Jeanette Winterson : « Avec Frankenstein, Mary Shelley a eu une vision ! »

Avec son nouveau roman FranKISSStein, une histoire d’amour (Buchet Chastel), sélectionné pour le prestigieux Booker Prize, l’écrivaine britannique Jeanette Winterson, icône de la littérature queer, repousse les limites des genres (sexuel, littéraire et humain) en offrant sa version du mythe de Frankenstein.

thumbnail image001
© D.R.

Le livre s’ouvre en 1816, une nuit de tempête, dans un chalet près du lac de Genève. Mary Shelley, 18 ans, entourée de son mari Percy, de sa demi-sœur et du poète Lord Byron, s’apprête à écrire Frankenstein, « (son) monstre ». « Une créature assemblée à partir de matière morte », animée par la trouvaille technologique de l’époque, à savoir le courant électrique. Au chapitre suivant, nous voilà deux-cents ans plus tard, au beau milieu d’un Salon qui se tient à Memphis sur la robotique. On y rencontre Ry Shelley (équivalent contemporain de la romancière gothique), devenu, sous la plume de Winterson, un chirurgien transgenre qui façonne son propre corps à l’image qu’il désire ; mais aussi Victor Stein, star de l’Intelligence artificielle qui, sur les pas de Frankenstein, cherche, à son tour, à fabriquer un assemblage de corps et d’esprit en téléchargeant des consciences sur ordinateur. Cerise sur le gâteau, le personnage de Ron Lord (avatar de Lord Byron), odieux – et hilarant – homme d’affaires, puant de misogynie, se lance de son côté dans la commercialisation de robots sexuels féminins pour, dit-il, satisfaire les hommes au nom du « service public ».

Avec un naturel déconcertant, un humour jouissif, alternant la fable, la satire, la réflexion philosophique et la science fiction, Jeanette Winterson nous entraîne d’un siècle à l’autre pour nous montrer toutes les facettes de ce miroir du monde dans lequel on met toute notre âme : la machine. Que devient l’humanité si l’on pousse la non-binarité à l’extrême – d’abord par le biais de la chirurgie, puis par celui de l’Intelligence artificielle ? Peut-on rêver à l’émancipation des corps qui nous affranchiraient des hiérarchies sociales ? Ou doit-on craindre de retrouver nos pires démons, une forme inédite d’esclavage ? La romancière se tient au bord du précipice pour poser toutes ces questions et nous offre une œuvre totale qui interroge l’identité, le rapport à la foi, à l’oppression et à l’amour dans deux mondes qui se rapprochent, chacun à leur façon, de celui où nous vivons.

Il y a près de quarante ans, dans son premier roman Les oranges ne sont pas les seuls fruits (L’Olivier), Jeanette Winterson avait déjà posé les bases de son esthétique si audacieuse en s’attaquant à un autre « monstre », La Bible, dont elle avait repris le sens et la structure pour raconter (et romancer) certains épisodes de sa propre enfance. Elle disait alors « passer au tamis de la poésie » la famille dans laquelle elle avait grandi – sujet qu’elle a également traité dans ses mémoires quelques années plus tard sous le titre Pourquoi être heureux quand on peut être normal - : des parents adoptifs très croyants, une mère « dépressive truculente », qui la battait et l’éduquait dans des mœurs moyenâgeuses. Les lecteur.rices de ces deux livres marquants se souviennent notamment des scènes où la jeune Jeanette doit subir des séances d’exorcisme pour se débarrasser du « démon » de l’homosexualité.

Dans FranKISSStein, on retrouve la rage, la démesure, l’esprit (le « wit » à l’anglaise) et l’optimisme mais aussi les obsessions de cette romancière engagée : la fluidité des genres, le combat contre les dominations, l’histoire des sciences et le cheminement de chacun.e vers une quête perpétuelle d’amour. Un roman à couper le souffle qui offre autant de joie que de révolte. La preuve renouvelée que seule une œuvre totalement barrée peut vraiment nous ressembler puisque, comme le dit elle-même Jeanette Winterson, « l’art n’imite pas la vie. L’art anticipe la vie ». Rencontre.

