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Lucas Bravo dans la série "Emily in Paris" (Youtube/Still Watching Netflix)

Les hommes éri­gés en sex-​symbols souffrent-​ils, comme les femmes, d'une objec­ti­fi­ca­tion de leur corps ?

De jeunes acteurs, ido­lâ­trés pour leur plas­tique avan­ta­geuse, cri­tiquent une forme d'objectification dont ils seraient vic­times. Un phé­no­mène dénon­cé et docu­men­té depuis de nom­breuses années par les femmes. 

« Vous appre­nez rapi­de­ment que ce que les gens retiennent de ces films, c'est votre sta­ture et votre sil­houette. Des spec­ta­teurs de tous les âges et de tous les pays ne parlent que de votre phy­sique. » Depuis sa par­ti­ci­pa­tion au teen movie The Kissing Booth sur Netflix et à la plus mature série Euphoria sur HBO, le comé­dien Jacob Elordi est deve­nu la nou­velle coque­luche des adolescent·es (et jeunes adultes). Si son talent d'acteur est recon­nu, tous·tes tombent sur­tout en pâmoi­son devant son phy­sique de jeune bad boy, lar­ge­ment uti­li­sé dans les pro­duc­tions qui l'emploient. Une atten­tion déme­su­rée sur sa plas­tique que l'Australien de 24 ans a dénon­cée dans un por­trait publié en décembre der­nier par le maga­zine Men's Health.

Selon lui, l'objectification des corps « n'est pas vrai­ment une conver­sa­tion que l'on a concer­nant les hommes ». Avant d'ajouter : « Cela ne m'empêche pas de dor­mir la nuit, mais c'est vrai­ment frus­trant. Vous vous ren­dez à un pho­to­shoot, vous vous chan­gez et quelqu'un vous lance : "Ouuuuuuah, mais regarde-​toi !" Vous ima­gi­nez si je disais à une femme : "Ouah, mais quel tour de taille" ? Je ne ferais jamais ça, mais je pense que les gens le voient sur leurs écrans et pensent que c'est accep­table de le faire. »

Une semaine après Elordi, c'était au tour de Lucas Bravo, qui joue le cui­si­nier fren­chy de la série Emily in Paris, d'exprimer sa frus­tra­tion d'être deve­nu « ins­tan­ta­né­ment cette chose objec­ti­fiée », dans les colonnes du quo­ti­dien bri­tan­nique The Times. L'acteur fran­çais, sur­nom­mé le « hot chef » (le « chef canon », en VF) par la plu­part des médias anglo-​saxons, a expli­qué qu'il tra­vaillait dans le monde du ciné­ma depuis dix ans et qu'il pen­sait « aller dans la bonne direc­tion », quand sou­dain : « Je suis juste deve­nu ce chou­chou du public en un cla­que­ment de doigt. Ça me semble un peu pré­ci­pi­té. » Avant d'ajouter que les hommes, lorsqu'ils sont objets du fan­tasme du public, sont tou­jours « beaux, mus­clés et en bonne san­té » : « Je ne le suis pas tota­le­ment. Je suis évi­dem­ment en bonne san­té, mais je peux aus­si gros­sir. Toutes les choses qui te défi­nissent et te rendent humain, quand tu es dans cette caté­go­rie d'idole, sont per­çues comme des défauts. »

Bien sûr, le pro­pos peut prê­ter à sou­rire, et médias et réseaux sociaux n'ont pas man­qué de le cari­ca­tu­rer. « Dur, dur d'être beau », se moque le New York Post. « L'homme que vous ne connais­sez pas se plaint de sa célé­bri­té », tacle Vulture. Certes, il est aga­çant qu'une vedette se plaigne des mêmes attraits phy­siques qui lui ont per­mis de décro­cher un rôle par­ti­cu­lier, comme si l'acteur n'était pas au cou­rant que, pré­ci­sé­ment, il avait été choi­si pour jouer au petit-​ami-​trop-​sexy. Une fois cette ambi­va­lence posée, on peut tou­te­fois s'interroger sur le fond du pro­pos de ces beaux gosses épui­sés de l'être.

