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Asmae El Moudir Photo : Tristan Fewings / Getty Images via AFP

“On a à peine le droit de dire nos sen­ti­ments entre nous, alors face camé­ra…” : inter­view de la cinéaste maro­caine Asmae El Moudir

Asmae El Moudir, jeune cinéaste maro­caine, a mis plus de dix ans pour réa­li­ser son pre­mier film. Une patience qui a payé : La Mère de tous les men­songes, pri­mé à Cannes, est un docu­men­taire très créa­tif, qui s’appuie sur une maquette colo­rée, façon mai­son de pou­pées, pour explo­rer les secrets dou­lou­reux de sa famille et de son pays. Rencontre et expli­ca­tions pas­sion­nantes au gré de cinq mots-clés…

La pho­to (l’image manquante)

“Lorsque j’ai eu 12 ans, j’ai réa­li­sé que je n’avais aucune pho­to de moi enfant. J’ai alors ques­tion­né ma mère, et la seule pho­to qu’elle m’a don­née, pour me ras­su­rer en quelque sorte, était celle d’une autre petite fille ! J’ai tout de suite vu que c’était un men­songe. Un petit ‘men­songe blond’ au départ, comme on dit chez moi, qui ne m’a pas fait, mal même s’il a été la source de mon pre­mier conflit avec elle. En revanche, il a bien été l’élément déclen­cheur du film puisque La Mère de tous les men­songes explore com­ment on efface la mémoire ou com­ment on la sou­met. D’abord dans notre mai­son fami­liale, à Casablanca, où il n’y avait pas d’image à part la pho­to du roi Hassan II sur le mur, et de manière plus large dans la socié­té maro­caine, qui a pré­fé­ré effa­cer cer­taines images de son pas­sé, mais ça, j’allais le décou­vrir au cours du tournage…”

L’événement (les émeutes du pain en 1981)

“Précisément, le 20 juin 1981 à Casablanca, pen­dant les ‘années de plomb’, un sou­lè­ve­ment popu­laire connu sous le nom d’‘émeutes du pain’ a secoué les murs de la ville. Des hommes et des femmes issus des quar­tiers les plus défa­vo­ri­sés, dont le mien, ont mani­fes­té contre l’augmentation injuste du prix de la farine. Ces émeutes ont été sévè­re­ment répri­mées, il y a eu des morts – plus de six cents –, que les auto­ri­tés se sont empres­sées d’emporter, l’idée étant d’effacer toute trace de ces émeutes. Aujourd’hui, la presse en parle, ce n’est plus un tabou, mais à l’époque, c’était stric­te­ment inter­dit. J’ai quand même dû attendre d’avoir 25 ans pour décou­vrir cet évé­ne­ment (j’en ai 32 aujourd’hui) ! Et c’est en regar­dant à la télé­vi­sion l’inauguration d’un cime­tière dédié aux vic­times que j’ai com­pris que cela s’était pas­sé non seule­ment dans ma ville, mais dans mon quar­tier et dans ma famille…”

La grand-​mère (la figure autoritaire)

C’est une figure d’autorité, la cheffe de famille, un per­son­nage dur et cen­tral. Elle a tou­jours refu­sé les pho­tos à l’intérieur de notre mai­son fami­liale, enfin toute repré­sen­ta­tion humaine, pré­tex­tant que c’était inter­dit par la reli­gion. En réa­li­té, la rai­son de ce rejet était plus pro­fonde, plus dou­lou­reuse… C’était sur­tout pour nous pro­té­ger. Mais ça aus­si je l’ai décou­vert au cours du tour­nage ! Ce film m’a aidée à mieux la com­prendre. Ma grand-​mère, orphe­line, n’a pas pu aller à l’école. Elle a été mariée à 13 ans, on l’a frap­pée, trai­tée comme une esclave. Moi, en tant que femme d’aujourd’hui, si ça m’arrivait, je por­te­rais plainte. Elle, c’est une femme d’une autre géné­ra­tion, à qui pouvait-​elle par­ler, dire au secours ? Bon, je n’ai pas vou­lu la pré­sen­ter comme une vic­time ni comme une héroïne. Mais quand j’ai com­pris son his­toire, je suis deve­nue plus tolérante…”

Le col­lec­tif (la famille, les voisins)

“C’est un film col­lec­tif, et pour cause ! J’ai vou­lu don­ner la parole à ceux qu’on a fait taire. J’ai vrai­ment fait ce film pour eux. Attention, il ne s’agissait pas de recher­cher des cou­pables, mais d’avancer, ensemble. Je tenais abso­lu­ment, aus­si, à faire un film sur la mul­ti­pli­ci­té des points de vue. La per­cep­tion d’un évé­ne­ment peut être très dif­fé­rente au sein d’une même famille… Il était donc impor­tant, pour moi, que ce soit les vraies per­sonnes qui jouent leur propre his­toire. Ma famille, les voi­sins. Mais ça n’a pas été simple, j’ai quand même mis dix ans et demi pour faire ce docu­men­taire ! Ainsi, au début de mon pro­jet, ma grand-​mère a car­ré­ment refu­sé d’être fil­mée, il a fal­lu que je la menace de prendre une actrice très célèbre à sa place pour qu’elle accepte ! Ça n’a pas été facile non plus pour mes parents. Ma mère est quelqu’un de timide. On a à peine le droit de dire nos sen­ti­ments entre nous, alors face camé­ra… Mais au bout du compte, je pense que La Mère de tous les men­songes a été comme une thé­ra­pie pour elle. Quant à mon père, il est deve­nu très pas­sion­né au fur et à mesure. Ce n’est pas quelqu’un qui parle beau­coup, mais il a été mon meilleur complice”.

Le dis­po­si­tif (la maquette du quartier)

“Mon prin­ci­pal sou­ci était que je devais com­pen­ser l’absence d’archives visuelles pour racon­ter mon his­toire, leur his­toire. Or il n’y a pas 36 000 manières d’y remé­dier au ciné­ma. Moi, j’ai choi­si l’imperfection. D’abord parce que je n’avais pas les moyens et aus­si parce qu’il n’est pas facile d’avoir l’autorisation de fil­mer dans de vrais décors au Maroc. Bref, j’ai créé une réplique minia­ture de notre quar­tier et de notre mai­son au tout début des années 1980. Une façon de recons­ti­tuer libre­ment les faits, à tra­vers les sou­ve­nirs de cha­cun. Une façon de libé­rer la parole aus­si… Bien sûr, cela donne un film sin­gu­lier, per­son­nel, qui passe de l’imaginaire au réel de façon sub­tile, façon puzzle. Mais je crois que cela fonc­tionne. Et puis, ce qui était génial, c’est que mon père est un ancien maçon, il a construit de nom­breuses mai­sons à Casablanca et ailleurs. J’ai donc vou­lu que ce soit lui qui construise les minia­tures de notre mai­son et de notre quar­tier, et je crois qu’il est fier de lui aujourd’hui”.

La Mère de tous les men­songes, d’Asmae El Moudir. En salles.

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