La folle expé­rience des « colo­nies » d’aliénées

En 1892, des femmes placées dans des asiles vont aller vivre au sein de familles rurales du Cher. Ce projet, encadré par un médecin spécialisé, le docteur Auguste Marie, est la première expérience française de psychiatrie en milieu ouvert.

Sabine Weiss. Dun sur Auron colonie familiale pour aliénés 1951 1952 A
Dans une colonie familiale d'aliéné·es à Dun-sur-Auron (Cher) en 1951-1952

Le jeudi 15 décembre 1892, vingt-quatre femmes descendent du « tacot », un petit train aux banquettes de bois, et découvrent le village de Dun-sur-Auron (Cher). Clémence, Léontine, Joséphine, Eugénie, Rose, Sophie… Le matin, elles ont quitté l’asile Sainte-Anne, à Paris, pour participer à la première « colonie familiale pour aliénés » française. Il en existe déjà ailleurs en Europe, notamment en Belgique et en Écosse. Après une période d’observation, ces femmes vont vivre dans des familles qui ont accepté de les accueillir chez elles contre une rétribution. Pourquoi a-t-il été décidé de les faire sortir de l’asile ?

Asiles surpeuplés

Comme l’explique Juliette Rigondet, autrice d’une remarquable enquête sur cette première « colonie pour aliénés » en France 1 , depuis la loi de 1838 sur les aliéné·es, chaque département doit se doter d’« un établissement public spécialement destiné à recevoir et à soigner les aliénés ». Mais un demi-siècle plus tard, il manque encore des asiles et ceux des grandes villes sont surpeuplés : on est passé de onze mille personnes internées à plus de soixante mille.

La loi sur les aliéné·es, en associant maladie mentale et dangerosité, envoie à l’asile des personnes qui n’y étaient pas auparavant : « arriéré·es », épileptiques… « À l’époque, la totalité des malades était hospitalisée sous contrainte, explique Michel Caire, psychiatre, docteur en histoire et président de l’Association des amis du musée et du centre historique Sainte-Anne. Ils relevaient soit d’un placement d’office par les autorités en cas de trouble public, soit d’un placement volontaire demandé par les familles. » 

Vie « désespérante »

En ce qui concerne les femmes, comme l’écrit l’historienne Yannick Ripa, il suffisait qu’elles aient « le verbe agressif, l’injure haut criée » pour se retrouver internées 2 . En cette fin de XIXe siècle, on retient les malades à l’asile plus qu’on ne parvient à les soigner. Certains aliénistes prônent alors le recours au milieu ouvert. « Gustave Bouchereau, l’un des médecins en chef de Sainte-Anne, considérait que la vie à l’asile était désespérante et qu’elle aggravait l’état d’un certain nombre de malades, relate Michel Caire. Il partait du principe que, lorsque l’asile accueille moins de malades dits incurables et chroniques, on s’occupe mieux des autres. »

Le département de la Seine, dont dépend Sainte-Anne, décide donc de lancer cette première expérience de colonie familiale pour « aliénés tranquilles » en 1891. Un émissaire est chargé de visiter plusieurs communes afin de trouver le lieu le plus approprié. Il se rend à Dun-sur-Auron, dans le Cher, une ville de cinq mille habitant·es, où sévit une grave crise économique.

Dès la présentation du projet, une quarantaine de familles se déclarent prêtes à accueillir des aliénées. Qu’il s’agisse uniquement de femmes ne relève pas du hasard. « Les autorités politiques et médicales pensaient qu’elles feraient moins peur que des hommes à une population qui n’avait aucune familiarité avec la folie, éclaire Juliette Rigondet. On les avait choisies âgées, car d’autant plus “inoffensives”, mais aussi pour éviter tout risque d’“affaires de mœurs” entre ces femmes et les habitants. Cependant, les premiers placements furent un tel succès qu’on fit bientôt venir des patientes plus jeunes. »

Le docteur Auguste Marie, un jeune interne de 28 ans qui travaille dans le service du docteur Bouchereau, s’installe avec les premières aliénées à Dun-sur-Auron. Il crée un réseau d’infirmiers visiteurs devant s’assurer que tout se passe bien chez les familles nourricières. Le succès de la colonie est tel qu’elle compte 634 patientes en 1900. En 1898, une colonie destinée aux hommes s’installe à quelques kilomètres de là, à Ainay-le-Château (Allier). Dans la colonie de Dun, on comptera jusqu’à 1 536 patientes à la veille de la Seconde Guerre mondiale. 

Mieux-être

L’engouement ne tient pas à la guérison de ces femmes qui sont séniles, arriérées, psychotiques ou dépressives. « À la fin du XIXe siècle, les traitements psychiatriques au sens où on l’entend aujourd’hui n’existaient pas, rappelle Michel Caire. Les médecins essayaient simplement d’apprendre aux malades à se maîtriser sans renoncer à leur délire. Le travail étant considéré comme thérapeutique, ces femmes pouvaient effectuer de menus travaux contre une rémunération. » On espère aussi que le fait d’échapper aux terribles conditions asilaires et de disposer de la liberté d’aller et venir apporteront à ces femmes un mieux-être. Ce dont certaines témoignent dans des lettres à leur famille. Comme Anita, arrivée dans la colonie en 1907, dont Juliette Rigondet cite les propos : « Depuis que je suis à Dun, on ne me fait plus de misères. » « Deux ans après la création de la colonie, le docteur Marie constate une amélioration de l’état de certaines femmes, confirme l’autrice d’Un village pour aliénés tranquilles. Cela grâce à la liberté retrouvée et aux liens noués entre les malades et leurs familles d’accueil. Cela ne signifie pas que tout s’est toujours bien passé. Il y a eu des cas de maltraitance et d’abus. »

Aujourd’hui, on ne parle plus de famille nourricière mais d’accueil familial thérapeutique (AFT). Il existe seulement 2 609 places de ce type en France 3 , dont 245 à Dun-sur-Auron et ses environs. Depuis l’introduction de la mixité dans les hôpitaux, au cours des années 1970, on y accueille des femmes comme des hommes, atteints en majorité de schizophrénie, de troubles psychotiques ou délirants. « C’est une ressource qui continue d’être très précieuse pour quelques personnes, qui s’y épanouissent », témoigne Michel Caire.

  1. Un village pour aliénés tranquilles,
    de Juliette Rigondet. Éd. Fayard, 2019.[]
  2. La Ronde des folles. Femmes, folie et enfermement au XIXe siècle, 1838-1870, de Yannick Ripa. Éd. Aubier, 1992. []
  3. « L’offre de soins de psychiatrie dans les établissements de santé »,
    Dress, 2020.[]
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