angleterre gertrude bell
Gertrude Bell, femme de lettres et exploratrice britannique. © Albert Harlingue / Roger-Viollet - Liam Sims

Gertrude Bell, l’aventurière des sables

Le des­sin des fron­tières de l’Irak ? C’est elle. La stra­té­gie bri­tan­nique en Mésopotamie dans les années 1920 ? Idem. Le pre­mier musée de Bagdad ? Aussi… Archéologue, espionne, alpi­niste, Gertrude Bell a pas­sé sa vie à son­der les déserts du Moyen-​Orient. Elle en est deve­nue la « reine sans cou­ronne ».

Gertrude Bell a tou­jours eu deux carac­té­ris­tiques prin­ci­pales : le fait d’être une intel­lec­tuelle et celui d’être une tête brû­lée. À 13 ans, en 1881, la fillette se réjouit de lire The Tower of London, un bou­quin « plein de meurtres et de tor­tures […], très sym­pa­thique », écrit-​elle dans une lettre à sa famille. À 20 ans, lors de son grand oral à Oxford – une époque où les étu­diantes devaient par­fois assis­ter au cours de dos, pour ne pas regar­der le pro­fes­seur en face – elle contre­dit ouver­te­ment le jury en cri­ti­quant le roi Charles Ier. Cela ne l’empêche pas d’être la pre­mière femme à sor­tir major de sa pro­mo­tion de la fac d’Histoire… Au grand dam de sa belle-​mère, Gertrude prend alors seule le métro et s’insurge de ne pas être invi­tée aux garden-​parties de ses cama­rades mas­cu­lins. La jeune femme affiche très tôt son désir de bous­cu­ler l’ordre éta­bli. Seule excep­tion : la cause fémi­niste, puisqu’elle fait un temps par­tie de la Ligue bri­tan­nique des femmes, un comi­té anti­su­fra­gette… dont les argu­ments sont : tant que les femmes croi­ront que leur domaine est la cui­sine et la chambre à cou­cher, elles ne pour­ront prendre part au débat poli­tique ni aux déci­sions sur la nation. 

La vie de Gertrude Bell débute dans un cadre on ne peut plus pai­sible. Elle naît le 14 juillet 1868, dans un domaine cos­su du nord de l’Angleterre, dans une famille de riches indus­triels. Sa mère décède lorsqu’elle a 3 ans. Elle noue alors un lien pro­fond avec son père, qui l’encouragera dans qua­si toutes les aven­tures de sa vie. En secondes noces, il épouse une femme qui, elle, est un peu plus tra­di. Elle tente d’élever Gertrude en lady ran­gée. Mais, croyant assa­gir sa belle-​fille en l’envoyant décou­vrir la haute socié­té chez son frère, ambas­sa­deur bri­tan­nique à Téhéran (Perse), elle attise en réa­li­té ses pen­chants pour l’aventure. Gertrude a 24 ans. Elle est frap­pée d’un coup de foudre magis­tral pour « l’Orient ». Un amour qui la mène­ra au bout du désert ­d’Arabie et au som­met de la poli­tique étran­gère britannique. 

Au départ, cela com­mence soft. Gertrude vit sa pas­sion orien­tale à tra­vers les lettres. Lors de son séjour à Téhéran, elle se plonge dans l’étude du perse et de l’arabe lit­té­raire. Elle raconte son émer­veille­ment dans son pre­mier ouvrage, paru deux ans plus tard : Persian Pictures. Puis elle tra­duit Poems from the Divan of Hafiz, un recueil de poé­sie lyrique per­sane. Intellectuelle, on vous a dit ! En paral­lèle, Gertrude fait cepen­dant déjà preuve de badass atti­tude. Alors que le sport d’hiver n’est pas du tout déve­lop­pé, son hob­by consiste à gra­vir des som­mets alpins. Comme La Meije (3 984 mètres) ou le Mont-​Blanc (4 809 mètres). Ascensions qui lui valent l’honneur d’avoir un pic bap­ti­sé à son nom dans les Alpes suisses : le Gertrudspitze. 

