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“Le der­nier duel” : le film de Ridley Scott est-​il réa­liste quant aux vio­lences sexuelles au Moyen-Âge ?

En traitant un fait historique qui se déroule dans la France du XIVème siècle, Ridley Scott dénonce le sort des femmes victimes de viol au Moyen-Âge. Le film reflète-il vraiment la réalité de l’époque ? Causette s’est penchée sur le sujet.

Raconter trois versions d’une même histoire. Là est tout le génie du Dernier duel, sorti dans les salles le 13 octobre dernier. Avec justesse, Ridley Scott nous plonge pendant plus de deux heures dans la Normandie du Moyen-Âge, au temps de la guerre de Cent ans, où le réalisateur anglais ressuscite une affaire vieille de 600 ans. Adapté de l’ouvrage éponyme du médiéviste Eric Jager - paru en 2015 - Le dernier duel évoque un fait historique qui a tout à fait existé. L’un des derniers duels judiciaires autorisés par le roi de France en 1386 (les derniers auront lieu au XVIème siècle) entre le chevalier Jean de Carrouges et l’écuyer Jacques Le Gris, autrefois amis sur le champ de bataille. Le second est accusé de viol par Marguerite, l’épouse du premier quand celui-ci était absent pour cause de guerre contre les Anglais. Favori du comte d’Alençon qui est par ailleurs le cousin du roi, Jacques Le Gris jouit d’une impunité intolérable pour Jean de Carrouges.

Le film raconte donc trois vérités. La vérité selon Jean de Carrouges, selon Jacques Le Gris puis pour finir selon Marguerite de Carrouges. On se gardera bien de vous dévoiler la fin et l’issue du duel, mais nous avons voulu comprendre si le film reflètait bien la réalité de son époque plus particulièrement en ce qui concerne la place des femmes et le traitement des crimes sexuels. « On connaît cette histoire uniquement par la retranscription du procès, indique Julie Pilorget, docteure en histoire médiévale et agrégée d’histoire. Nous n’avons pas de témoignages précis sur ce qu’il s’est passé autre que ces sources juridiques. Personne ne peut donc aujourd’hui savoir quelle vérité est la bonne mais tout porte évidemment à croire qu’il s’agit bien d’un viol. » Il est en effet très peu probable d’imaginer que Marguerite ait menti lorsqu'on connaît la sentence mortelle qui l’attendait dans l’hypothèse où son époux viendrait à perdre le duel.

Jugement de Dieu 

Pour faire justice, Jean de Carrouges en appelle donc au Parlement de Paris et au roi de France, Charles VI, pour juger l’affaire. Saint Louis a mis fin au jugement de Dieu en 1258, instaurant de fait une justice plus équitable, ici la justice des hommes s’en remet pourtant encore à Dieu dans le cas de Marguerite. A défaut de preuve, il est décidé d’un duel judiciaire, une « ordalie ». Si Jean l’emporte, sa victoire sera interprétée comme un signe divin confortant ainsi la version de son épouse. Si Jean meurt au combat, Marguerite sera accusée de faux témoignage et sera, à ce titre, brûlée vive. « Les femmes étaient réellement brulées vives en cas de faux témoignage, confirme l’historienne. On assiste à l'époque à un déchaînement de violence envers les femmes reconnues coupables. Mais on a au final peu de bûchers contrairement à ce que l’on croit, elles sont généralement enterrées vivantes. Elles ne sont jamais pendues car on veut les effacer de la société.”

Assiste-t-on avec Jean de Carrouges, à l’illustration d’un preux chevalier prêt à risquer sa vie pour défendre sa bien-aimée ? Il n’en est rien. « Au Moyen-Âge, défendre l’honneur d’un homme et d’un nom prévaut sur l’honneur d’une femme, déclare d’emblée Julie Pilorget. Il ne faut pas oublier non plus la querelle qui s’installe entre Jacques Le Gris et Jean de Carrouges, bien avant le viol de Marguerite. Il est quasiment certain que sans ce contentieux, cette affaire n’aurait pas pris une telle ampleur et ne serait pas allée jusqu’au duel judiciaire. » Le viol de Marguerite est donc un prétexte qui va mener Jean et Jacques au duel, l’honneur de Jean passant bien avant celui de son épouse. Il risque donc sa vie à elle pour sauver son honneur à lui.

« Il n’y a que trois états respectables pour une femme : la vierge, la femme mariée ou la veuve. »

Julie Pilorget.

