enfants victimes par an
Parmi les missions de la Maison de Marion, financée par la région Île-de-France et présidée par Nora Tirane Fraisse : l’accueil, la prise en charge et l’accompagnement thérapeutique des victimes et de leurs familles, la prise en charge des auteur·rices de harcèlement, la formation des enseignant·es et des élèves ambassadeur·rices dans les établissements, des ateliers d’aide à la parentalité et au raccrochage scolaire, ainsi que des groupes de parole. Et la demande ne désemplit pas. La mère de Marion dit recevoir actuellement entre deux et trois demandes d’accompagnement thérapeutique par jour.
Dix ans après le suicide de sa fille aînée, le combat est toujours vif, même si elle dit être épuisée par le nombre d'enfants victimes de harcèlement. « Ce qui est bien, c'est que ça fait partie du "package" : il faut se laver les dents, il faut se laver les mains, il ne faut pas harceler. Mais il reste tellement à faire : un million d’enfants sont toujours victimes de harcèlement scolaire par an mais en vérité ce sont 100% des élèves qui sont concernés. Quand vous êtes dans une classe, soit vous êtes témoin, soit vous êtes harceleur, soit vous êtes harcelé. » La présidente a parfois l’impression d’être le colibri qui éteint l’incendie. Elle en veut pour preuve la mort de Lucas, qui s’est suicidé au même âge que Marion le 7 janvier 2023. L’adolescent se disait harcelé au collège en raison de son homosexualité.
« Aveu d’échec »
Pour Nora, le suicide de Lucas et tant d'autres – Dinah, Matteo, Evaëlle… – « est un aveu d’échec ». Et ce n’est pas l’annonce du ministre de l’Éducation, Pap Ndiaye, qui compte lancer une campagne de sensibilisation contre l’homophobie à l’école le 17 mai prochain qui la contentera. « Il ne faut pas oublier que le 17 mai, c’est la Journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie donc cette annonce c’est seulement de la communication, rien de plus, déplore Nora Tirane Fraisse. La question c’est plutôt : qu’est-ce qu’on fait jusqu’au 17 mai ? La lutte contre toutes les formes de discrimination, c’est toute l’année. Cela n'apporte rien de dire que c'est triste et qu'on va s'en occuper. Il faut vraiment s'en occuper. Il faut mettre des moyens, il faut mettre de l'humain, il faut des personnes qui accompagnent, il faut des infirmières scolaires, il faut des structures. »
Pour le suicide de Lucas, quatre adolescent·es de 13 ans seront jugé·es au printemps pour « harcèlement scolaire ayant entraîné le suicide de la victime ». Les condamnations mais également les renvois d'enfants devant la justice sont rarissimes dans ce genre de dossier, eu égard à la fréquence des classements sans suite. Pour tenter d'y remédier, le délit de « harcèlement scolaire ayant entrainé le suicide de la victime » a été créé en mars 2022. « La création de ce délit c'est bien, mais il faut une meilleure formation des magistrats et des policiers pour ne plus avoir des plaintes classées sans suite », pointe Nora Tirane Fraisse.
L'espoir
À l’heure de faire un vœu pour les dix années à venir, Nora Tirane Fraisse fait celui d’être heureuse et d’arriver enfin vers une société beaucoup plus apaisée où plus aucun·e enfant n’aura à faire ce geste ultime pour mettre fin à ses souffrances. Elle l'assure : le deuil de son enfant ne se fera jamais pour elle – d'ailleurs, elle n'aime pas l'expression « faire son deuil » – mais Nora Tirane Fraisse est de ceux·celles qui se rangent toujours du côté de l'optimisme. « Un jour, on m’a dit "vous savez, le geste de Marion, c’est le courage du désespoir". Alors j’ai décidé de ne garder que le courage et un peu d’espoir. » Et l’on comprend finalement pourquoi le chiffre 13 est devenu son porte-bonheur.