Jeanette Winterson : « Avec Frankenstein, Mary Shelley a eu une vision ! »

Avec son nou­veau roman FranKISSStein, une his­toire d’amour (Buchet Chastel), sélec­tion­né pour le pres­ti­gieux Booker Prize, l’écrivaine bri­tan­nique Jeanette Winterson, icône de la lit­té­ra­ture queer, repousse les limites des genres (sexuel, lit­té­raire et humain) en offrant sa ver­sion du mythe de Frankenstein.

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© D.R.

Le livre s’ouvre en 1816, une nuit de tem­pête, dans un cha­let près du lac de Genève. Mary Shelley, 18 ans, entou­rée de son mari Percy, de sa demi-​sœur et du poète Lord Byron, s’apprête à écrire Frankenstein, « (son) monstre ». « Une créa­ture assem­blée à par­tir de matière morte », ani­mée par la trou­vaille tech­no­lo­gique de l’époque, à savoir le cou­rant élec­trique. Au cha­pitre sui­vant, nous voi­là deux-​cents ans plus tard, au beau milieu d’un Salon qui se tient à Memphis sur la robo­tique. On y ren­contre Ry Shelley (équi­valent contem­po­rain de la roman­cière gothique), deve­nu, sous la plume de Winterson, un chi­rur­gien trans­genre qui façonne son propre corps à l’image qu’il désire ; mais aus­si Victor Stein, star de l’Intelligence arti­fi­cielle qui, sur les pas de Frankenstein, cherche, à son tour, à fabri­quer un assem­blage de corps et d’esprit en télé­char­geant des consciences sur ordi­na­teur. Cerise sur le gâteau, le per­son­nage de Ron Lord (ava­tar de Lord Byron), odieux – et hila­rant – homme d’affaires, puant de miso­gy­nie, se lance de son côté dans la com­mer­cia­li­sa­tion de robots sexuels fémi­nins pour, dit-​il, satis­faire les hommes au nom du « ser­vice public ». 

Avec un natu­rel décon­cer­tant, un humour jouis­sif, alter­nant la fable, la satire, la réflexion phi­lo­so­phique et la science fic­tion, Jeanette Winterson nous entraîne d’un siècle à l’autre pour nous mon­trer toutes les facettes de ce miroir du monde dans lequel on met toute notre âme : la machine. Que devient l’humanité si l’on pousse la non-​binarité à l’extrême – d’abord par le biais de la chi­rur­gie, puis par celui de l’Intelligence arti­fi­cielle ? Peut-​on rêver à l’émancipation des corps qui nous affran­chi­raient des hié­rar­chies sociales ? Ou doit-​on craindre de retrou­ver nos pires démons, une forme inédite d’esclavage ? La roman­cière se tient au bord du pré­ci­pice pour poser toutes ces ques­tions et nous offre une œuvre totale qui inter­roge l’identité, le rap­port à la foi, à l’oppression et à l’amour dans deux mondes qui se rap­prochent, cha­cun à leur façon, de celui où nous vivons.

Il y a près de qua­rante ans, dans son pre­mier roman Les oranges ne sont pas les seuls fruits (L’Olivier), Jeanette Winterson avait déjà posé les bases de son esthé­tique si auda­cieuse en s’attaquant à un autre « monstre », La Bible, dont elle avait repris le sens et la struc­ture pour racon­ter (et roman­cer) cer­tains épi­sodes de sa propre enfance. Elle disait alors « pas­ser au tamis de la poé­sie » la famille dans laquelle elle avait gran­di – sujet qu’elle a éga­le­ment trai­té dans ses mémoires quelques années plus tard sous le titre Pourquoi être heu­reux quand on peut être nor­mal - : des parents adop­tifs très croyants, une mère « dépres­sive tru­cu­lente », qui la bat­tait et l’éduquait dans des mœurs moyen­âgeuses. Les lecteur.rices de ces deux livres mar­quants se sou­viennent notam­ment des scènes où la jeune Jeanette doit subir des séances d’exorcisme pour se débar­ras­ser du « démon » de l’homosexualité.

