Elles gèrent leur cycle comme une start-up

Dans l’organisation d’une vie, il y a le tra­vail, les proches, les loi­sirs… Certaines ont déci­dé, en plus, d’adapter leur quo­ti­dien à leur cycle mens­truel. Souvent à l’aide d’une appli ou d’un car­net de sui­vi, elles modi­fient leur ali­men­ta­tion, agen­da et vie sociale pour mieux en vivre les dif­fé­rentes phases. Au risque d’y perdre par­fois une part de liberté.

Elle regrette d’être « en retard à la fête », comme elle dit, mais Rachel, 44 ans, est enchan­tée d’être « deve­nue, même tar­di­ve­ment, une “stra­tège du cycle” ». Ça a com­men­cé il y a six ans. « L’idée que je pou­vais struc­tu­rer ma vie autour de mon cycle mens­truel ne m’avait jamais tra­ver­sé l’esprit. » Depuis qu’elle a pris conscience des dif­fé­rents effets de son cycle sur son corps ou ses émo­tions, elle a com­men­cé à « ne plus accep­ter » cer­taines acti­vi­tés si ça n’était pas le bon moment dans le mois. 

Natacha, elle, a rejoint le club des stra­tèges du cycle à 38 ans. Maintenant, « j’adapte mon emploi du temps au maxi­mum, j’anticipe l’énergie que j’aurai à chaque phase du cycle et je réor­ga­nise mon plan­ning pro­fes­sion­nel ». Avant, « jamais je n’au- rais renon­cé à quelque chose par fatigue. Ça m’a énor­mé­ment apai­sée ».

Quatre phases dans le mois

Pour s’y retrou­ver : le télé­char­ge­ment d’une appli de sui­vi mens­truel ou sa ver­sion vin­tage, le grif­fon­nage d’un car­net de symp­tômes. Y noter ses res­sen­tis et varia­tions phy­siques, racontent les adeptes de cette pra­tique, per­met de prendre conscience des quatre phases du cycle et de ses impacts sur nos vies. Tout com­mence le pre­mier jour des règles. Elles inau­gurent la phase mens­truelle. Vient ensuite, pen­dant sept à dix jours, la phase fol­li­cu­laire. Celle où le corps se pré­pare à être fer­tile. Elle donne lieu – troi­sième phase – à l’ovulation, pen­dant trois-​quatre jours. 

Ces deux phases sont cen­sées consti­tuer un « pic d’énergie ». Puis le cycle prend fin, pen­dant les douze-​quinze der­niers jours, avec la phase lutéale (ou pré­mens­truelle), qui pré­pare les règles. Celle-​ci – qui inclue les SPM (le syn­drome pré­mens­truel, qui regroupe un ensemble de symp­tômes phy­siques et psy­cho­lo­giques) – serait une phase « des­cen­dante », qui serait carac­té­ri­sée par un manque d’énergie.

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©Besse pour Causette 

Gaëlle Baldassari est l’autrice de Kiffe ton cycle (Larousse, 2019), ini­tia­trice du mou­ve­ment du même nom et coach. « Je croise régu­liè­re­ment des stra­tèges du cycle. Certaines rayent des semaines dans leur agen­da pro parce que c’est le moment où elles vont avoir leurs règles et calent tous leurs rendez-​vous avec leurs potes en phase ovu­la­toire. Elles découpent leur agen­da en quatre. » Comme Marion, 33 ans. Sur calen­drier numé­rique, elle a car­ré­ment créé une caté­go­rie « cycle » avec un code cou­leur pour « savoir dans quelle phase [elle sera] à telle période du mois ». Quand ses frères et sœurs lui ont pro­po­sé une semaine en Ardèche cet été, elle a ouvert son ordi­na­teur eta«toutcalculé»pourqueçane tombe pas pen­dant son SPM. Idem à la ren­trée. Elle est gra­phiste. « Pour les rendez-​vous avec les clients, ça me per­met de savoir quelle semaine est la mieux pour moi » : avant ou pen­dant l’ovulation.

Parfois, les amé­na­ge­ments vont loin. Rachel vit aux États-​Unis. « Je suis de gauche. Typiquement, pen­dant les syn­dromes pré­mens­truels, je ne fré­quente plus les membres de ma famille qui sou­tiennent Trump. Ça me crispe trop. Je leur dis : “Merci, on se ver­ra dans quelques jours”. » Avant, elle se nour­ris­sait à l’arrache « juste en cas de faim », par­fois « après avoir bos­sé quinze heures d’affilée ». Dorénavant, elle fait gaffe à ce qu’elle mange avant les règles pour moins souf­frir. Et son cycle va jusqu’à gou­ver­ner sa vie sen­ti­men­tale. « Ça a chan­gé ma façon de pro­gram­mer les dates : savoir quand je pré­fé­re­rai une soi­rée de dis­cus­sions intel­lo et quand ce sera un soir pour m’éclater… » Ces chan­ge­ments, insiste Rachel, furent « incroya­ble­ment libé­ra­teurs ».

