Edgar Morin : « Nous vivions en com­mu­nauté et Duras était la reine des abeilles »

Sociologue et philosophe réputé, Edgar Morin, 93 ans aujourd’hui, a été l’ami intime de Marguerite Duras. Il a fait partie, avec elle, de ce que l’on a appelé le “groupe de la rue Saint-Benoît”.

Capture d’écran 2021 03 01 à 15.31.10
© Jean-Luc Guérin/Opale

"J’ai d’abord connu Dionys Mascolo pendant la guerre, car le mouvement de résistance auquel j’appartenais a fusionné avec celui de Mitterrand, dans lequel il était. Un vrai coup de foudre amical. Il me parlait souvent d’une certaine Mme Leroy, le pseudonyme de Marguerite, qui s’occupait alors des familles arrêtées et déportées et se consacrait à la recherche éperdue de Robert Antelme, son mari. C’est comme cela que je l’ai rencontrée. En août 1944, nous avons fêté la Libération tous ensemble, Dionys, Marguerite, Violette (ma femme) et moi, dans une voiture à toit ouvert conduite par Georges Beauchamp [leur compagnon de Résistance, ndlr]. Après avoir rejoint la Ire armée, qui pénétrait en Allemagne, j’ai regagné Paris en 1946. Et Marguerite nous a accueillis chez elle, rue Saint-Benoît, où nous avons vécu avec Violette pendant un certain temps. Elle faisait une sorte de ménage à trois avec Dionys, son amant, et Robert, qui rentrait de Dachau. Mais il n’y avait ni tension ni ambiguïté entre eux, ils s’adoraient. C’est d’ailleurs Dionys qui est allé chercher Robert à Dachau. Cette amitié entre les deux hommes créée par Marguerite est une des plus belles choses que j’ai vues de ma vie.

Nous vivions en communauté ! Et c’est Marguerite qui “mana- geait” tout ça. C’était la reine des abeilles. Elle faisait la cuisine, torréfiait les grains de café, préparait du riz vietnamien. On se retrouvait à 18 heures pour boire un verre au café de L’Espé- rance, puis on dînait chez Marguerite avec des invités presti- gieux: Georges Bataille, Jacques Lacan, Raymond Queneau, Jorge Semprun. Nous étions le «groupe de la rue Saint- Benoît ». Le soir, on dansait chez Marguerite ou au Tabou. Elle chantait Ramona. Elle avait une présence forte, une intensité en tout. Et une vraie beauté eurasienne. Elle avait un regard incroyable, un corps adolescent, une bouche charnue très troublante. Elle m’attirait beaucoup. Elle aurait bien voulu qu’il se passe quelque chose entre nous, et moi aussi d’ailleurs, mais le fait d’habiter avec ma femme chez elle, ça m’inhibait! Je crois qu’elle était fascinée par le fait que je sois juif. On a quitté la rue Saint-Benoît quand Marguerite et Violette sont tombées enceintes.

“Elle vendait “L’Huma” dans la rue”

Je crois que c’est moi qui ai entraîné le groupe de la rue Saint- Benoît vers le communisme. Mais c’est Marguerite la première qui s’est inscrite à la section du parti. Marguerite était très mili- tante. Elle vendait L’Huma à la sortie de l’église Saint-Germain. Après les réunions de cellule, on allait au café Le Bonaparte. On était déjà très critiques vis-à-vis du parti. Un soir où nous disions pis que pendre d’Aragon et de Laurent Casanova (un cadre du parti), Semprun nous a entendus et a demandé un rapport sur nos propos “nauséabonds”. C’est ainsi que Marguerite, Robert et Dionys ont été exclus du parti. Malgré cela, Marguerite a toute sa vie conservé un communisme d’idée. Bien que nos liens se soient un peu étiolés, le jour de l’enterrement de Marguerite, à l’église Saint-Germain, j’étais au premier rang avec son fils. Je faisais partie de sa famille..."

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.