Dans FranKISSStein, on retrouve la rage, la déme­sure, l’esprit (le « wit » à l’anglaise) et l’optimisme mais aus­si les obses­sions de cette roman­cière enga­gée : la flui­di­té des genres, le com­bat contre les domi­na­tions, l’histoire des sciences et le che­mi­ne­ment de chacun.e vers une quête per­pé­tuelle d’amour. Un roman à cou­per le souffle qui offre autant de joie que de révolte. La preuve renou­ve­lée que seule une œuvre tota­le­ment bar­rée peut vrai­ment nous res­sem­bler puisque, comme le dit elle-​même Jeanette Winterson, « l’art n’imite pas la vie. L’art anti­cipe la vie ». Rencontre.

Causette : Que repré­sente pour vous le roman « Frankenstein » de Mary Shelley ? Et qu’est-ce qui vous a déci­dé à l’adapter aujourd’hui, plus de 200 ans après sa paru­tion ?
Jeanette Winterson : J’ai lu Frankenstein pour la pre­mière fois quand j’avais 21 ans. A l’époque, il n’y avait pas d’Internet ni d’Intelligence arti­fi­cielle. J’y ai vu, comme tout le monde, un roman gothique qui racon­tait l’histoire d’un « out­si­der » et, à tra­vers cela, l’importance pour tout indi­vi­du d’accéder à l’éducation. Le per­son­nage prin­ci­pal est un monstre qui n’est pas ins­truit. Et c’est un aspect très impor­tant pour Mary Shelley puisque les femmes, à son époque, n’avaient pas non plus accès à l’instruction. Le monstre, comme les femmes du XIXe siècle, doit s’éduquer lui-​même.
Quand j’ai relu ce livre pour la deuxième fois, presque qua­rante ans plus tard, j’ai réa­li­sé que Mary Shelley avait eu une vision ! Frankenstein ne donne pas seule­ment nais­sance au monstre le plus célèbre du monde. Il crée une nou­velle forme de vie. Exactement comme nous sommes en train de le faire avec cer­taines tech­no­lo­gies. Dans « Frankenstein », il s’agit de recoudre ensemble des mor­ceaux de cadavres sor­tis du cime­tière. Dans notre monde actuel, il s’agit de créer des formes de vies à par­tir de codes infor­ma­tiques. J’ai réa­li­sé qu’elle avait écrit ce livre pour nous, pour notre époque. Et que nous étions la pre­mière géné­ra­tion à même de pou­voir décryp­ter sa pro­phé­tie. Nous sommes arri­vés exac­te­ment au stade qu’elle avait anti­ci­pé. Il m’a donc sem­blé urgent de relire son his­toire pour l’amener à notre époque.

Le livre s’ouvre en 1816 avec Mary Shelley et ses proches, le jour de la créa­tion de Frankenstein. Et au cha­pitre sui­vant, Mary Shelley est trans­po­sée à notre époque, sous le nom de Ry Shelley. Vous en faites un chi­rur­gien trans­genre. Qu’est-ce qui, chez Mary Shelley, vous a ins­pi­ré cette trans­po­si­tion ?
J.W. : L’esprit de Mary Shelley était très vaste … à mon sens elle n’était pas confi­née dans le genre auquel elle était assi­gnée. Son héros – le pro­ta­go­niste – était Victor Frankenstein et son anti-​héros – l’antagoniste – était le monstre. Pour moi, elle s’est décrite elle-​même à tra­vers ces deux per­son­nages. Et comme le monstre n’est ni fémi­nin ni mas­cu­lin, je me suis posé la ques­tion : où en serait-​elle aujourd’hui, elle qui, d’une cer­taine façon, a su se pro­je­ter dans un corps non-​humain ?
J’ai vou­lu l’affranchir de son corps à elle, de sa tem­po­ra­li­té et la trans­po­ser dans un monde où l’Intelligence arti­fi­cielle engendre des formes de vies non-​incarnées, qui n’ont pas de sexe, pas de genre, ni même de cou­leur de peau. J’ai vou­lu insuf­fler cette liber­té dans le per­son­nage de Ry Shelley. Voilà pour­quoi Mary Shelley devient un méde­cin trans­genre dans mon roman !

