Pourquoi « Les Quatre filles du Docteur March » est une très mau­vaise tra­duc­tion du titre du livre de Louisa May Alcott

Yuna Visentin est normalienne, professeure agrégée de lettres modernes, et écrit de la fiction. Elle nous explique pourquoi le fait que l’on continue de traduire Little Women de Louisa May Alcott par Les quatre filles du Docteur March – notamment dans les rééditions de cette année (chez Gallmeister et Pocket Jeunesse) – porte atteinte au message féministe de l’œuvre.

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© Editions Pocket Jeunesse

Si Little Women de Louisa May Alcott est si célèbre, ce n’est pas seulement parce qu’il raconte les aventures à la fois tendres et drôles de quatre sœurs attachantes. À l’instar des romans de Jane Austen ou des sœurs Brontë, Little Women a représenté pour nombre de lectrices l’espoir qu’en tant que femmes elles pouvaient devenir autre chose que ce que la société patriarcale attendait d’elles.

C’était vrai hier et ça l’est encore aujourd’hui. Ce n’est pas pour rien que 2020 signe à la fois l’adaptation cinématographique de Greta Gerwig et deux nouvelles traductions du roman en France, chez Gallmeister et Pocket Jeunesse.

Pourtant, les lecteur·rices française·s ne lisent pas Little Women (littéralement : Petites Femmes) mais Les quatre filles du Docteur March. Comme le disent les anglo-saxons, quelque chose s’est perdu dans la traduction : le roman exaltant la puissance des relations entre femmes s’est transformé – par son titre – en l’histoire des quatre filles sous la tutelle de leur père.
Comment Little Women est-il devenu Les Quatre filles du Docteur March ? Pourquoi cette transformation est-elle problématique ?

Retour sur l’histoire d’une (mauvaise) traduction

On pourrait croire que les éditeur·rices actuelle·s reprennent simplement la première traduction du roman en français 1. Ce n’est pas tout à fait vrai. Little Women a en effet d’abord été traduit en 1872 par Madame Rémy. Cette première traduction s’appelait Petites femmes et traduisait fidèlement le titre anglais. L’histoire a pourtant choisi de ne pas retenir cette version mais plutôt celle de Pierre-Jules Hetzel, publiée en 1880. Son Quatre filles du Docteur Marsch [sic] d’après Louisa May Alcott consiste plutôt en une adaptation qu’en une traduction : estimant que le livre « tel qu’il était, n’aurait pu […] réussir en France 2», Hetzel supprime des passages, en ajoute (notamment un mariage entre Jo et Laurie), en transforme et, surtout, choisit cet étrange titre qui conditionne encore aujourd’hui la réception du roman d’Alcott en France.

Pourquoi est-ce un problème ?

Déjà, parce que le choix d’Hetzel est si erroné qu’il peut paraître absurde.  En effet, il n’y a pas de Docteur March dans Little Women, non seulement parce que le père de la célèbre Jo n’est pas docteur mais pasteur, mais surtout parce que ce père est très peu présent dans le roman. Dans le premier tome, il n’est physiquement présent qu’à partir de l’avant-dernier chapitre ; dans le second, on entend à peine sa voix. Il représente certes une figure positive mais il n’est pas grand chose comparé à Marmee, la mère des sœurs March. Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir traduit par Les quatre filles de Madame March ? Pour Hetzel, en 1880, la réponse est sans doute évidente : l’ajout de la figure tutélaire du père dans le titre permet d'affaiblir la force subversive du roman. Mais alors, pourquoi choisir de maintenir ce titre erroné aujourd’hui ?

Dans la fiction, les relations entre mère et filles sont souvent dépeintes comme conflictuelles, comme si les femmes ne pouvaient jamais être autre chose que des rivales les unes par rapport aux autres. C’est pourquoi des romans contemporains comme L’année de grâce de Kim Leggett en jeunesse ou Les Orageuses de Marcia Burnier sont si rafraîchissants : ils nous parlent finalement de ce que des femmes peuvent accomplir ensemble. C’est ce que Louisa May Alcott avait déjà fait dans son roman, et c’est là toute sa force. Marmee est une mère qui accepte ses filles et les encourage à se faire confiance et à suivre leurs propres choix – à l’image de ce que devait être la mère de l’écrivaine, Abby May, militante pour le droit des femmes et abolitionniste. En outre, les sœurs bénéficient de leur présence mutuelle. Ce sont de vraies sœurs, pas seulement parce qu’elles ont les mêmes parents, mais parce que leur relation les rend plus fortes.

L’idée n’est pas ici de tomber dans le risque de l’anachronisme en rendant Little Women plus féministe qu’il ne l’était mais de revenir à son caractère subversif d’origine. Or cet aspect essentiel du livre est totalement supprimé par le choix du titre français. Meg, Jo, Beth et Amy ne sont plus des femmes – women – en devenir, mais des filles éternellement fixées dans leur statut de minorité, d’appartenance à un homme.

Voici enfin quelques réponses aux arguments qu’on pourrait opposer à ce changement : « Ce n’est qu’un détail et les traductions des titres ne sont pas toujours littérales. » Ce n’est pas juste une traduction non littérale mais une transformation du contenu du livre.« Le titre existe depuis tant d’années qu’il fait partie de l’œuvre. »  

C’est vrai en français, tout comme il est également vrai que la traduction d’Hetzel a influencé les traductions du texte en France pendant des années. Or, probablement conscientes qu’il était nécessaire de revenir sur cette version problématique du livre, Gallmeister et Pocket Jeunesse ont proposé cette année deux nouvelles traductions du texte. Toutefois, on peut regretter qu’elles ne soient pas allées jusqu’au bout de leur démarche en ne modifiant pas le titre d’Hetzel. Il serait donc intéressant de retraduire également le titre. D’autant plus que ce dernier ne va pas seulement à l’encontre de Little Women mais aussi de l’esprit de sa lecture actuelle. L’adaptation de Greta Gerwig le montre : ce qu’on recherche aujourd’hui, c’est une lecture qui prenne en compte le féminisme de l’œuvre, pas qui cherche à l’assagir.

« Changer le titre équivaudrait à de la censure, du révisionnisme ; on ne peut pas changer l’histoire ou l’art. » En proposant de publier Little Women en France avec un nouveau titre, il ne s’agirait pas de censurer une œuvre qui nous dérange mais au contraire de rétablir ce que sa première traduction a censuré. Comme Hetzel l’écrivait lui-même en 1880 le roman d’Alcott ne pouvait pas fonctionner en l’état en France. En sommes-nous encore là aujourd’hui ? Un livre où des femmes existent en dehors du père, en dehors des hommes, ne peut-il toujours pas réussir en France ?


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  1. Pour l’histoire de la traduction du texte en France, voir : Le Brun, C. (2003). « De Little Women de Louisa May Alcott aux Quatre filles du docteur March : les traductions françaises d’un roman de formation au féminin ». Meta, 48 (1-2), 47–67. []
  2. Pierre-Jules Hetzel, cité par Le Brun, C, ibid. []
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