HS11 marie laguerre
© Smith pour Causette

Marie Laguerre : mar­cher en paix

À l’été 2018, en postant sur Facebook la vidéo de son agression par un inconnu dans la rue, cette étudiante en architecture de 23 ans est devenue l’un des visages de l’ère #MeToo. Depuis, elle multiplie les conférences et les actions afin de lutter contre toutes les formes de sexisme. En février 2020 paraîtra son premier livre.

Début octobre, à peine 10 heures du matin, Marie Laguerre débarque, pas tout à fait réveillée, à la terrasse d’un café de Belleville, dans le Nord-Est parisien. Ses longues boucles brunes sautillent sur le velours de sa chemise bleue. « J’ai fait une insomnie cette nuit », soupire la jeune femme de 23 ans, en s’asseyant avant de commander un crème. « Ça va Marie ? » lui demande le serveur, qui lui claque la bise. Marie a emménagé il y a un peu plus d’un an dans le quartier. Dix jours après, elle en devenait malgré elle une figure. 

Tout remonte à l’été 2018. À l’époque, elle s’apprête à être diplômée par son école d’ingénieurs en Bretagne, quand elle reçoit une lettre d’admission en troisième année à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Belleville. « Je n’osais même pas rêver d’y être admise », s’étonne-t-elle encore aujourd’hui. Mais, dès son arrivée à Paris, elle expérimente puissance dix le harcèlement de rue. Le long du terre-plein du boulevard de la Villette, ­l’artère dorsale de l’arrondissement, des hommes la hèlent sur son passage. Ce sont des « psitt », des « princesse » et parfois même des « sale pute ». Alors, ce 24 juillet, quand un nouvel inconnu lui envoie un bruit de succion, son sang ne fait qu’un tour. « Ta gueule ! » réplique-t-elle. « Je ne pensais pas qu’il allait m’entendre. J’ai avant tout répondu pour moi-même, pour ne pas rester passive », nuance l’ingénieure. 

La scène se déroule en bordure d’une terrasse de café – juste en face de là où nous sommes installées. L’homme s’empare d’un cendrier pour tenter de la frapper avec. Heureusement, il rate sa cible. Marie se cabre, le regard noir. « Je ne voulais pas baisser les yeux. Ni fuir. J’étais dans mon bon droit. Je n’avais pas peur. Le temps s’était comme arrêté. » L’inconnu lui décoche un coup de poing en plein visage, si violent que la jeune femme, déséquilibrée, fait deux pas de côté. L’agression a duré à peine deux minutes. Sonnée, Marie se réfugie d’abord chez elle. S’asperge le visage d’eau fraîche. Demande conseil à ses proches. Puis rebrousse chemin pour récupérer des témoignages et aller au commissariat. Les consommateurs encore sur place l’entourent, compatissent, lui offrent à boire. Le serveur lui apprend que le café est doté d’une caméra de surveillance. Marie s’en sert pour porter plainte – l’agresseur écopera de six mois ferme – et publie les images sur Facebook. « Le harcèlement, c’est au quotidien. Ces hommes, qui se croient tout permis dans la rue, qui se permettent de nous humilier et qui ne supportent pas qu’on s’en offusque, c’est inadmissible. Il est temps que ce genre de comportement CESSE », écrit-elle, majuscules comprises, pour accompagner la vidéo. « Je n’étais pas activiste avant ça. C’était même la première fois que je postais en public », se souvient Marie, alors qu’elle termine son petit crème. 

Son message repris par l’ONU

De « j’aime » en « partage », la vidéo circule jusqu’à être visionnée plus de 9 millions de fois. Hasard du calendrier, le délit d’outrage sexiste entre alors bientôt en vigueur, à travers la loi dite « Schiappa » du 3 août 2018. Le sujet est d’actualité. Plus d’une centaine de journalistes la contactent : TF1, Libération, la BBC en Grande-Bretagne, CNN aux États-Unis, Globo au Brésil, etc.