"Je suis allée à l’école mais, comme Mary Shelley, ce sont les livres qui m’ont libé­rée. Dans Frankenstein, le monstre s’instruit en lisant des livres lui aussi."

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Le livre est écrit à la pre­mière per­sonne avec Mary Shelley comme nar­ra­trice pour la par­tie qui se déroule au XIXe siècle et Ry Shelley comme narrateur.rice lorsque l’histoire se déroule au XXIe siècle. Les pas­sages qui décrivent ce qui se pro­duit dans l’esprit de Mary Shelley, d’abord en tant que jeune fille qui a per­du sa mère, mais aus­si en tant qu’écrivaine, sont sai­sis­sants. Vous êtes vous iden­ti­fiée à Mary Shelley, notam­ment par rap­port à votre enfance ?
J.W. : J’écris tou­jours à la pre­mière per­sonne. J’aime cette immé­dia­te­té. J’aime m’imaginer dans les per­son­nages que je crée. Ce n’est jamais « il » ou « elle », c’est « je ». Et le « je » qui écrit est beau­coup plus vaste que le « je » qui se tient là, en face de vous. Cela me per­met d’incarner des per­sonnes très dif­fé­rentes.
Mais en effet, quand j’ai plon­gé dans la vie de Mary Shelley, le fait qu’elle ait per­du sa mère dix jours après sa nais­sance a fait écho à mon his­toire. Ma mère bio­lo­gique a dis­pa­ru six semaines après ma nais­sance. Comme elle, j’ai essayé d’imaginer qui était ma mère. Ce qui est dif­fé­rent, c’est que Mary Wollstonecraft, la mère de Mary Shelley, était une pion­nière du fémi­nisme. Elle a écrit un ouvrage majeur de Défense des droits de la femme. Mary Shelley avait donc un endroit où aller pour se recueillir, par­ler à sa mère. En lisant ses livres et en allant sur sa tombe. Elle y pas­sait beau­coup de temps d’ailleurs. Ce n’était pas mon cas, puisque j’ai été aban­don­née, mais je com­prends la bles­sure pro­fonde qu’elle a pu res­sen­tir.
Je me sens proche d’elle aus­si parce que j’ai tou­jours su que je devais m’instruire seule. Je viens d’une famille pauvre. J’ai gran­di à Manchester, une ville qui concen­trait beau­coup de richesse, mais aus­si une extrême misère – on la bap­ti­sait « l’égout doré ». Mon père ne savait pas lire et per­sonne autour de moi ne s’intéressait à l’instruction. Je suis allée à l’école mais, comme Mary Shelley, ce sont les livres qui m’ont libé­rée. Dans Frankenstein, le monstre s’instruit en lisant des livres lui aus­si. Disons que nous avons des points com­muns, Mary Shelley, son monstre et moi. C’est une expé­rience par­ta­gée ! C’est pour cela que j’ai l’impression de bien la connaître. Mais bizar­re­ment, je ne savais pas tout cela en reli­sant Frankenstein et je n’étais pas du tout en quête d’un pro­jet de livre. C’est venu ensuite. Et quand j’ai eu l’idée (elle frappe dans ses mains ndlr), ça a été comme une évidence !