Des icônes hol­ly­woo­diennes déjà ido­lâ­trées pour leur physique

Les célé­bri­tés mas­cu­lines, deve­nues sex-​symbols, subissent-​elles une forme d'objectification, c'est-à-dire un enfer­me­ment dans un corps-​objet, dans l'indifférence géné­rale ? C'est une dis­cus­sion qui a déjà été ouverte dans le pas­sé par d'autres comé­diens, comme les Britanniques Kit Harington et Richard Madden, pro­pul­sés par Game of Thrones. L'actrice Natalie Dormer, qui joue dans la même série, en est elle aus­si per­sua­dée : « J'ai tra­vaillé dans des pro­duc­tions phé­no­mé­nales dans les­quelles les hommes sont autant objec­ti­fiés que les femmes. »

Ce qui pour­rait res­sem­bler à un nou­veau phé­no­mène n'en est pour­tant pas un. « Les icônes hol­ly­woo­diennes du gol­den age n’étaient pas ido­lâ­trées pour ce qu’elles étaient au fond d’elles-mêmes. On voyait déjà une culture de l’extérieur, de l’apparence, de la super­fi­cia­li­té… », sou­rit Anne-​Charlotte Husson, spé­cia­liste des ques­tions de genre. « L’histoire regorge d’exemples où la beau­té mas­cu­line est van­tée et glo­ri­fiée. Qu’on songe au mythe de James Dean, par exemple, ou aux sculp­tures antiques », abonde l'anthropologue Mélanie Gourarier. 

La cher­cheuse, autrice du livre Alpha mâle. Séduire les femmes pour s'apprécier entre hommes (éd. Seuil), sou­ligne que l'on peut obser­ver, dans l'histoire de l'art, « une extrême valo­ri­sa­tion des corps mas­cu­lins et de la mus­cu­la­ture mas­cu­line ». « Ce n'était pas seule­ment une ques­tion d’esthétique for­melle, poursuit-​elle. Cela s'accompagnait d’un dis­cours théo­rique des phi­lo­sophes sur la supé­rio­ri­té de la beau­té mas­cu­line sur la beau­té fémi­nine. La valo­ri­sa­tion des corps mas­cu­lins allait tou­jours de pair avec une hégé­mo­nie encore plus forte de la masculinité. »

« Les hommes peuvent vivre en oubliant leur corps »

Pour autant, peut-​on réel­le­ment par­ler d'objectification des hommes comme on parle de celle des femmes, dénon­cée et docu­men­tée depuis plu­sieurs années main­te­nant ? Mettre les deux phé­no­mènes sur le même plan ? La phi­lo­sophe Camille Froidevaux-​Metterie ne sous­crit pas à « cette idée que les hommes subi­raient des méca­nismes simi­laires ». « Mon pos­tu­lat est fort et sans appel, pré­vient la conseillère scien­ti­fique du docu­men­taire Les Mâles du siècle. Je pense que si les femmes sont leur corps, les hommes peuvent vivre en oubliant, voire en déniant, le fait qu'ils en ont un. Cela ne veut pas dire que leur corps n'est pas source de pré­oc­cu­pa­tion, mais qu'avoir un corps sexué pour les hommes ne pro­duit aucune des dis­cri­mi­na­tions et des vio­lences que les femmes subissent chaque jour. »

Car les consé­quences de l'objectification cor­po­relle des femmes sont bien plus larges que pour les hommes, se tra­dui­sant par des injonc­tions et des dik­tats dif­fus et per­ni­cieux. « Il n'y a pas un domaine de l'existence intime et sociale des femmes, qui échappe à cette logique de l'aliénation cor­po­relle. On consi­dère, et c’est le socle même de la socié­té patriar­cale, que le corps des femmes est un corps "à dis­po­si­tion", dans ses fonc­tions sexuelle et mater­nelle notam­ment », déve­loppe l'autrice de l'essai Un corps à soi (éd. Seuil). 

Une posi­tion par­ta­gée par Mélanie Gourarier, pour qui « les situa­tions ne sont pas symé­triques ». Si, indi­vi­duel­le­ment, des pres­sions sur le corps des hommes existent, elles ne pro­duisent pas col­lec­ti­ve­ment les mêmes effets sociaux que sur les femmes. « Tout le monde peut se retrou­ver objec­ti­fié. Il n'y pas besoin d’appartenir à une classe domi­née. Mais cela ne fait pas de cet indi­vi­du un repré­sen­tant d’une classe oppri­mée. L'objectification des femmes, c’est quand même un symp­tôme plus glo­bal de la culture du viol, de la domi­na­tion des hommes sur les femmes. Le contexte n’est pas le même », confirme Anne-​Charlotte Husson, autrice de Le genre. Cet obs­cur objet de désordre (éd. Casterman).