Causette : Que représente pour vous le roman « Frankenstein » de Mary Shelley ? Et qu’est-ce qui vous a décidé à l’adapter aujourd’hui, plus de 200 ans après sa parution ?
Jeanette Winterson : J’ai lu Frankenstein pour la première fois quand j’avais 21 ans. A l’époque, il n’y avait pas d’Internet ni d’Intelligence artificielle. J’y ai vu, comme tout le monde, un roman gothique qui racontait l’histoire d’un « outsider » et, à travers cela, l’importance pour tout individu d’accéder à l’éducation. Le personnage principal est un monstre qui n’est pas instruit. Et c’est un aspect très important pour Mary Shelley puisque les femmes, à son époque, n’avaient pas non plus accès à l’instruction. Le monstre, comme les femmes du XIXe siècle, doit s’éduquer lui-même.
Quand j’ai relu ce livre pour la deuxième fois, presque quarante ans plus tard, j’ai réalisé que Mary Shelley avait eu une vision ! Frankenstein ne donne pas seulement naissance au monstre le plus célèbre du monde. Il crée une nouvelle forme de vie. Exactement comme nous sommes en train de le faire avec certaines technologies. Dans « Frankenstein », il s’agit de recoudre ensemble des morceaux de cadavres sortis du cimetière. Dans notre monde actuel, il s’agit de créer des formes de vies à partir de codes informatiques. J’ai réalisé qu’elle avait écrit ce livre pour nous, pour notre époque. Et que nous étions la première génération à même de pouvoir décrypter sa prophétie. Nous sommes arrivés exactement au stade qu’elle avait anticipé. Il m’a donc semblé urgent de relire son histoire pour l’amener à notre époque.

Le livre s’ouvre en 1816 avec Mary Shelley et ses proches, le jour de la création de Frankenstein. Et au chapitre suivant, Mary Shelley est transposée à notre époque, sous le nom de Ry Shelley. Vous en faites un chirurgien transgenre. Qu’est-ce qui, chez Mary Shelley, vous a inspiré cette transposition ?
J.W. : L’esprit de Mary Shelley était très vaste … à mon sens elle n’était pas confinée dans le genre auquel elle était assignée. Son héros – le protagoniste - était Victor Frankenstein et son anti-héros – l’antagoniste - était le monstre. Pour moi, elle s’est décrite elle-même à travers ces deux personnages. Et comme le monstre n’est ni féminin ni masculin, je me suis posé la question : où en serait-elle aujourd’hui, elle qui, d’une certaine façon, a su se projeter dans un corps non-humain ?
J’ai voulu l’affranchir de son corps à elle, de sa temporalité et la transposer dans un monde où l’Intelligence artificielle engendre des formes de vies non-incarnées, qui n’ont pas de sexe, pas de genre, ni même de couleur de peau. J’ai voulu insuffler cette liberté dans le personnage de Ry Shelley. Voilà pourquoi Mary Shelley devient un médecin transgenre dans mon roman !

"Je suis allée à l’école mais, comme Mary Shelley, ce sont les livres qui m’ont libérée. Dans Frankenstein, le monstre s’instruit en lisant des livres lui aussi."