Vous racon­tez que Mary Shelley a été han­tée par son per­son­nage au point d’en deve­nir presque pri­son­nière, au moment où il était en train de naître dans son esprit. Vivez-​vous la créa­tion de cette façon, vous aus­si ?
J.W. : La créa­ti­vi­té est une pri­son. Mais c’est aus­si la pos­si­bi­li­té de s’en échap­per ! Bien sûr que l’idée du livre enva­hit notre vie. Rien d’autre ne peut se pas­ser pen­dant qu’on est en train d’écrire. Mais pour moi, ça libère mon esprit.
Quand j’ai eu l’idée de ce livre, j’étais exci­tée, sti­mu­lée. Au départ, j’écrivais cela pour me faire plai­sir. Je ne l’écrivais pas pour vous, mais pour moi (rires ) ! Et puis, j’ai relu ce que j’avais écrit et j’ai trou­vé cela très bon. Alors j’ai conti­nué de façon simple en me deman­dant qui elle était, où elle était, et puis qui j’étais, où j’étais…
Souvent, les écri­vains donnent l’impression qu’écrire est com­pli­qué. Mais c’est simple ! Qui ? Où ? Quand ? Pourquoi ? Et qu’est-ce qu’on fait là ? C’est tout ! Je suis une écri­vaine joyeuse. Je ne me plonge pas la tête dans les mains en me deman­dant tous les jours si la créa­ti­vi­té est une cap­ti­vi­té (rires). C’est une cap­ti­vi­té heureuse !

"Dans Orlando, Virginia Woolf nous montre à quel point il paraît fou de faire repo­ser la struc­ture du monde sur un simple pénis."

Votre roman FranKISSstein, à l’instar du monstre créé par Mary Shelley, est une créa­ture hybride. De même, votre per­son­nage Ry se défi­nit comme « hybride » quand on lui demande s’il est un homme ou une femme. On pense à un autre roman qui pour­rait être qua­li­fié ain­si, écrit sous une forme com­pa­rable (avec des allers-​retours entre le pas­sé et l’avenir) : c’est Orlando de Virginia Woolf, qui est cité par l’un de vos per­son­nages comme le « pre­mier roman trans ». Que repré­sente ce livre pour vous ?
J.W. : Orlando est le pre­mier roman « trans » oui, si l’on met de côté les mythes grecs qui sont aus­si des récits « trans » car les figures mythiques n’ont pas de corps ni de genre. Orlando est un roman gran­diose ! Ceux qui pensent que Virginia Woolf est une écri­vaine com­pli­quée devraient tous lire Orlando en pre­mier ! Pas Mrs Dalloway, pas La Promenade au phare, oubliez tout cela, lisez Orlando ! C’est drôle, ça se lit vite, elle était heu­reuse au moment où elle l’a écrit. Elle était très amou­reuse de Vita Sackville-​West, et elle a écrit ce roman comme pour lui adres­ser une lettre d’amour.
Le but de ce livre était d’imaginer à quoi res­sem­ble­rait un monde où les femmes ne seraient res­treintes par rien ! Un monde où les hommes se ridi­cu­li­se­raient car ils pos­sè­de­raient tout – l’argent, le pou­voir, la san­té – jusqu’au jour où il se réveille­raient sans pénis (rires ) ! Ce pauvre Orlando, qu’on appelle du jour au len­de­main Madame Orlando, se retrouve obli­gé de rendre son argent, sa mai­son. Tout le monde lui claque la porte au nez parce qu’il est une femme. Virginia Woolf nous montre à quel point il paraît fou de faire repo­ser la struc­ture du monde sur un simple pénis.
Et ce qui me réjouit, c’est qu’Orlando a été publié en 1928, l’année où parais­sait aus­si le livre qui, à mon sens, est le pire roman de l’histoire : Le puits de soli­tude de Radclyffe Hall ! Un roman épou­van­table qui enten­dait mon­trer à quel point il était hor­rible d’être les­bienne. En 1928, ce livre a été inter­dit et Orlando est deve­nu un best-​seller ! Voilà le génie de Virginia Woolf. Elle était une vraie contre­ban­dière. Elle trans­gres­sait l’ordre moral de son époque et se débrouillait, au pas­sage, pour faire oublier ce livre insupportable !

