Delphine Horvilleur, Kahina Bahloul et Alice Peyrol-​Viale : une juive, une musul­mane et une catho sont dans un resto…

Et ce n’est pas le début d’une mauvaise blague. La première est rabbine, la deuxième imame et la troisième envisage de devenir prêtre. Parce qu’en 2020, le fait religieux continuera inévitablement à faire couler de l’encre, Causette a réuni Delphine Horvilleur, Kahina Bahloul et Alice Peyrol-Viale le temps d’un déjeuner. L’occasion de parler féminisme, traditions… et de faire bisquer les extrémistes de tout poil.

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De gauche à droite : Delphine Horvilleur, Kahina Bahloul
et Alice Peyrol-Viale au comptoir du restaurant Anna,
à Paris, en novembre. © Rebecca Topakian pour Causette

Causette : Qu’est-ce qui vous a décidées à vous engager au sein de votre religion ?

Alice Peyrol-Viale : J’ai grandi dans une famille athée. Je n’ai eu la foi qu’à 20 ans. J’ai alors commencé à travailler dans un monastère en tant que guide touristique puis auprès d’associations interreligieuses. Ce qui me manquait énormément dans ce milieu, c’était la thématique « femmes ». J’ai donc créé Theology for Equality, une association qui propose un enseignement sur les théologiennes des trois religions abrahamiques. Je travaille aussi à la création d’un observatoire, Religious Feminisms Watch, qui s’intéresse au genre, à la sexualité et aux religions. Entre-temps, j’ai également rencontré Christina Moreira 1, l’une des rares femmes prêtres dans le monde. Ça a été le halo de lumière. On s’est revues. Et aujourd’hui, elle m’accompagne dans mon projet de prêtrise. Pour le mener à bien, j’effectue un cursus universitaire en connaissances et pratiques de l’inter­religieux, à Strasbourg, que je devrais poursuivre par un diplôme de théologie. 

Kahina Bahloul : C’est un chemin de vie. Je viens d’une famille aux origines multiples : un père algérien musulman, une mère française athée, une grand-mère juive polonaise et un grand-père français catholique ! J’ai grandi en Algérie, où j’ai suivi des études de droit. J’ai donc étudié le Code de la famille algérien, dont la source première est la jurisprudence musulmane, extrêmement discriminante vis-à-vis de la femme. Ça m’a beaucoup questionnée, parce que je n’imaginais pas du tout un Dieu injuste ou misogyne. Et puis, j’ai aussi vécu la décennie noire en Algérie. J’ai vu les ravages du terrorisme et des mouvements fondamentalistes islamistes. Donc mon premier réflexe, après ma maîtrise, a été de prendre de la distance avec la religion. Je suis venue en France et, pendant des années, j’ai travaillé dans les assurances. Mais avec le décès de mon père, j’ai eu besoin de revenir à la spiritualité. J’ai commencé à m’inté­resser au soufisme, j’ai repris des études d’islamologie. Puis il y a eu les attentats de 2015 et là j’ai créé une association pour lutter contre la radicalisation sur les réseaux sociaux. Dans cet engagement, j’ai découvert la première femme imame de l’époque contemporaine, Amina Wadud, qui officie aux États-Unis. Et sa consœur danoise Sherin Khankan. Ça a été le déclic. J’ai compris qu’on pouvait être femme et accéder au ministère religieux. Aujourd’hui, je travaille donc à fonder une mosquée libérale à Paris. J’ai dirigé mon premier office religieux en mars 2019.

Delphine Horvilleur : Je suis née dans une famille juive assez traditionaliste et je me suis toujours intéressée à mon identité juive. J’ai entrepris des études de médecine puis de journalisme. J’ai aussi vécu en Israël et c’est à cette époque que je me suis mise à chercher des cours de Talmud et d’exégèse [interprétation des textes, ndlr]. Bien souvent, on me disait « il y a des cours, mais pas pour les femmes ». Quelqu’un m’a donc conseillé de partir aux États-Unis, où il existe des mouvances religieuses progressistes. Ça a été pour moi un moment de révélation. Il y avait une ouverture d’esprit particulière : des hommes et des femmes m’enseignaient le Talmud et il y avait autour de moi plein de femmes ­rabbins. Un jour, un ami rabbin m’a demandé : « Avec ton parcours, pourquoi tu n’envisages pas le rabbinat ? » J’ai explosé de rire. Lui n’a pas ri. Ça m’a ouvert une porte. C’était une évidence. Et j’ai été ordonnée rabbin à New York en 2008. 