thumbnail image002

Le livre est écrit à la première personne avec Mary Shelley comme narratrice pour la partie qui se déroule au XIXe siècle et Ry Shelley comme narrateur.rice lorsque l’histoire se déroule au XXIe siècle. Les passages qui décrivent ce qui se produit dans l’esprit de Mary Shelley, d’abord en tant que jeune fille qui a perdu sa mère, mais aussi en tant qu’écrivaine, sont saisissants. Vous êtes vous identifiée à Mary Shelley, notamment par rapport à votre enfance ?
J.W. : J’écris toujours à la première personne. J’aime cette immédiateté. J’aime m’imaginer dans les personnages que je crée. Ce n’est jamais « il » ou « elle », c’est « je ». Et le « je » qui écrit est beaucoup plus vaste que le « je » qui se tient là, en face de vous. Cela me permet d’incarner des personnes très différentes.
Mais en effet, quand j’ai plongé dans la vie de Mary Shelley, le fait qu’elle ait perdu sa mère dix jours après sa naissance a fait écho à mon histoire. Ma mère biologique a disparu six semaines après ma naissance. Comme elle, j’ai essayé d’imaginer qui était ma mère. Ce qui est différent, c’est que Mary Wollstonecraft, la mère de Mary Shelley, était une pionnière du féminisme. Elle a écrit un ouvrage majeur de Défense des droits de la femme. Mary Shelley avait donc un endroit où aller pour se recueillir, parler à sa mère. En lisant ses livres et en allant sur sa tombe. Elle y passait beaucoup de temps d’ailleurs. Ce n’était pas mon cas, puisque j’ai été abandonnée, mais je comprends la blessure profonde qu’elle a pu ressentir.
Je me sens proche d’elle aussi parce que j’ai toujours su que je devais m’instruire seule. Je viens d’une famille pauvre. J’ai grandi à Manchester, une ville qui concentrait beaucoup de richesse, mais aussi une extrême misère – on la baptisait « l’égout doré ». Mon père ne savait pas lire et personne autour de moi ne s’intéressait à l’instruction. Je suis allée à l’école mais, comme Mary Shelley, ce sont les livres qui m’ont libérée. Dans Frankenstein, le monstre s’instruit en lisant des livres lui aussi. Disons que nous avons des points communs, Mary Shelley, son monstre et moi. C’est une expérience partagée ! C’est pour cela que j’ai l’impression de bien la connaître. Mais bizarrement, je ne savais pas tout cela en relisant Frankenstein et je n’étais pas du tout en quête d’un projet de livre. C’est venu ensuite. Et quand j’ai eu l’idée (elle frappe dans ses mains ndlr), ça a été comme une évidence !

Vous racontez que Mary Shelley a été hantée par son personnage au point d’en devenir presque prisonnière, au moment où il était en train de naître dans son esprit. Vivez-vous la création de cette façon, vous aussi ?
J.W. : La créativité est une prison. Mais c’est aussi la possibilité de s’en échapper ! Bien sûr que l’idée du livre envahit notre vie. Rien d’autre ne peut se passer pendant qu’on est en train d’écrire. Mais pour moi, ça libère mon esprit.
Quand j’ai eu l’idée de ce livre, j’étais excitée, stimulée. Au départ, j’écrivais cela pour me faire plaisir. Je ne l’écrivais pas pour vous, mais pour moi (rires ) ! Et puis, j’ai relu ce que j’avais écrit et j’ai trouvé cela très bon. Alors j’ai continué de façon simple en me demandant qui elle était, où elle était, et puis qui j’étais, où j’étais…
Souvent, les écrivains donnent l’impression qu’écrire est compliqué. Mais c’est simple ! Qui ? Où ? Quand ? Pourquoi ? Et qu’est-ce qu’on fait là ? C’est tout ! Je suis une écrivaine joyeuse. Je ne me plonge pas la tête dans les mains en me demandant tous les jours si la créativité est une captivité (rires). C’est une captivité heureuse !

"Dans Orlando, Virginia Woolf nous montre à quel point il paraît fou de faire reposer la structure du monde sur un simple pénis."