Diriez-​vous, comme Virginia Woolf, que vous n’êtes d’aucun sexe quand vous écri­vez ? 
J.W. : C’est une ques­tion dif­fi­cile. « C’est pas simple ! » (elle le dit en fran­çais NDLR). Virginia Woolf n’était pas à l’aise avec son corps. Elle ne se consi­dé­rait pas comme une vraie femme. Elle écri­vait de Vita, la femme dont elle était amou­reuse, qu’elle était tout ce qu’elle n’avait jamais été : Vita avait des enfants, elle était à l’aise avec sa fémi­ni­té, tout en s’habillant comme un homme et en ayant des liai­sons avec plu­sieurs maî­tresses. C’était une femme totale ! Sauf que, ajou­tait tout de même Virginia Woolf, elle était inca­pable d’écrire ! Donc l’idée d’ « andro­gy­nie », que Virginia Woolf met­tait en avant, était sûre­ment une façon pour elle de gérer ce malaise. Je com­prends ce qu’elle res­sen­tait. Mais, per­son­nel­le­ment, je ne le vis pas de cette façon.
La plu­part du temps, je ne me sens ni homme ni femme sur­tout dans le sens où je ne me recon­nais pas vrai­ment dans le genre humain. Je me sens appar­te­nir à la fois à l’ordre des ani­maux et des dieux. La plu­part des hommes pré­fèrent se sen­tir divins pour évi­ter de se poser cette ques­tion. Les femmes, à mon sens, savent qu’elles sont à la fois ani­males et divines. Cela fait par­tie de notre condi­tion. Donc la ques­tion, quand j’écris, n’est pas tel­le­ment de savoir si je suis homme ou femme. Mais com­ment je com­pose avec la tota­li­té de ce que je suis. C’est ça la ques­tion pour moi !

"Mary Shelley, comme sa mère, pen­saient que si les hommes étaient libres, les femmes devaient l’être aus­si. Et elles le disaient haut et fort."

Vous avez sous-​titré le livre « une his­toire d’amour ». Comment vous décri­riez l’amour à l’époque de Mary Shelley ?
J.W. : Mary Shelley était très amou­reuse de son mari Percy Shelley. Quand elle l’a ren­con­tré, elle avait 16 ans, il en avait 21 et il était déjà marié. Après sa ren­contre avec Mary, Percy Shelley – quel fou celui-​là (rires) ! – a fait toute la route d’Oxford à Londres à pieds – à savoir une soixan­taine de kilo­mètres – en se disant « j’ai ren­con­tré la femme de ma vie ». A l’époque, les choses allaient vite car la vie était courte. A 50 ans, les gens étaient morts ! A ce titre, les hommes et les femmes vivaient de façon plus intense.
Au départ, Mary et Percy ont vou­lu inven­ter une nou­velle forme d’amour. Ils consi­dé­raient par exemple qu’ils n’étaient pas obli­gés de se marier. Ils étaient ins­pi­rés en cela par les parents de Mary qui mépri­saient le mariage. C’étaient de libres pen­seurs très sti­mu­lés par la Révolution fran­çaise. Ils rêvaient de l’abolition de la Monarchie, du Clergé, ils pen­saient qu’ils s’apprêtaient à vivre le début d’une nou­velle ère ! Que la science et la rai­son allaient bien­tôt gui­der le monde. Ils ont rapi­de­ment déchan­té, sur­tout les femmes qui se sont réveillées d’un coup en réa­li­sant que la Révolution les avait oubliées. Mais sur le moment, ils vivaient dans l’instant et avaient de grands rêves.
Mary, comme sa mère, s’est mariée parce que la pres­sion de l’époque était trop forte. Mais elles consi­dé­raient, l’une comme l’autre, que la liber­té des hommes ne devait pas être supé­rieure à celles des femmes. Mary Shelley, comme sa mère, pen­saient que si les hommes étaient libres, les femmes devaient l’être aus­si. Et elles le disaient haut et fort. Elles ont écrit l’une et l’autre sur ce thème toute leur vie !