Conseils aux athlètes…

La démarche a un fon­de­ment scienti- fique. Juliana Antero est cher­cheuse à l’Institut natio­nal du sport, de l’expertise et de la per­for­mance. Elle tra­vaille sur les manières de « maxi­mi­ser » les per­for­mances des ath­lètes fémi­nines en adap­tant leur entraî­ne­ment à leur cycle mens­truel *. Chaque cas est sin­gu­lier, souligne-​t-​elle d’emblée. « Mais quand on fait une ana­lyse glo­bale, les phases opti­males se trouvent en effet au milieu du cycle, c’est-à-dire autour de l’ovulation. On a de bonnes hypo­thèses scien­ti­fiques pour dire que c’est lié à l’influence des œstro­gènes sur la construc­tion mus­cu­laire, les méta­bo­lismes éner­gé­tiques, le sto­ckage de lipides. Pour sché­ma­ti­ser, c’est une hor­mone qui favo­rise la haute inten­si­té. À l’inverse, la pro­ges­té­rone, dont le pic est atteint après ovu­la­tion, est une hor­mone qui aurait une fonc­tion un peu inverse. »

Elle sug­gère aux ath­lètes cer­tains micro­nu­tri­ments adap­tés en fonc­tion de ces moments. Des cham­pi­gnons, des œufs, des graines de tour­ne­sol en phase fol­li­cu­laire, peut-​on lire sur sa page Instagram. De la caféine, des oméga‑3, des cerises pen­dant la phase lutéale ou du cho­co­lat noir, des graines de chanvre, des légumes secs. Parmi les adap­ta­tions, plus de som­meil et des entraî­ne­ments un chouia moins intenses pen­dant la der­nière phase. Et pour com­pen­ser cette rela­tive baisse de régime tout en pro­fi­tant du fait d’être « plus moti­vée en phase fol­li­cu­laire », on peut en effet cor­ser un peu les entraîne- ments autour de la pro­chaine ovu­la­tion. Gaëlle Baldassari y ajoute un conseil : miser sur le « seed cycling ». Il s’agit de « man­ger cer­taines graines en fonc­tion du cycle : lin, tour­ne­sol ou courge », avec le concours d’une naturopathe.

… appli­qués aux autres

Les applis de sui­vi reprennent ce genre de conseils pré­cis. C’est le cas de Cycles, start-​up sué­doise. « Au lan­ce­ment de l’appli, en 2012, retrace Raneal Engineer, cheffe de pro­duit chez Cycles, l’idée était de faire de l’éducation sexuelle. En 2019, nous avons modi­fié l’application. » Aujourd’hui, Cycles pro­pose des briefs heb­do­ma­daires per­son­na­li­sés pour signa­ler com­ment on « risque de se sen­tir » la semaine sui­vante (appa­ri­tion de crampes, maux de tête…) accom­pa­gnés de conseils. « Limiter la caféine lors des règles, car cela peut ampli­fier les crampes. Manger des bananes pour le potas­sium. » S’y ajoutent des exer­cices de sport « avec plus ou moins d’impact », en fonc­tion de chaque phase. Les applis lea­ders du sec­teur – comme Clue – ont sui­vi le même cheminement.

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©Besse pour Causette 

Mais est-​il utile de repro­duire ces adap­ta­tions dans la vie d’une citoyenne lamb­da ? « Cela a d’autant plus de sens, sou­tient Juliana Antero, que les spor­tives ont déjà un quo­ti­dien assez opti­mi­sé. Je suis convain­cue que les femmes ont beau­coup à y gagner. » Cela a aus­si du sens sur le plan moral, témoigne Sonia, 39 ans. « Je suis atteinte de nanisme. En tant que per­sonne en situa­tion de han­di­cap, je dois faire d’autant plus atten­tion à ma san­té. Je fais 7 à 8 km de rol­ler par jour pour sou­la­ger mes pro­blèmes d’articulation et d’endurance. Avant, si je flan­chais, je me disais “allez, tu peux faire un peu plus d’effort”. » Tiraillée entre les « impé­ra­tifs médi­caux », un mal de dos chro­nique et le fait de vou­loir aller bien, elle se sen­tait alors prise « dans un tri­angle d’injonctions ».

Le fait de remar­quer, au fil des mois, que ces moments dif­fi­ciles étaient cor­ré­lés à son cycle lui a « appris à lâcher prise ». À anti­ci­per les dou­leurs et à pré­voir ses rendez-​vous kiné au bon moment. Émilie, la tren­taine et convain­cue des effets de la stra­té­gie du cycle, confirme. « La vie de mère est dif­fi­cile, car tein­tée de culpa­bi­li­té. Le fait de savoir que je risque de n’avoir pas envie de jouer avec mes enfants avant mes règles enlève un poids. » Elle leur en parle même expli­ci­te­ment à l’avance.

