Sculpte ton body (mais pas trop)

Fini les hommes taillés en V et les femmes en A, lesquelles envoient valser ces clichés et revendiquent de plus en plus un corps musclé. Mais pas si facile de s’affranchir des vieux stéréotypes.

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©Marie Boiseau pour Causette

Kaytline a des abdominaux bien dessinés, des épaules larges, des cuisses puissantes et une belle bosse au niveau des biceps. Ce corps, elle travaille depuis quatre ans pour l’obtenir, à raison de trois à cinq séances de musculation par semaine. Elle en est fière et l’expose sur son compte Instagram. Mais il n’est pas du goût de tout le monde. À la salle de sport, parmi sa famille ou ses amis et même sur les réseaux sociaux, la jeune coach en nutrition et sapeur-pompier volontaire de 21 ans reçoit régulièrement les mêmes critiques. « Tu ressembles à un homme », « Tu es trop musclée », « Comment tu veux plaire à un mec si t’es plus balaise que lui ? »

Être active, avoir le ventre plat, les jambes fines et ­éliminer la cellulite, c’est socialement accepté pour une femme. Il est donc de bon ton de pratiquer une activité sportive. Mais à condition de se plier à un certain schéma : les gros muscles, c’est réservé aux hommes. Le cliché est tenace. Les femmes qui pratiquent une activité physique doivent respecter ce savant équilibre sous peine d’être suspectes, traitées d’« hommasses ». « Les femmes musclées font peur, car elles transgressent les normes de genre, elles remettent en cause la masculinité et le pouvoir qui lui est associé », résume Anne Saouter, anthropologue et autrice du livre Des femmes et du sport (éd. Payot, 2016). 

Les sportives de haut niveau dans des disciplines jugées « masculines » doivent constamment montrer patte blanche, rassurer sur leur féminité. Sarah Ourahmoune, boxeuse française la plus médaillée, a commencé ce sport à l’âge de 14 ans, avant même que les femmes ne soient autorisées à le pratiquer en compétition (en 1999). « Malgré mon petit gabarit, mes bras sont devenus très musclés avec l’entraînement, c’était impressionnant. » Quand elle commence la compétition, on lui fait comprendre que sa musculature peut être un obstacle pour obtenir des sponsors. « Je n’étais pas assez féminine. Je ne faisais pas vendre. » Pourtant, elle enchaîne les titres : dix fois championne de France, triple championne européenne, championne du monde en 2008, vice-championne olympique à Rio en 2016. 

Il suffit de faire un tour à l’étage des statues antiques du musée du Louvre pour constater la différence de représentation des corps masculins et féminins : les hommes sont musclés, les femmes tout en rondeurs. Or c’est sur ce fantasme de virilité que se sont construits les idéaux sportifs modernes. À partir du XIXe siècle, en Occident, le sport n’est plus un simple loisir, mais un moyen de modifier les corps à des fins de performance et d’esthétisme. « À la fin du XIXe, il y a cette croyance qu’avec la mécanisation du travail et le développement des transports, on bouge moins, le corps se “dégénère”. On prend alors en modèle les corps musclés des statues antiques. C’est l’idéal qu’il faut retrouver », explique Philippe Liotard, sociologue et anthropologue du sport. La masculinité n’a pas attendu Éric Zemmour pour se croire en crise. 

Les méthodes de gymnastique de l’époque vont alors s’employer à rétablir cet idéal masculin. Elles poursuivent deux objectifs : la mise en forme et en valeur du muscle et le développement de la force physique. Selon le sociologue, c’est à cette période qu’on va faire du muscle un attribut de la masculinité. La restauration des Jeux olympiques en 1894 entérine ce désir de filiation avec l’Antiquité. 

OK pour la gym mais avec grâce !

Dans le même temps, la gymnastique pour femmes se développe autour de deux axes bien différents : la préparation à la maternité future d’un côté, avec des exercices centrés sur les abdominaux et les dorsaux pour porter les enfants, et la recherche esthétique, le travail de la grâce, de l’autre. Des stéréotypes qui ont longtemps tenu les femmes à l’écart de certaines disciplines sportives : le lancer de marteau et l’haltérophilie n’ont été autorisés pour les femmes aux JO qu’en 2000, la boxe en 2012. 

« Au XXe siècle, le sport remplace le champ de bataille dans la construction de la masculinité, explique Julie Gaucher, historienne et autrice de plusieurs ouvrages sur le genre et le sport. Faire entrer les femmes dans ce bastion, c’est retirer aux hommes quelque chose. » On ne va tout de même pas les laisser devenir fortes et puissantes. Kaytline le constate régulièrement à la salle de sport. « Il y a souvent des mecs qui essaient de me challenger : “On fait un bras de fer, pour voir si tu me bats” ou “Montre-moi si t’arrives à caler cent pompes”. Leur virilité se sent en danger. » La différence de force physique entre les hommes et les femmes a longtemps été utilisée comme un prétexte à la division sexuelle du travail – les hommes à la chasse, les femmes au foyer – et toutes les inégalités qui en découlent. Prendre du muscle, gagner en force pour une femme, c’est implicitement remettre en question l’ordre patriarcal tout entier.

Le mâle va pourtant devoir s’habituer à croiser des femmes sur son territoire. Aujourd’hui, elles sont presque aussi nombreuses que les hommes à pratiquer le crossfit. En témoigne notamment la multiplication des influenceuses « fit » sur les réseaux sociaux. La Française Sissy Mua, dont le nombre de followers a explosé sur Instagram (1,3 million) pendant le confinement du printemps 2020, encourage volontiers ses abonnées à charger leurs haltères et à bien manger pour prendre de la masse. Et son « six packs » [muscles de l’abdomen en anglais, ndlr] a de quoi en faire pâlir plus d’un. On est loin des cours d’aérobic en justaucorps fluo. Mais gare aux vieux schémas qui reviennent au galop : les salles de fitness sont souvent peuplées de femmes qui enchaînent les séries de squats pour obtenir un fessier bien rebondi. « C’est un glissement moderne de l’idéal féminin, qui répond à de nouvelles injonctions : un corps musclé, pourquoi pas, mais avec de grosses fesses », analyse Julie Gaucher. Toujours une histoire de boules…


Bras de fer à l'âge de pierre

Les femmes du néolithique avaient des bras plus musclés que les rameuses de haut niveau d’aujourd’hui, selon une étude de l’université de Cambridge. En comparant la morphologie des os de ces deux populations, les chercheur·euses en ont déduit la taille de leurs muscles. Le bas du corps, lui, n’a guère changé. « Ils en ont conclu que les femmes du néolithique préparaient les repas à l’aide de grosses meules à moudre le grain, résume Aline Thomas, archéologue française. Mais on peut imaginer autre chose : la construction de ­maisons, la coupe du bois ou l’élevage de bestiaux, par exemple. » Nos ancêtres étaient-ils et elles plus modernes que nous ?

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