L’Orient à dos de chameau
mr amp mrs winston churchill t.e.lawrence and gertrude bell on camels in front of the sphinx. Egypt 15th February 1921
Winston Churchill et son épouse, Gertrude Bell (au centre) et Thomas
Edward Lawrence devant le Sphinx, en Égypte, le 15 février 1921.
© Fremantle /​Alamy Stock Photo – Liam Sims 

C’est au tra­vers de l’Histoire ancienne que Gertrude revient à l’Orient. À 31 ans, elle part à Jérusalem et visite les ruines de Palmyre, Alep, Petra. Elle en tire des notes pré­cises et quelque cinq cents pho­to­gra­phies, consi­dé­rées comme des « docu­ments d’importance inter­na­tio­nale », com­mente aujourd’hui Mark Jackson, res­pon­sable des Archives Gertrude Bell. S’ensuivent de nom­breuses expé­di­tions, en Syrie, en Turquie, en Mésopotamie… Au cours de l’une d’entre elles, Gertrude découvre le palace d’Ukhaidir, en Irak, une for­te­resse datant de 775 après Jésus-​Christ. Ainsi va-​t-​elle, à dos de cha­meau, tout au long des années 1910. Et ce, contre le gré des auto­ri­tés bri­tan­niques et otto­manes, qui échangent force télé­grammes à son sujet pour s’informer de ses dépla­ce­ments. Elle pour­suit, à « [s]es risques et périls », assume-​t-​elle dans une lettre. Tête brû­lée, on vous a dit aussi !

Espionne des sables

À noter que l’exploratrice ne voyage pas léger-​léger. Son équi­pe­ment com­prend sa propre « librai­rie de tra­vail », pré­cise Mark Jackson, mais aus­si, se plaisent à rap­por­ter d’autres sources, des robes de soi­rée et une bai­gnoire en toile, trans­por­table. Lorsqu’elle ne passe pas son temps libre « à déve­lop­per ses pho­tos », comme elle le relate dans une lettre, Gertrude écrit dans ses car­nets de voyage et dans ses nom­breuses mis­sives, pour la plu­part adres­sées à son père (lettres qui servent aujourd’hui à docu­men­ter son his­toire). Elle les ter­mine sou­vent par « Inch Allah ». 

Le che­min de l’exploratrice se corse en 1913, date de son départ pour Haïl, une ville d’Arabie répu­tée par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuse. À son arri­vée, Gertrude y reste cap­tive des auto­ri­tés locales pen­dant onze jours. Onze jours qui lui font dire qu’à Haïl « le meurtre coule comme du petit-​lait » et confier à son père qu’elle n’est plus la même femme. Mais l’expérience lui donne l’occasion de ren­con­trer de nom­breuses tri­bus, de réper­to­rier leurs cou­tumes, leurs liens, leurs conflits… Bref, de les com­prendre. Son retour à Constantinople, vivante, quatre mois plus tard, scotche tout le monde. À tel point que la Royal Geographic Society lui décerne son hono­ri­fique médaille.

Comme la guerre vient d’éclater et que peu de diplo­mates bri­tan­niques connaissent avec minu­tie les socié­tés moyen-​orientales, Gertrude devient incon­tour­nable pour le gou­ver­ne­ment. À leur demande, elle leur four­nit ses notes de voyage. Après un bref pas­sage à la Croix-​Rouge, en France et au Royaume-​Uni, l’armée la recrute comme offi­cier de ren­sei­gne­ment au bureau du Caire (Égypte), char­gée de sur­veiller le Moyen-​Orient. C’est là que ses plus impor­tantes mis­sions com­mencent. Elle se rend en Inde pour ren­con­trer le vice-​roi et accor­der les stra­té­gies des dif­fé­rents bureaux de ren­sei­gne­ment de l’Empire. Pourtant, en dehors du monde de la diplo­ma­tie, on pense tou­jours impos­sible qu’une femme soit capable de tels actes. Et lorsqu’est édi­té The Arab of Mesopotamia, un ouvrage que Gertrude publie ano­ny­me­ment, la cri­tique salue ce texte, qu’elle attri­bue tout natu­rel­le­ment à « un groupe d’hommes de ter­rain anonymes ». 

