Maud Wagner, la tatoueuse circassienne

Contorsionniste et tra­pé­ziste, c’est en ren­con­trant l’homme le plus tatoué d’Amérique, au début du XXe siècle, que Maud Wagner se lance le défi de deve­nir la pre­mière femme tatoueuse. Un pari fou qu’elle mène­ra… haut la main.

maud stevens wagner
© Wikipédia

En février 1877, dans les plaines du Kansas, au beau milieu des États-​Unis, tan­dis que le pays voit dis­pa­raître l’escla­vage et appa­raître ses pre­miers che­mins de fer, Sarah Jane McGee donne nais­sance à une petite fille. Aux côtés de son mari, David Van Buran Stevens, elle est loin d’imaginer que la peau imma­cu­lée de son bébé sera presque inté­gra­le­ment tatouée dans une tren­taine d’années. Non, elle ne se doute pas qu’elle vient de mettre au monde une femme bien déci­dée à le chan­ger. Issus d’un milieu très modeste, Sarah et David lui choi­sissent un pré­nom d’origine ger­ma­nique qui signi­fie « force » et « bou­clier ». Ainsi bap­ti­sée, Maud Stevens est prête à tout affronter. 

Dès son plus jeune âge, la fillette révèle une impres­sion­nante maî­trise de son corps et des pré­dis­po­si­tions pour les acro­ba­ties : une aubaine à la fin du XIXe siècle où les cirques fas­cinent le monde entier. Adolescente, elle quitte la ferme fami­liale pour inté­grer une troupe iti­né­rante et pré­sente ses numé­ros de contor­sion et de tra­pèze à une foule qui se presse pour voir ce qu’elle n’a jamais vu, se délec­ter de l’incroyable, de l’insolite, de l’interdit. 

Une ren­contre décisive

Au fil des années et des tour­nées, Maud acquiert une renom­mée telle qu’elle lui per­met de se pro­duire, en 1904, à l’Exposition uni­ver­selle de Saint-​Louis, dans le Missouri. Cette foire inter­na­tio­nale, orga­ni­sée à l’origine pour célé­brer les 100 ans de l’achat de la Louisiane à la France, est sur­tout l’occasion pour les artistes et les inven­teurs de se faire connaître. Durant sept mois, les nou­veau­tés et les talents défilent. Le public découvre la barbe à papa, mange des hot dogs et des ham­bur­gers pour la pre­mière fois, et Maud Stevens ren­contre Gus Wagner.

Elle a 27 ans, lui en a 32. August Wagner, dit « Gus », est un ancien marin recon­ver­ti en artiste de cirque. Il a par­cou­ru le monde, appris à peindre, à sculp­ter le bois, mais aus­si à tatouer, en Indonésie, auprès des tri­bus des îles de Java et de Bornéo. Il gagne sa vie en exhi­bant son corps recou­vert de quelque 264 des­sins et son nom de scène est « le Globe Trotteur Tatoué ». Gus est un freak, une attrac­tion vivante. Rien de sur­pre­nant à ce qu’il soit immé­dia­te­ment atti­ré par la rebelle Maud. Dure en affaire, elle accepte de lui accor­der un rendez-​vous galant en échange d’une leçon de tatouage, car elle sait que cette pra­tique peut plaire aux spec­ta­teurs. Or, à cette époque, tatouer est à peine un métier, et encore moins un métier de femme ! C’était sans comp­ter sur l’audace et la déter­mi­na­tion de Maud. Bien que la machine à tatouer élec­trique ait déjà été inven­tée en 1891 à New York par Samuel F. O’Reilly, Gus lui enseigne la méthode tra­di­tion­nelle du hand poked, consis­tant à piquer la peau à la main. 

Pendant plu­sieurs années, elle s’entraîne à manier ­l’aiguille sur lui. Inlassable pro­fes­seur, il la couvre d’amour et la recouvre d’encre, à son tour. Des pieds à la tête, Maud arbore désor­mais des motifs typiques de son temps : sym­boles patrio­tiques tels que l’aigle et le dra­peau amé­ri­cains ; clins d’œil à l’univers cir­cas­sien qu’elle ché­rit – singes, ser­pents, lions et che­vaux. Ces leçons de tatouage durent tant et si bien que cha­cun finit par piquer… le cœur de l’autre. Maud et Gus se marient en 1907. Elle a tout juste 30 ans. 

En tour­née dans tout le pays

Cependant, qu’on l’appelle made­moi­selle Stevens ou madame Wagner importe peu. Sur son bras gauche, telle une garan­tie éter­nelle d’indépendance, Maud ins­crit son seul pré­nom. Pas ques­tion pour elle de tro­quer ses cos­tumes à sequins contre un balai et de se trans­for­mer en femme au foyer. Elle part en tour­née avec Gus aux quatre coins du pays et ils font le show en duo dans des théâtres de vau­de­ville, des foires ou des éta­blis­se­ments de jeux. En 1908, le couple accueille son pre­mier enfant, Sarah, qui meurt à l’âge d’un mois. Après ce drame, ils délaissent pro­gres­si­ve­ment leurs tra­vaux ali­men­taires pour se consa­crer plei­ne­ment à leur véri­table pas­sion, le tatouage. Maud Wagner devient la pre­mière femme tatoueuse des États-​Unis. Gagner ce titre ne se fait pas sans dif­fi­cul­té. Lorsqu’ils arrivent à leur séance et com­prennent qu’ils vont se faire encrer par une femme, de nom­breux hommes rechignent. Pour ne pas perdre leur clien­tèle, Maud et Gus ont une parade : ils écrivent « M. Wagner » sur leurs affiches publi­ci­taires. Finalement, grâce à son indé­niable dex­té­ri­té et à son achar­ne­ment, Maud réus­sit à s’imposer comme une réfé­rence dans le milieu qui l’excluait jusqu’alors.

Des mani­festes ambulants

En impri­mant sa marque sur des mil­liers de per­sonnes, elle fait de leurs corps gra­vés des mani­festes ambu­lants, œuvrant ain­si pour l’émancipation des femmes, et par­ti­cu­liè­re­ment pour celle des ori­gi­nales, des mar­gi­nales, des « bêtes de foire ». 

En 1910, elle et Gus sont les heu­reux parents de Lotteva Wagner. Elle réa­lise son pre­mier tatouage à l’âge de 9 ans et trouve alors sa voca­tion (sans la cher­cher bien loin). Étonnamment, Maud inter­dit à Gus de tatouer leur fille, et Lotteva s’en tient à cette volon­té. En 1941, Gus décède tra­gi­que­ment, frap­pé par la foudre. Afin de per­pé­tuer le nom Wagner, mère et fille décident de tra­vailler ensemble et créent un nou­veau binôme redou­ta­ble­ment effi­cace. Même après la mort de Maud, en jan­vier 1961, à l’âge de 84 ans, jamais Lotteva ne goû­te­ra aux caresses de l’aiguille sur sa chair. Une façon inat­ten­due de rendre hom­mage à ses parents extra­or­di­naires, ou com­ment la pre­mière tatoueuse amé­ri­caine engen­dra la femme tatoueuse la moins tatouée de l’Histoire. 

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