Vous qualifiez-vous de féministe ?

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Delphine Horvilleur, rabbine.
© Rebecca Topakian pour Causette

Delphine : Je suis féministe et juive. Mais je ne suis pas « féministe juive », car je ne suis pas très à l’aise avec les discours qui suggèrent que le féminisme est dans le texte. La question n’est pas de savoir si Maïmonide [théologien, philosophe et médecin juif], au XIIe siècle, était féministe ou si le Talmud, édité au IVe siècle, l’est. C’est comme se demander si Jésus ou Mahomet auraient milité au Mouvement de libération des femmes dans les années 1960… Quand on commence à greffer son agenda sur le texte, on est toujours dans une certaine mauvaise foi. Car on le sait, ces textes sont chargés du patriarcat de leur temps. Et puis, on peut aussi bien démontrer à coups de versets que la Bible est féministe ou qu’elle est misogyne. Pour moi, l’apport du féminisme est de continuer à faire parler les textes en apportant une pensée critique de notre temps.

Alice : Moi, je me dis facilement féministe catholique, parce que je revendique mon féminisme dans la vie de tous les jours, mais aussi au sein de l’institution, à travers la réappropriation des textes, dont l’enseignement est dominé par des hommes. Je distingue ma foi de l’Église, qui est une institution, donc, à partir de là, je conserve ma liberté de penser. Ce qui génère un rapport un peu conflictuel, notamment avec la morale sexuelle de l’Église, puisque je suis pour l’avortement et la contraception.

Kahina : Je ne peux pas me qualifier de féministe ou, en tout cas, ce n’est pas le départ de ma démarche. Mais quand on est une femme et que l’on s’intéresse à la religion, on est forcément qualifiée de féministe. Parce qu’on revendique une place qui, jusque-là, n’est pas complètement naturelle pour nous. Je trouve ça réducteur, et je crois qu’être véritablement féministe, c’est s’autoriser, en tant que femme, à investir tous les espaces. C’est ce que je fais dans mes travaux de recherche, puisque ma thèse ne traite ni de la question féministe ni de l’imamat féminin, mais d’un grand penseur mystique du XIIe siècle : Ibn’Arabî.

Comment expliquez-vous que le féminin soit un sujet si épineux dans vos religions ?

Delphine : La question du féminin reflète notre position sur l’altérité. La place de l’Autre. C’est la question la plus subversive pour les voix conservatrices. La résistance suprême. J’ai la conviction que si nos traditions religieuses n’avancent pas sur la place politique des femmes, elles n’avanceront pas non plus sur la question du non-croyant, de la mixité, de l’homosexualité ou des conversions.  

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Kahina Bahloul, imame.
© Rebecca Topakian pour Causette

Kahina : Je suis complètement d’accord. Pour moi, le fait que la place de la femme attire tant d’attention est un indicateur de la place que l’on accorde à l’Autre.

Delphine : Et puis on est aussi confrontées à un discours apologétique, soit un discours qui encense le féminin… pour mieux enfermer les femmes. Dans le judaïsme, ce sont elles qui transmettent la tradition. On s’en remet à elles pour l’éducation des enfants, leur rôle est donc sacré. Contrairement aux pauvres hommes, qui auraient donc besoin d’avoir des titres, des fonctions et des devoirs religieux… 