Lire aus­si I Où sont les man­ne­quins hommes plus size ?

Le poi­son du "male gaze"

Ces remarques et pres­sions ponc­tuelles subies par les hommes ne sont, fina­le­ment, qu'un autre des nom­breux effets de la socié­té patriar­cale. Car ce ne sont pas les femmes qui, objec­ti­fiées par les hommes, pro­dui­raient dans un élan de revanche une forme d'objectification. Cet idéal d'un corps viril, entre­te­nu, mus­clé, puis­sant et per­for­mant est évi­dem­ment le pro­lon­ge­ment du patriar­cat. Un modèle de beau­té asso­cié à une « pri­son » pour ces sex-​symbols, note la spé­cia­liste des ques­tions de genre. 

Et les acteurs peuvent alors eux aus­si souf­frir, à l'écran, d'une forme de male gaze. Ce concept, théo­ri­sé par Laura Mulvey et popu­la­ri­sé en France par Iris Brey, défend l'idée que les per­sonnes fil­mées, majo­ri­tai­re­ment les femmes, deviennent des objets de désir pour le plai­sir des sujets qui les regardent. « Ce type de regard est l'un des traits du patriar­cat, ana­lyse Anne-​Charlotte Husson. Il peut affec­ter les hommes, les rédui­sant à un corps qui doit rem­plir un cer­tain nombre de cri­tères. Corps qui n’est pas là comme sujet de désir mais objet de désir de la per­sonne qui regarde. »

Pour Camille Froidevaux-​Metterie, ces témoi­gnages invitent « à réflé­chir et à remettre en cause un cer­tain nombre de sté­réo­types asso­ciés aux repré­sen­ta­tions cor­po­relles mas­cu­lines ». La phi­lo­sophe défend « un droit au res­pect de son inté­gri­té cor­po­relle », car « per­sonne ne devrait subir des réflexions qui ont trait à l’apparence et à la sexua­li­té ». « Mais il faut bien sou­li­gner que les femmes subissent cela quo­ti­dien­ne­ment, et pas ponc­tuel­le­ment », ajoute-​t-​elle.

Un « stig­ma » pour les actrices qui se déshabillent

La jeune actrice Sydney Sweeney connaît bien les rouages quo­ti­diens de l'objectification. Et ses consé­quences inégales sur les hommes et les femmes. L'Américaine de 24 ans, qui joue comme Jacob Elordi dans la série Euphoria depuis 2019, est aujourd'hui consi­dé­rée comme une étoile mon­tante du petit écran. Mais c'est sur­tout après son pas­sage dans la pro­duc­tion sati­rique de HBO The White Lotus, en 2021, que son talent a été recon­nu. Et pas pour son rôle dans Euphoria, où elle montre pour­tant déjà une large palette de son talent mais a pâti à ses yeux d'un manque de recon­nais­sance – de prise au sérieux – parce qu'elle y appa­raît nue.

« C'est une chose qui me dérange depuis long­temps. Je suis très fière de mon tra­vail sur Euphoria. Je pen­sais avoir réa­li­sé une bonne per­for­mance. Mais per­sonne n'en parle, parce que j'y appa­rais nue », ana­lyse Sydney Sweeney auprès du quo­ti­dien anglais The Inpendent. Avant de lan­cer, impla­cable : « Et là je fais The White Lotus et d'un coup toutes les cri­tiques font atten­tion à mon tra­vail. Les gens m'adorent. Ils sont là : "Que va-​t-​elle faire ensuite?" Et je me dis : "Mais vous n'avez pas vu ça dans Euphoria ? Dans The Handmaid's Tale ?" Je suis per­sua­dée qu'il existe un stig­ma pour les actrices qui se désha­billent à l'écran. Quand un homme a une scène de sexe ou montre son corps, il gagne quand même des prix d'interprétation ou est encen­sé. Mais quand une fille le fait, c'est com­plè­te­ment différent. »

Espérons que ces nou­velles prises de posi­tion des comé­diens sur les injonc­tions qui pèsent sur leurs corps ali­mentent le débat sur celles dont souffrent, encore et tou­jours, les comédiennes.

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