Sur la table du café, Marie a déposé son carnet à imprimés tropicaux, celui qu’elle apporte partout avec elle en interview. Un véritable petit annuaire du journalisme mondial et bien au-delà. Dans une campagne de lutte contre les violences de genre, le 25 novembre 2018, l’Organisation des Nations unies (ONU) a présenté un clip vidéo dans lequel Marie Laguerre aborde la notion de continuum des violences : « Quand on décide de lutter contre le harcèlement de rue, il faut lutter en parallèle contre toutes les formes de sexisme. Tout est lié. C’est aussi lutter contre le harcèlement au travail. C’est aussi lutter contre les violences conjugales. C’est aussi lutter contre les stéréotypes dès l’enfance. » 

Marie s’exprime de façon simple et précise – du « féminisme pédagogique », dit-elle. « Je parle avec mes tripes. Si j’avais été incapable de dire trois mots devant la caméra, ­l’affaire se serait arrêtée plus vite, résume-t-elle. Je dois continuer à prendre la parole, j’en ressens la responsabilité vis-à-vis de celles qui ne le peuvent pas. » Quitte à répéter inlassablement son histoire, jusqu’à l’écœurement : « À chaque fois, je revis la scène. » 

Cyberharcèlement

Nos cafés terminés, nous prenons le chemin de son appartement, en contournant soigneusement le lieu de l’agression. Marie évite toujours d’emprunter ce trottoir-là. Parler a un coût : celui des angoisses, des insomnies. Il y a quelques mois, elle en est persuadée, elle a recroisé son harceleur dans la rue – il n’est plus en détention. Son estomac se noue parfois à la simple idée de sortir, mais aussi de se connecter à Internet. Depuis un an, la messagerie privée de la jeune femme est un défouloir de haine. À chaque nouvelle intervention publique, les messages d’insultes abondent dans ses notifications : « Ça a été très intense l’an dernier autour du procès. Ça s’est un peu calmé ces derniers mois. » 

La plainte pour cyberharcèlement qu’elle a déposée en décembre 2018 est en cours d’instruction. « Je ne regrette rien et je le referais si c’était à refaire, insiste l’activiste. Oui, je galère un peu. Mais j’essaie de mettre les choses en perspective. Ma vie, c’est un petit moment dans la grande Histoire, et c’est le plus important. »

Pour gérer l’ouragan qui a déferlé sur son quotidien, Marie a étalé sur deux ans son programme de troisième année de licence. Pour cette rentrée, l’étudiante arrive pleine de bonnes résolutions. « J’essaie de me construire une vie plus équilibrée. Le militantisme, c’est presque un travail à mi-temps. »

Au fil des derniers mois, Marie Laguerre est devenue l’une des voix du féminisme nouvelle génération. Celui de l’ère #MeToo, à cheval entre la rue et le Web. Elle jongle d’une organisation à une autre, telle une free-lance de l’activisme. Quelques jours avant notre rencontre, elle collait des affiches antiféminicides sur les murs de la capitale avec Marguerite Stern, la militante à l’origine du projet. Une semaine plus tard, elle se glissera dans le cortège Femen des « mortes vivantes » prenant d’assaut les allées du cimetière Montparnasse. Au moment où l’on écrit ces lignes, elle s’envole vers le Danemark pour intervenir dans une conférence. 

Elle a aussi signé une tribune pour soutenir Sandra Muller, l’initiatrice de #BalanceTonPorc, condamnée pour diffamation le 25 septembre, qui a dû verser 15 000 euros de dommages et intérêts à Éric Brion. Après celui de Marie, c’était l’autre grand procès relatif à un fait de harcèlement en France en 2019. Mais, cette fois-là, la victime était sur le banc des accusé·es pour avoir publié ce Tweet dénonciateur : « “Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit” Éric Brion ex-patron ­d’Equidia #balance­tonporc. » « Le message qui ressort de ce jugement, c’est que les femmes doivent se taire », lâche avec amertume Marie.

Nous arrivons chez elle, le petit studio où elle avait emménagé peu avant l’agression. Les murs sont parsemés de souvenirs : des Polaroid avec ses ami·es, le poster d’un documentaire sur la sexualité féminine. Sur sa table de chevet, il y a des livres d’architecture mêlés à ceux des autrices féministes Christine Delphy et Andrea Dworkin. 

Graine de rébellion

En février 2020 sortira son premier livre. Marie, allongée sur son petit canapé, et moi assise sur sa table d’architecte, nous avons passé de longues heures à ausculter l’éclosion d’une conscience féministe dans l’espoir de semer chez d’autres la graine de la rébellion. « Comme beaucoup de femmes, je peux parfois manquer de confiance en moi, éprouver un syndrome de l’imposteur. Toute cette histoire m’a permis de réaliser que je peux me surpasser. On a toutes des capacités enfouies et il faut se faire confiance pour oser les exploiter », livre-t-elle d’une traite. 

Bientôt, Marie va déménager dans un autre quartier. Peut-être même qu’elle partira, l’an prochain, en échange universitaire : « Loin. Pourquoi pas en Asie. » Mais elle hésite. Elle se sent tellement engagée en France… 

Rebellez-vous !, de Marie Laguerre et Laurène Daycard. Éd. L’Iconoclaste. Sortie le 19 février 2020

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