Alice : Le discours différentialiste de l’Église catholique consiste à dire que la femme est complémentaire de l’homme dans ses aspirations profondes – l’accueil, les soins, la maternité… –, mais non égale. Ce qui est un problème fondamental. L’Église a réglé la question du dialogue interreligieux depuis les années 1960 et le concile du Vatican II, mais elle n’a toujours pas réglé la question de la femme. Fin octobre 2019, il y a eu le synode sur l’Amazonie, qui a ouvert le débat sur le fait que les femmes puissent devenir diacres. Mais c’est tout. Aujourd’hui encore, être ordonnée prêtre au sein d’une communauté féminine, comme je l’envisage, conduit à être excommuniée de l’Église. D’ailleurs, quand j’ai lu l’évangile de Marie de Magdala [aussi appelée Marie-Madeleine], ça a réveillé beaucoup de choses. C’est une femme qui a joué un rôle majeur et qui était chargée d’un message par le Christ. Mais elle n’a pas été reconnue comme apôtre. Au contraire, elle a été invisibilisée et relayée au rang de potentielle prostituée. Forcément, son chemin d’exclusion et de non-reconnaissance résonne en moi. 

Kahina : Je crois aussi que le corps féminin – et les femmes en général – a constitué un tel mystère pour les hommes qu’ils sont allés loin dans la construction théologique sur le sujet. En témoignent les recueils de jurisprudence musulmane sur les menstrues, présentées comme impures. Malheureusement, cette idée est restée bien ancrée dans les mentalités d’une grande majorité des musulmans. Il aurait peut-être suffi de donner la parole aux femmes ou de leur donner plus de place pour qu’elles en parlent de manière très simple et qu’il y ait un terreau de compréhension. 

Delphine : Je pense qu’il faut toujours prendre en compte l’histoire de l’interprétation des textes, comment ils ont été traduits, avec quel agenda politique, dans quel contexte. Prenons par exemple la célébrissime côte d’Adam [dont la femme est censée être issue], sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Dans le texte de la Genèse, il n’y a pas d’histoire de pomme ni de masculin créé en premier. On a traduit le mot hébreu tsela’ par « côte », alors que c’est un mot qui se traduit par « côté ». C’est-à-dire que la femme a été créée « à côté » de l’homme. Ce qui ouvre la possibilité d’un face-à-face entre le masculin et le féminin, d’une relation de sujet à sujet. Je vous laisse imaginer à quoi aurait pu ressembler notre civilisation à un accent près…

Quel changement aimeriez-vous impulser dans la société et le rapport qu’elle entretient à vos religions ?

Delphine : Je pense qu’il est très important de lutter pour le pluralisme religieux. Ce qui est d’autant plus difficile dans un contexte de montée du racisme et de l’antisémitisme en France, où nos communautés se vivent, souvent à juste titre, comme menacées. Il faut donc mener simultanément deux combats : un combat politique national et un combat interne à nos traditions, pour reconnaître qu’il existe DES voix religieuses. Et puis dialoguer entre religions. Pour se rappeler que, même si on n’habite pas la même maison, on a la même adresse.

Kahina : Le week-end dernier, j’ai participé à un dîner où il y avait autour de la table des amis musulmans, ­chrétiens et juifs. On m’a posé un peu la même question et ma ­première réaction a été de dire : « Je crois que le plus urgent, c’est de faire un travail de réforme interne au sein de la religion musulmane. » J’étais assez dure. Alors, un ami juif m’a répondu : « Oui, mais quand on voit toute ­l’hystérie du débat autour du foulard des femmes musulmanes, il faut aussi se défendre. » Et j’ai beaucoup aimé la conclusion à laquelle nous sommes arrivés, qui est que chacun doit faire un travail pour reconnaître ce qui ne va pas en soi et que c’est à l’autre de vous défendre. J’ai trouvé ça magnifique.

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Alice Peyrol-Viale, désire devenir prêtre.
© Rebecca Topakian pour Causette

Alice : Pour ma part, je pense qu’il faut aussi diversifier les « role models » de femmes catholiques. Aujourd’hui, celles qui ont du pouvoir dans le débat public, ce sont des Marion Maréchal, Charlotte d’Ornellas, Eugénie Bastié… des profils très bourgeois, parisiens, blancs, de droite, voire d’extrême droite, proches des mouvements identitaires. Qu’y a-t-il comme contrepoids ? L’Église de gauche des années 1970-1980 est en train de crever. Alors il y a certes des figures comme Anne Soupa 2, mais le processus d’identification est compliqué pour ma génération. C’est pour ça que, comme d’autres jeunes femmes catholiques, je me suis beaucoup inspirée des mouvements féministes islamiques, par exemple l’association Lallab.