Votre roman FranKISSstein, à l’instar du monstre créé par Mary Shelley, est une créature hybride. De même, votre personnage Ry se définit comme « hybride » quand on lui demande s’il est un homme ou une femme. On pense à un autre roman qui pourrait être qualifié ainsi, écrit sous une forme comparable (avec des allers-retours entre le passé et l’avenir) : c’est Orlando de Virginia Woolf, qui est cité par l’un de vos personnages comme le « premier roman trans ». Que représente ce livre pour vous ?
J.W. : Orlando est le premier roman « trans » oui, si l’on met de côté les mythes grecs qui sont aussi des récits « trans » car les figures mythiques n’ont pas de corps ni de genre. Orlando est un roman grandiose ! Ceux qui pensent que Virginia Woolf est une écrivaine compliquée devraient tous lire Orlando en premier ! Pas Mrs Dalloway, pas La Promenade au phare, oubliez tout cela, lisez Orlando ! C’est drôle, ça se lit vite, elle était heureuse au moment où elle l’a écrit. Elle était très amoureuse de Vita Sackville-West, et elle a écrit ce roman comme pour lui adresser une lettre d’amour.
Le but de ce livre était d’imaginer à quoi ressemblerait un monde où les femmes ne seraient restreintes par rien ! Un monde où les hommes se ridiculiseraient car ils possèderaient tout - l’argent, le pouvoir, la santé – jusqu’au jour où il se réveilleraient sans pénis (rires ) ! Ce pauvre Orlando, qu’on appelle du jour au lendemain Madame Orlando, se retrouve obligé de rendre son argent, sa maison. Tout le monde lui claque la porte au nez parce qu’il est une femme. Virginia Woolf nous montre à quel point il paraît fou de faire reposer la structure du monde sur un simple pénis.
Et ce qui me réjouit, c’est qu’Orlando a été publié en 1928, l’année où paraissait aussi le livre qui, à mon sens, est le pire roman de l’histoire : Le puits de solitude de Radclyffe Hall ! Un roman épouvantable qui entendait montrer à quel point il était horrible d’être lesbienne. En 1928, ce livre a été interdit et Orlando est devenu un best-seller ! Voilà le génie de Virginia Woolf. Elle était une vraie contrebandière. Elle transgressait l’ordre moral de son époque et se débrouillait, au passage, pour faire oublier ce livre insupportable !

Diriez-vous, comme Virginia Woolf, que vous n’êtes d’aucun sexe quand vous écrivez ?
J.W. : C’est une question difficile. « C’est pas simple ! » (elle le dit en français NDLR). Virginia Woolf n’était pas à l’aise avec son corps. Elle ne se considérait pas comme une vraie femme. Elle écrivait de Vita, la femme dont elle était amoureuse, qu’elle était tout ce qu’elle n’avait jamais été : Vita avait des enfants, elle était à l’aise avec sa féminité, tout en s’habillant comme un homme et en ayant des liaisons avec plusieurs maîtresses. C’était une femme totale ! Sauf que, ajoutait tout de même Virginia Woolf, elle était incapable d’écrire ! Donc l’idée d’ « androgynie », que Virginia Woolf mettait en avant, était sûrement une façon pour elle de gérer ce malaise. Je comprends ce qu’elle ressentait. Mais, personnellement, je ne le vis pas de cette façon.
La plupart du temps, je ne me sens ni homme ni femme surtout dans le sens où je ne me reconnais pas vraiment dans le genre humain. Je me sens appartenir à la fois à l’ordre des animaux et des dieux. La plupart des hommes préfèrent se sentir divins pour éviter de se poser cette question. Les femmes, à mon sens, savent qu’elles sont à la fois animales et divines. Cela fait partie de notre condition. Donc la question, quand j’écris, n’est pas tellement de savoir si je suis homme ou femme. Mais comment je compose avec la totalité de ce que je suis. C’est ça la question pour moi !

"Mary Shelley, comme sa mère, pensaient que si les hommes étaient libres, les femmes devaient l’être aussi. Et elles le disaient haut et fort."