Et l’amour du futur ?…
J.W. : Grande question !

Victor Stein, qui est le per­son­nage de Frankenstein trans­po­sé au XXIe siècle dans votre roman, consi­dère que, dans un monde où l’Intelligence arti­fi­cielle nous per­met de télé­char­ger nos consciences sur des pla­te­formes déma­té­ria­li­sées pour deve­nir immor­tels, nous n’avons plus de corps et nous nous libé­rons donc de toute forme de hié­rar­chies – notam­ment les hié­rar­chies de genres. Est-​ce votre avis ? L’amour au temps des robots peut-​il être un amour libre et heu­reux ?
J.W. : Peut-​être oui ! Je vous dis cela sérieu­se­ment. Si les êtres humains se mettent à s’inspirer des robots qu’ils et elles sont en train de créer – ces robots étant non-​binaires, non gen­rés, non-​racisés, sans appar­te­nance sociale, reli­gieuse… – le monde à venir pour­rait être très dif­fé­rent ! L’amour, au fil de l’Histoire, a tou­jours été la force trans­gres­sive par excel­lence. Dans les grands mythes roman­tiques, on tombe tou­jours amou­reux de celles et ceux qu’on ne devrait pas aimer. C’est la mau­vaise per­sonne, le mau­vais genre, la mau­vaise cou­leur. L’amour est une force dan­ge­reuse car elle se heurte à cette limite là, celle du corps. La ques­tion est de savoir si l’on ose affron­ter ces défis ou si l’on décide fina­le­ment de faire marche-​arrière, comme cela a été le cas pour la plu­part des grandes idées de la Révolution française.

Dans votre roman, l’amour du futur n’est pas uni­que­ment pré­sen­té sous un jour aus­si libre et éman­ci­pé. Le poète Lord Byron, trans­po­sé au XXIe siècle en homme d’affaire ultra-​misogyne pro­fite de l’Intelligence arti­fi­cielle pour créer des robots sexuels fémi­nins des­ti­nés à satis­faire (en se tai­sant) les besoins sexuels de leurs maîtres. C’est une autre alter­na­tive des rap­ports amou­reux au XXIe siècle : l’esclavage ?
J.W. : A vrai dire, le robot sexuel est un vrai pro­blème. Car ce sont les hommes qui veulent des robots sexuels. La plu­part des femmes ne veulent pas de ce truc chez elles ! Ca ne marche pas bien sexuel­le­ment, pour elles. Il faut s’asseoir des­sus, s’agiter dans tous les sens, c’est très fati­gant. A par­tir du moment où les hommes pos­sèdent ce type de choses, c’est un retour immé­diat aux rap­ports hommes-​femmes des années 50. La femme-​robot dit à l’homme « je suis tou­jours heu­reuse de te voir, j’ai tou­jours envie de sexe. Je suis consen­tante. Tu n’as pas besoin de me faire plai­sir, je te désire constam­ment ». A la fameuse ques­tion de Freud « que veut la femme », le robot sexuel apporte une réponse simple : elle veut ce que l’homme veut. Donc les robots sexuels, qui prennent l’apparence de tech­no­lo­gies « nou­velles se basent en fait sur une struc­ture sociale très archaïque qui consiste à don­ner à l’homme tous les pou­voirs.
Personnellement, je n’ai pas d’objection morale à oppo­ser au fait d’entretenir une rela­tion affec­tive avec une enti­té non-​biologique. Après tout, le rap­port aux objets, aux peluches est sou­vent de cet ordre là. Et dans un tout autre domaine, le dia­logue que cer­taines per­sonnes entre­tiennent avec leurs défunts ou avec Dieu peut aus­si être défi­ni comme un rap­port avec une enti­té non-​biologique. Donc en théo­rie, on ne devrait pas s’en inquié­ter tant que cela. Mais évi­dem­ment, à par­tir du moment où les rap­ports de pou­voir entrent en jeu, dès lors que les robots deviennent une nou­velle façon de gar­der les femmes à leur place, alors là oui, c’est un problème !