Nouvelle charge mentale

Pourtant, à l’inverse, sur les réseaux sociaux de cer­taines natu­ro­pathes adeptes de la stra­té­gie du cycle, les conseils prennent des allures de nou­velles injonc­tions par­fois extrê­me­ment limi­tantes. Une « nou­velle charge men­tale », observe Gaëlle Baldassari, de Kiffe ton cycle. « Reste chez toi au maxi­mum. Ce n’est pas le moment d’enchaîner les acti­vi­tés exté­rieures », peut-​on lire sur l’un de ces sites, au sujet de la phase mens­truelle. Certaines femmes, du coup, se musellent. « Si j’ai de grandes déci­sions à prendre, j’évite de le faire en fin de cycle », admet Sonia. « Pour moi, s’in- quiète Gaëlle Baldassari, c’est aber­rant de dire aux femmes “tu n’es com­pé­tente qu’une par­tie du temps”. Quand on a rendez-​vous chez le ban­quier, on ne peut pas for­cé­ment choi­sir et il ne faut pas annu­ler. Je crains que l’anticipation de ne pas être douée se trans­forme en pro­phé­tie autoréalisatrice. »

La dérive peut aus­si venir – une fois de plus (voir Causette #126) – de la récu­pé­ra­tion de ces connais­sances par le milieu du déve­lop­pe­ment per­son­nel, qui y ajoute des croyances para­mé­di­cales sans aucun fon­de­ment scien­ti­fique, tout en essen­tia­li­sant de sup­po­sées carac­té­ris­tiques fémi­nines. Un titre revient constam­ment, dans le dis­cours des stra- tèges du cycle : Lune rouge, de Miranda Gray. L’autrice bri­tan­nique se dit « gué­ris­seuse et ini­tia­trice du Mouvement inter- natio­nal de béné­dic­tion de l’utérus », mais aus­si « ensei­gnante mens­truelle et spi­ri­tuelle ».

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©Besse pour Causette 

C’est en la lisant que Mylène a com­men­cé à adap­ter sa vie. Elle parle d’« éner­gies » propres à chaque cycle. Pendant la phase lutéale, elle est per­sua­dée d’être « moins sociable ». Alors, elle ne voit pas d’ami·es à ce moment-​là. Émilie, elle aus­si lec­trice de Lune rouge, suit un autre conseil du bou­quin : « inté­grer » les quatre élé­ments (feu, air, terre, eau) à son quo­ti­dien. Pendant l’ovulation (phase où l’on serait gui­dées par un « ins­tinct mater­nel », que l’on devrait mettre à pro­fit en « cocoo­nant plus les autres »), il fau­drait miser sur le feu. « Cela peut pas­ser par le fait d’allumer une bou­gie », dit-​elle. L’idée serait de ren­for­cer son éner­gie. Pendant la phase pré­mens­truelle, ce serait l’eau. Alors, elle pro­gramme des sor­ties pis­cine avec ses enfants.

Injonction à la performance

À cela s’ajoute la pres­sion des applis. Caroline, 36 ans, en est un peu malade. « Ça m’oppresse, car j’ai ten­dance à pla­ni­fier un peu trop. J’appréhende d’autant plus le moment fati­dique de fin de cycle, où on se sent gon­flée, fati­guée. C’est pra­tique de savoir qu’il ne faut pas caler de réunion à ce moment-​là, car un gros bou­ton peut arri­ver par sur­prise, mais au final, je pense que je subis­sais moins mon cycle quand j’étais dans le déni. J’essaie d’adapter mon ali­men­ta­tion à tout ça, mais je culpa­bi­lise de ne pas man­ger assez de fruits et de légumes. »

Le pré­texte d’écouter son corps plu­tôt que des contraintes exté­rieures ne reviendrait-​il pas fina­le­ment à céder aux sirènes néo­li­bé­rales, qui incitent à maxi­mi­ser son temps et son phy­sique ? Dorothée, 36 ans (lec­trice de Lune rouge), est amère. « Anticiper son cycle pour dimi­nuer les dou­leurs je suis d’accord, mais si l’objectif est d’être perfor- mante, dans quel but ? La logique d’optimisation, de maxi­mi­sa­tion, de pro­duc­ti­vi­té, je veux bien au tra­vail, mais pas dans ma vie quo­ti­dienne. » Elle peste sur un adage sou­vent croi­sé au détour d’Instagram et des conte­nus liés au cycle : « Sois la meilleure ver­sion de toi-​même. » À ce conseil faus­se­ment bien­veillant, Gaëlle Baldassari pré­fère un autre pon­cif plus sain. Pour mieux vivre son cycle, « il suf­fit de s’écouter ».

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