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Marie Donnadieu entourée de ses enfants, vers 1921. De gauche à droite : Pierre, Marguerite et Paul.

Duras et sa mère : l’impossible réparation

Christian Jouvenot est psychiatre et psychanalyste. Il est l’auteur de La Folie de Marguerite et d’Aimer Duras. Il nous parle de Marie Donnadieu, la mère de Marguerite Duras. Celle dont l’auteure ne cessera de parler dans ses livres, tentant désespérément d’attirer son attention et dont elle dira : « C’est à cause d’elle que je me suis mis dans la tête de faire de la littérature. »

Causette : Quel diagnostic faites-vous de la folie de Marie Donnadieu ?Christian Jouvenot : Je ne me permettrais pas de faire un diagnostic. Mais je dirais que c’était une femme profondément dépressive et mélancolique qui luttait contre sa dépression. Elle avait un caractère de cochon. C’était une emmerdeuse. Et très narcissique. Il faut l’être pour construire un barrage contre le Pacifique. Elle était très attachée au confort matériel et n’était pas maternelle. Malgré sa dépression, et sa folie, c’était une femme courageuse et installée dans la vie, institutrice, mère de trois enfants qu’elle a élevés seule. Elle avait le souci de les établir dans le monde. Mais c’est une femme qui a été touchée au cœur dans sa vocation maternelle. Quand Marie Donnadieu avait 16 ans, sa mère a accouché de jumelles dont elle s’est occupée comme une seconde maman. Or, l’une des deux jumelles est morte en bas âge. Elle s’appelait Marguerite… Le prénom que Marie donnera à sa fille, donc. Cet événement peut, en partie, expliquer pourquoi elle n’a pas réussi à investir Marguerite, sa fille.

Quelle mère a-t‑elle été pour Marguerite ?
C. J. : Elle n’a jamais manifesté le moindre intérêt pour elle. Elle l’appelait « Ma petite misère ». Marie Donnadieu avait jeté son dévolu sur son fils aîné, Pierre, qui était pourtant un horrible voyou. Elle en était folle. Marguerite et Paul, les deux plus petits, elle s’en fichait. Marie Donnadieu ne s’est intéressée à Marguerite que lorsqu’elle a eu le bac, pour des raisons purement narcissiques. Pierre tabassait Marguerite pour le plaisir. Et la mère participait à cette violence, soit en le laissant faire, soit en en rajoutant une couche.

Marguerite a toute sa vie été envahie par la peur. En quoi cela a-t‑il à voir avec sa mère ?
C. J. : Marguerite dit en effet qu’elle est habitée par une « peur centrale ». Je crois que c’est lié à son enfance, en Indochine. C’était presque une enfant sauvage. Avec son frère Paul, ils passaient leur temps dans la jungle, pieds nus, au milieu des panthères, des serpents et de toutes sortes d’animaux sauvages et dangereux. Autour d’eux, quotidiennement, des enfants mouraient de maladie ou de dénutrition. La mort et la maladie rôdent tout le temps dans l’enfance de Marguerite. La mère n’a même pas su assurer sa fonction première : celle de protéger ses enfants contre la mort. Parfois, elle disparaissait des jours entiers, les laissant à l’abandon. Marguerite Duras est une rescapée. Mais la peur la hantera – elle, mais aussi son œuvre – toute sa vie.

Duras était fascinée par la culture juive au point de s’y confondre. Quel rapport faites-vous avec sa mère ?
C. J. : Pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer, il a été difficile pour elle de se construire une identité. Elle n’a pas de repères, pas de colonne vertébrale. Elle est donc en quête. Je la comparerais au bernard-l’ermite. Cet animal naît sans peau sur l’abdomen, c’est pourquoi il doit vite trouver un coquillage vide où loger. Un coquillage dans lequel il y a eu un mort, donc. Eh bien, Duras fait pareil avec l’identité juive. Elle se plonge dans la Shoah, se love dans le malheur du peuple juif. Et finit par dire et écrire : « Nous, juifs. » Au point que Jean Mascolo, son fils, s’est pensé juif jusqu’à la fin de son adolescence.

En quoi l’écriture est-elle liée à sa mère ?
C. J. : Marguerite a écrit toute sa vie. Or sa mère, institutrice, apprenait aux enfants à écrire… Écrire, c’est donc continuer à être en classe avec sa mère. C’est un lien. Et en même temps, écrire, souvent sur sa mère, d’ailleurs, permet de mettre à distance la violence de cette relation.

Écrire a-t‑il été une réparation narcissique ?
C. J. : Après la sortie d’Un barrage contre le Pacifique, la première chose que Duras a faite, c’est de sauter dans sa voiture pour aller porter le livre à sa mère. Marie Donnadieu s’est enfermée toute la journée pour lire le roman. En sortant, elle lui a dit : « Je ne t’ai jamais donné le droit de parler de moi, ce livre est une insulte. » L’œuvre de Marguerite est une tentative de réparation permanente. À chaque livre, c’est un nouvel essai. Cette relation avec sa mère, c’est un bol d’eau dans le désert, car, finalement, elle n’arrivera jamais à attirer son attention. Jusqu’à la mort de Marie Donnadieu, qui a déshérité Marguerite pour que Pierre, le frère aîné, en soit le seul bénéficiaire. Seul l’alcool fera réparation. D’ailleurs, le jour de l’enterrement de sa mère, Marguerite, qui passait des vacances dans le sud de la France, a fait étape dans tous les bistrots sur la route pour rejoindre le cimetière.

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