"J’ai long­temps cru à l’histoire racon­tée par Google et tous ces gars de la Silicon Valley à savoir : si les femmes avaient vou­lu par­ti­ci­per à ce grand chan­tier des nou­velles tech­no­lo­gies, elles auraient pu le faire. Mais les gars, elles l’ont fait et vous les avez expulsées !"

Vous convo­quez l’histoire des sciences dans ce livre. Notamment avec Alan Turing mais aus­si avec Ada Lovelace, créa­trice du pre­mier pro­gramme des­ti­né à être exé­cu­té par une machine. Pensez-​vous que l’on doive réécrire une his­toire des sciences qui rende aux femmes le rôle qu’elles y ont vrai­ment joué ?
J.W. : Les femmes doivent prendre part à tous les domaines. Nous sommes la moi­tié de l’humanité. On doit for­mer un par­te­na­riat égal avec les hommes. Nos voix sont néces­saires. Au com­men­ce­ment de ce « monde du futur » que je décris dans ce livre et qui à mon sens prend ses racines au début du XIXe sicle, sont nées deux femmes vision­naires : Mary Shelley et Ada Lovelace. Le père d’Ada Lovelace, qui était Lord Byron, n’a jamais fait atten­tion à sa fille, car il ne vou­lait que des gar­çons. Mais mal­gré cette indif­fé­rence pater­nelle, elle est deve­nue la pre­mière pro­gram­ma­trice du monde, une figure cru­ciale pour qui connaît un peu l’histoire de l’informatique.
Et dès que l’on se penche sur l’histoire des femmes et de l’informatique, on découvre qu’en fait, elles sont par­tout. Plus je fouille ce sujet, plus je mesure à quel point dans ce domaine, comme dans tous les autres, on a effa­cé leur rôle. J’avoue que je ne m’attendais pas à cela. J’ai long­temps cru à l’histoire racon­tée par Google et tous ces gars de la Silicon Valley à savoir : si les femmes avaient vou­lu par­ti­ci­per à ce grand chan­tier des nou­velles tech­no­lo­gies, elles auraient pu le faire. Mais les gars, elles l’ont fait et vous les avez expul­sées ! Voilà ce que je suis en train de com­prendre.
En 1984, aux Etats-​Unis, 37% des diplô­més en infor­ma­tique étaient des femmes. La même année, Apple lance son pre­mier ordi­na­teur de bureau et le mar­ke­ting s’adresse uni­que­ment aux hommes. Il faut le voir pour le croire ! Evidemment, les femmes ont com­men­cé à se reti­rer. Elles se sont dit « ok ce n’est pas pour nous ». Et le pire, c’est que ce n’est pas nou­veau. Pendant la Seconde Guerre mon­diale, envi­ron 10 000 per­sonnes – civiles et mili­taires – ont tra­vaillé à Bletchley Park, qui était le site de décryp­tage infor­ma­tique où œuvrait notam­ment Alan Turing. Parmi ces 10 000 per­sonnes, 7500 étaient des femmes ! Et quand elles ont cher­ché du tra­vail, après la Guerre, dans ces nou­veaux emplois infor­ma­tiques, on leur a fer­mé la porte au nez. Le manque d’intérêt des femmes pour ce domaine est un pur men­songe. Il faut réta­blir la véri­té. Et je crains fort que ce soit le cas dans n’importe quel domaine. Tout homme, à par­tir du moment où il vous raconte quelque chose, doit être ques­tion­né, remis en ques­tion… Même les plus gen­tils d’entre eux, voi­là la leçon à retenir !

FranKISSstein, de Jeanette Winterson (Buchet Chastel, 22€, 352 pages, octobre 2021), Traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Céline Leroy
Les oranges ne sont pas des fruits, L’Olivier, 2012, 240 pages, 18€
Pourquoi être heu­reux quand on peut être nor­mal, L’Olivier, 2012, 276 pages, 21 €

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