Vous avez sous-titré le livre « une histoire d’amour ». Comment vous décririez l’amour à l’époque de Mary Shelley ?
J.W. : Mary Shelley était très amoureuse de son mari Percy Shelley. Quand elle l’a rencontré, elle avait 16 ans, il en avait 21 et il était déjà marié. Après sa rencontre avec Mary, Percy Shelley – quel fou celui-là (rires) ! – a fait toute la route d’Oxford à Londres à pieds – à savoir une soixantaine de kilomètres – en se disant « j’ai rencontré la femme de ma vie ». A l’époque, les choses allaient vite car la vie était courte. A 50 ans, les gens étaient morts ! A ce titre, les hommes et les femmes vivaient de façon plus intense.
Au départ, Mary et Percy ont voulu inventer une nouvelle forme d’amour. Ils considéraient par exemple qu’ils n’étaient pas obligés de se marier. Ils étaient inspirés en cela par les parents de Mary qui méprisaient le mariage. C’étaient de libres penseurs très stimulés par la Révolution française. Ils rêvaient de l’abolition de la Monarchie, du Clergé, ils pensaient qu’ils s’apprêtaient à vivre le début d’une nouvelle ère ! Que la science et la raison allaient bientôt guider le monde. Ils ont rapidement déchanté, surtout les femmes qui se sont réveillées d’un coup en réalisant que la Révolution les avait oubliées. Mais sur le moment, ils vivaient dans l’instant et avaient de grands rêves.
Mary, comme sa mère, s’est mariée parce que la pression de l’époque était trop forte. Mais elles considéraient, l’une comme l’autre, que la liberté des hommes ne devait pas être supérieure à celles des femmes. Mary Shelley, comme sa mère, pensaient que si les hommes étaient libres, les femmes devaient l’être aussi. Et elles le disaient haut et fort. Elles ont écrit l’une et l’autre sur ce thème toute leur vie !

Et l’amour du futur ?...
J.W. : Grande question !

Victor Stein, qui est le personnage de Frankenstein transposé au XXIe siècle dans votre roman, considère que, dans un monde où l’Intelligence artificielle nous permet de télécharger nos consciences sur des plateformes dématérialisées pour devenir immortels, nous n’avons plus de corps et nous nous libérons donc de toute forme de hiérarchies – notamment les hiérarchies de genres. Est-ce votre avis ? L’amour au temps des robots peut-il être un amour libre et heureux ?
J.W. : Peut-être oui ! Je vous dis cela sérieusement. Si les êtres humains se mettent à s’inspirer des robots qu’ils et elles sont en train de créer – ces robots étant non-binaires, non genrés, non-racisés, sans appartenance sociale, religieuse… - le monde à venir pourrait être très différent ! L’amour, au fil de l’Histoire, a toujours été la force transgressive par excellence. Dans les grands mythes romantiques, on tombe toujours amoureux de celles et ceux qu’on ne devrait pas aimer. C’est la mauvaise personne, le mauvais genre, la mauvaise couleur. L’amour est une force dangereuse car elle se heurte à cette limite là, celle du corps. La question est de savoir si l’on ose affronter ces défis ou si l’on décide finalement de faire marche-arrière, comme cela a été le cas pour la plupart des grandes idées de la Révolution française.

Dans votre roman, l’amour du futur n’est pas uniquement présenté sous un jour aussi libre et émancipé. Le poète Lord Byron, transposé au XXIe siècle en homme d’affaire ultra-misogyne profite de l’Intelligence artificielle pour créer des robots sexuels féminins destinés à satisfaire (en se taisant) les besoins sexuels de leurs maîtres. C’est une autre alternative des rapports amoureux au XXIe siècle : l’esclavage ?
J.W. : A vrai dire, le robot sexuel est un vrai problème. Car ce sont les hommes qui veulent des robots sexuels. La plupart des femmes ne veulent pas de ce truc chez elles ! Ca ne marche pas bien sexuellement, pour elles. Il faut s’asseoir dessus, s’agiter dans tous les sens, c’est très fatigant. A partir du moment où les hommes possèdent ce type de choses, c’est un retour immédiat aux rapports hommes-femmes des années 50. La femme-robot dit à l’homme « je suis toujours heureuse de te voir, j’ai toujours envie de sexe. Je suis consentante. Tu n’as pas besoin de me faire plaisir, je te désire constamment ». A la fameuse question de Freud « que veut la femme », le robot sexuel apporte une réponse simple : elle veut ce que l’homme veut. Donc les robots sexuels, qui prennent l’apparence de technologies « nouvelles se basent en fait sur une structure sociale très archaïque qui consiste à donner à l’homme tous les pouvoirs.
Personnellement, je n’ai pas d’objection morale à opposer au fait d’entretenir une relation affective avec une entité non-biologique. Après tout, le rapport aux objets, aux peluches est souvent de cet ordre là. Et dans un tout autre domaine, le dialogue que certaines personnes entretiennent avec leurs défunts ou avec Dieu peut aussi être défini comme un rapport avec une entité non-biologique. Donc en théorie, on ne devrait pas s’en inquiéter tant que cela. Mais évidemment, à partir du moment où les rapports de pouvoir entrent en jeu, dès lors que les robots deviennent une nouvelle façon de garder les femmes à leur place, alors là oui, c’est un problème !