Le duel aurait donc pu ne jamais avoir lieu. Jacques Le Gris pense d’ailleurs au départ que Marguerite ne dira rien du viol, de peur de subir la colère de son époux, qui émet d’ailleurs quelques doutes lorsqu’elle lui confie le crime. Des doutes qui plus tard sont également émis par les hommes du Parlement. Il faut dire que les femmes, au Moyen-Âge sont, par nature perçues comme des tentatrices. C’est l’être qui - à l’image d’Ève dans la Bible - peut commettre le péché charnel de séduction. « Il n’y a que trois états respectables pour une femme, précise l’historienne. La vierge, la femme mariée et la veuve. Le viol d’une femme vierge sera sévèrement puni car il est vu comme un crime contre la nation, contre celle qui donnera des enfants au pays. Celui d’une femme mariée sera vu comme un crime à l’encontre de l’honneur du mari. Par contre une femme non mariée ne sera pas entendue, pas crue et de toute façon, elle ne dénoncera pas son viol. Le cas de Marguerite est exceptionnel. En général, la victime ne dit rien, le viol étant un tabou dans la société du Moyen-Âge. Ce qui est d’ailleurs valable pour toutes les époques y compris celle d’aujourd’hui. »

Lors du procès devant le Parlement de Paris, la question du désir et du plaisir sexuel féminin revient sans cesse. Les hommes questionnent Marguerite sur le plaisir qu’elle a éprouvé puisqu’elle se présente enceinte. « A l’époque, on pense que la petite mort [l’orgasme, nldr] est un facteur de fécondité, rappelle Julie Pilorget. On croit que pour tomber enceinte, il faut absolument avoir ressenti du plaisir au même moment que son époux. Les juges pensent que Marguerite a pu ressentir du plaisir et n’a donc pas été violée. C’est une fausse croyance qui perdure d’ailleurs bien après le Moyen-Âge. »

Traitement judiciaire

Peu de sources nous renseignent aujourd’hui sur la façon dont étaient jugés les crimes sexuels au bas Moyen-Âge (Xème - XVème siècle). « Ce qui est intéressant dans l’affaire entre Marguerite, Jean de Carrouges et Jacques Le Gris, c’est qu’il s’agit d’un duel pour viol et non pour adultère, note la médiéviste. Alors que la majorité des affaires jugées par le Parlement de Paris à l’époque sont des affaires d’adultères, on remarque donc un intérêt de plus en plus important dans les rares sources que nous ayons pour la question du viol à partir du XIIIème et XIVème siècle, notamment dans le contexte de la guerre de Cent Ans. » La Guerre de Cent Ans, ce conflit interminable entre la France et l'Angleterre - qui durera pour l’anecdote cent seize ans - a des répercussions néfastes sur les populations civiles. En particulier sur les femmes, qui se retrouvent alors seules pendant de longues périodes et donc exposées à la violence des soldats. « On a une explosion des dénonciations de viols de guerre perpétrés par des hommes en armes, ajoute Julie Pilorget. Ils sont souvent jugés sévèrement, surtout si la victime est vierge »

Les rares affaires de moeurs qui remontent au roi de France sont jugées par le Parlement de Paris mais il est souvent bien difficile de faire condamner les auteurs. « On a vraiment très peu de sources sur la procédure, analyse l’historienne. Les viols de guerre sont les plus dénoncés mais bien souvent, les soldats sont déjà loin. S’ils sont retrouvés, ils sont condamnés à la peine de mort. » Une justice qui reste inégale car elle diffère bien sûr selon le statut social de la victime. « Marguerite a le droit à une justice [bien qu’elle soit perçue comme injuste aujourd’hui, ndlr] car c’est une femme issue de l’aristocratie, souligne Julie Pilorget. Les paysannes, les femmes du peuple n’y ont pas accès. Pour elles, ça se règle en privé : soit par vengeance personnelle, soit il ne se passe rien. » 

Récit moderne 

Peu de sources également sur la façon dont sont perçues les victimes. « Celles qui osent dénoncer seront marquées par la honte mais ne seront pas bannies, note Julie Pilorget, on accorde tout de même un certain crédit à la parole de la victime - si elle est respectable - tout en privilégiant, comme on le voit dans le film, l’honneur de l’époux. »

Lire aussi : Enora Peronneau Saint -Jalmes : « Contrairement à ce qu’on pourrait penser, sous l’Ancien Régime, le viol n’est pas impuni »

Si les conditions des femmes et le traitement des crimes sexuels ont bien sûr évolué depuis le XIVème siècle, le parallèle avec notre époque est évident. « Le dernier duel est réaliste sur la société du Moyen-Âge mais aussi sur celle d’aujourd’hui. C’est en effet un triste récit moderne puisque la parole des victimes est encore aujourd’hui souvent remise en doute », déplore l’historienne. Combien de femmes voient en effet - à l’instar de Marguerite de Carrouges au XIVème siècle - remettre en cause leur témoignages par d’abjectes questions sur le plaisir qu’elles auraient éprouvées ? Et le dernier duel est-il finalement vraiment le dernier quand on pense au combat qu’elles doivent encore mener pour se frayer un chemin dans le long et tortueux tunnel de la justice ? Les récents et nombreux témoignages  #Doublepeine le confirment : les choses ont certes progressé mais finalement bien lentement en 600 ans. 

Lire aussi : #DoublePeine au commissariat de Montpellier : « Cela semblait normal pour lui de me culpabiliser, comme si c’était la procédure » 

Voir la bande-annonce du film :

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