Les bases de l’État irakien

Gertrude Bell gra­vit encore les éche­lons mili­taires en 1919, quand l’armée bri­tan­nique enva­hit Bagdad. Elle y est envoyée en tant que com­man­dante. Commence alors, comme elle le confie dans une lettre, « la par­tie la plus inté­res­sante de [s]a vie ». 

C’est au cours de cette période qu’elle pose les bases d’un État : l’Irak. Excusez du peu ! Ce qui n’était pas un com­bat gagné d’avance. À l’époque, Gertrude sou­tient le man­dat bri­tan­nique. « L’Orient » ne peut « se sta­bi­li­ser de lui-​même », ce que « nous ne pou­vons auto­ri­ser dans l’intérêt de la paix uni­ver­selle », estime-​t-​elle dans une lettre à son père, en 1919, qui ferait bon­dir les anti­co­lo­nia­listes contem­po­rains… En revanche, elle s’oppose à la manière de faire. « Nous leur avons pro­mis un gou­ver­ne­ment arabe avec des conseillers bri­tan­niques et nous avons mis en place un gou­ver­ne­ment bri­tan­nique avec des conseillers arabes », s’insurge-t-elle, dans une autre lettre. Les rébel­lions suc­ces­sives de Bagdad prouvent que la popu­la­tion lui donne raison.

Les années sui­vantes, elle orga­nise un petit lob­bying pour pous­ser en avant les hommes poli­tiques ira­kiens sus­cep­tibles de gou­ver­ner. Elle devient une per­son­na­li­té si connue dans la vie publique que les habitant·es la sur­nomment « Umm al-Mu’minîn » (« la mère des croyants »), titre qui n’avait jusque-​là ser­vi à dési­gner que les femmes du Prophète (!). En 1919, elle est la seule femme diplo­mate à par­ti­ci­per à la Conférence de la paix de Paris pour déter­mi­ner le règle­ment de la Grande Guerre. En 1920, elle est la pre­mière femme à publier un rap­port stra­té­gique offi­ciel pour le gou­ver­ne­ment. Il porte sur la Mésopotamie. En 1921, elle des­sine la fron­tière sud de l’Irak et super­vise l’élection de Fayçal comme pre­mier roi du pays. Il l’appelle « ma sœur ». Sur les pho­tos de son cou­ron­ne­ment, avec son indé­bou­lon­nable cha­peau et sa jupe longue, Gertrude est au pre­mier rang. 

“L’amie de l’Irak” 

La fin de sa vie sera consa­crée à son pre­mier amour : ­l’archéologie. Le roi Fayçal la nomme direc­trice hono­raire des anti­qui­tés, titre au nom duquel elle super­vise la créa­tion du musée de Bagdad. Sitôt l’inauguration faite, Gertrude se ren­ferme. On la dit depuis quelques années sujette à la dépres­sion. Est-​ce la soli­tude qui pèse ? Son pre­mier fian­cé fut refu­sé par son père et son deuxième grand amour – un homme marié avec qui elle entre­tint une ardente rela­tion épis­to­laire – mou­rut au front.

Gertrude Bell meurt d’une over­dose de som­ni­fères en 1926, deux jours avant son 58e anni­ver­saire. Suicide ou mal­adresse… on ne sau­ra jamais. Le Baghdad Time dit alors d’elle qu’« elle était l’amie de cen­taines d’Irakiens, mais avant tout, elle était une amie et un sou­tien incon­di­tion­nel de l’Irak ». Le block­bus­ter amé­ri­cain Queen of the Desert (2015), – qui la pré­sente sous le prisme de ses his­toires de cœur, inter­prée par une Nicole Kidman lar­moyante – heu­reu­se­ment la dépeint aus­si comme la « reine sans cou­ronne du désert ». L’honneur est sauf !

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