Comment réagissez-vous face aux critiques, voire aux menaces, des franges conservatrices, opposées à vos approches progressistes ?

Kahina : Souvent, dans les milieux musulmans, on me demande : « Était-il nécessaire de vouloir cette fonction ? Ne pouvais-tu pas simplement être engagée, enseignante ou théologienne ? » Eh oui, cela peut aller jusqu’à des insultes, des menaces. On m’oppose souvent l’argument que je dévoie le « vrai islam ». C’est vraiment problématique de croire détenir la vérité absolue. Rachid Benzine [islamologue et coauteur d’un livre avec Delphine Horvilleur] dit que « l’ennemi du savoir, ce n’est pas l’ignorance, mais c’est la certitude ». 

Delphine : Oui ! Ce qui nous distingue des conservateurs, ce n’est pas notre rapport à la loi juive, à la cacherout – la façon dont on mange casher – ou à la façon dont on vit le shabbat. La différence fondamentale, c’est qu’eux sont convaincus d’être les vrais et moi pas. Je ne crois pas que ma vision des choses soit plus véritable ou authentique qu’une autre. C’est celle que j’ai choisie. Le propre des fondamentalismes, c’est de faire comme s’il n’y avait pas d’Histoire et de dire que ce qui est aujourd’hui a toujours été. Plein de gens s’imaginent que la question des normes alimentaires ou vestimentairesa toujours été hyper centrale. Mais ce n’est pas vrai ! Il y a des moments où l’on a fait avec et d’autres moins. Pour moi, la vraie question, ce n’est pas « comment les textes peuvent-ils être interprétés » par les uns ou par les autres, mais « comment nous souhaitons qu’ils soient lus par les prochaines générations pour construire une société de justice et d’égalité » ?

Alice : J’aimerais aussi ajouter que le combat pour nos valeurs progressistes se fait aussi bien au sein de notre communauté qu’à l’échelle de la société. Car l’inclusion des minorités est loin d’être acquise, y compris chez les athées ou chez les agnostiques.

Comment transmettre une lecture émancipatrice des religions dans des sociétés traditionnelles ou très conservatrices ? 

Delphine : Pour moi, la clé, c’est l’éducation des jeunes filles. Tant qu’elles n’ont pas accès au savoir, à la lecture et à l’interprétation, tout ce qui leur parvient est filtré. Et on fait perdurer le problème. Il existe un paradoxe parlant : les critiques les plus virulentes et violentes contre ma position, depuis onze ans, ne viennent pas d’hommes. Elles viennent de femmes.

Kahina : Je suis totalement d’accord. Parfois, les plus terribles gardiennes du patriarcat ­religieux sont les femmes. À ce titre, j’aime beaucoup le livre de Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes. Il explique que les mères protègent le schéma traditionnel patriarcal parce qu’il n’y a qu’à l’intérieur de ce schéma qu’elles peuvent être reconnues et exister en tant que femmes, aussi limité que soit ce ­territoire. Il n’y a que l’éducation qui peut déconstruire tout ça et rappeler que si ces règles existent, c’est parce que des hommes les ont écrites par intérêt politique. 

1. Christina Moreira,Française installée en Espagne, est membre du mouvement des Femmes prêtres catholiques romaines.
2. Journaliste et théologienne, Anne Soupa a cofondé le Comité de la jupe, en 2008, pour promouvoir la place des femmes dans l’Église catholique.

Cette rencontre a été rendue possible grâce à l’accueil (et aux délices !) du restaurant Anna. Merci à son propriétaire, Simon Auscher, et à son chef, Olivier Le Corre. 
Anna : 134-136, rue Saint-Maur, 75011 Paris. tannat.fr/annabarrestaurant

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