"J’ai longtemps cru à l’histoire racontée par Google et tous ces gars de la Silicon Valley à savoir : si les femmes avaient voulu participer à ce grand chantier des nouvelles technologies, elles auraient pu le faire. Mais les gars, elles l’ont fait et vous les avez expulsées !"

Vous convoquez l’histoire des sciences dans ce livre. Notamment avec Alan Turing mais aussi avec Ada Lovelace, créatrice du premier programme destiné à être exécuté par une machine. Pensez-vous que l’on doive réécrire une histoire des sciences qui rende aux femmes le rôle qu’elles y ont vraiment joué ?
J.W. : Les femmes doivent prendre part à tous les domaines. Nous sommes la moitié de l’humanité. On doit former un partenariat égal avec les hommes. Nos voix sont nécessaires. Au commencement de ce « monde du futur » que je décris dans ce livre et qui à mon sens prend ses racines au début du XIXe sicle, sont nées deux femmes visionnaires: Mary Shelley et Ada Lovelace. Le père d’Ada Lovelace, qui était Lord Byron, n’a jamais fait attention à sa fille, car il ne voulait que des garçons. Mais malgré cette indifférence paternelle, elle est devenue la première programmatrice du monde, une figure cruciale pour qui connaît un peu l’histoire de l’informatique.
Et dès que l’on se penche sur l’histoire des femmes et de l’informatique, on découvre qu’en fait, elles sont partout. Plus je fouille ce sujet, plus je mesure à quel point dans ce domaine, comme dans tous les autres, on a effacé leur rôle. J’avoue que je ne m’attendais pas à cela. J’ai longtemps cru à l’histoire racontée par Google et tous ces gars de la Silicon Valley à savoir : si les femmes avaient voulu participer à ce grand chantier des nouvelles technologies, elles auraient pu le faire. Mais les gars, elles l’ont fait et vous les avez expulsées ! Voilà ce que je suis en train de comprendre.
En 1984, aux Etats-Unis, 37% des diplômés en informatique étaient des femmes. La même année, Apple lance son premier ordinateur de bureau et le marketing s’adresse uniquement aux hommes. Il faut le voir pour le croire ! Evidemment, les femmes ont commencé à se retirer. Elles se sont dit « ok ce n’est pas pour nous ». Et le pire, c’est que ce n’est pas nouveau. Pendant la Seconde Guerre mondiale, environ 10 000 personnes – civiles et militaires – ont travaillé à Bletchley Park, qui était le site de décryptage informatique où œuvrait notamment Alan Turing. Parmi ces 10 000 personnes, 7500 étaient des femmes ! Et quand elles ont cherché du travail, après la Guerre, dans ces nouveaux emplois informatiques, on leur a fermé la porte au nez. Le manque d’intérêt des femmes pour ce domaine est un pur mensonge. Il faut rétablir la vérité. Et je crains fort que ce soit le cas dans n’importe quel domaine. Tout homme, à partir du moment où il vous raconte quelque chose, doit être questionné, remis en question… Même les plus gentils d’entre eux, voilà la leçon à retenir !

FranKISSstein, de Jeanette Winterson (Buchet Chastel, 22€, 352 pages, octobre 2021), Traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Céline Leroy
Les oranges ne sont pas des fruits, L’Olivier, 2012, 240 pages, 18€
Pourquoi être heureux quand on peut être normal, L’Olivier, 2012, 276 pages, 21 €

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accompagner les combats qui vous animent, en faisant un don pour que nous continuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés