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© David Himbert / Hans Lucas

Angèle, por­trait d'une fémi­niste pop

Trois ans après la sortie de son premier album et son gigantesque succès, Angèle revient avec Nonante-Cinq, à paraître le 3 décembre sur les plateformes d'écoute avant sa sortie officielle le 10 décembre. Et c’est peu dire qu’il est attendu. Ce retour s’accompagne de la sortie d’un docu Netflix dans lequel la chanteuse se raconte, diffusé à partir du 26 novembre. En trois ans, Angèle s’est imposée dans le paysage musical, certes, mais aussi féministe. Retour sur l’histoire de celle qui a contribué à populariser et à mettre sur le devant de la scène un mouvement sociétal de fond.

Printemps 2020. Angèle est confinée chez elle, comme le reste de la planète. Sauf que tout le monde n’a pas rempli quatre soirs de suite l’Accor Arena, à Paris, un mois plus tôt. Passer d’une salle de vingt mille personnes à des apéros Zoom, la décompression est sévère. La chanteuse se retrouve seule face à son piano et la truffe humide de sa chienne, Pépette. Cette pause impo- sée lui offre toutefois une respiration et de l’inspiration. Au milieu du chaos sanitaire, elle pose les bases de deux nouveaux titres : Bruxelles, je t’aime et Libre. Sans crier gare, un deuxième album est sur les rails. Il faut parfois s’arrêter pour mieux repartir.

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© Capture d'écran Instagram @Angèle_vl

Depuis la sortie de son premier single, La Loi de Murphy, en octobre 2017, la jeune Belge a été emportée dans un tourbillon. « Dès le début, j’ai été dépassée, reconnaît-elle, assise à l’arrière d’un van qui la conduit dans Paris vers une séance d’essayage. Comme catapultée, j’ai perdu pied assez vite. Cela ne signifie pas que c’était négatif, mais tout s’est fait dans l’urgence. » Angèle a capté l’air du temps (les réseaux sociaux, la sexualité, le sexisme...) pour le mettre en tubes élec- tro-pop. Mais le vent de fraîcheur venu de Belgique prend vite l’ampleur d’une tornade. Balance ton quoi la propulse en icône féministe. Ta Reine fait d’elle une voix de la communauté LGBTQI. Brol, son premier album, vendu à plus de 1 million d’exemplaires en France et 500 000 dans le monde, a mis un sacré bazar dans sa vie.

« Elle a un côté ‘girlnext door’ pleine d’autodérision. C’est plutôt rare. Son discours frontal est simple mais chargé de sens »

Rebecca Manzoni, journaliste, chroniqueuse et productrice radio

Angèle Joséphine Aimée Van Laeken, née le 3 décembre 1995, à Uccle, en Belgique, a beau être une enfant de la balle (un père, Marka, chanteur ; une mère, Laurence Bibot, humoriste ; un frère, Roméo Elvis, rappeur), cela fait beaucoup pour ses épaules. Elle voulait faire de la musique, jouer dans les bars bruxellois. Elle découvre une industrie et un costume de Wonder Woman. « À 21 ans, on te dit que tu pars en tournée pour vingt-cinq dates, que ton agenda des dix prochains mois est calé. C’est vertigineux et déstabilisant. Sans parler de la gestion de la notoriété qui accompagne le succès. »

Pas le temps d’attacher sa ceinture, le manège a démarré et elle a déjà décro- ché le pompon. Pas un hasard si des montagnes russes illustrent la pochette de son nouvel album Nonante-Cinq, référence à son année de naissance et à sa belgitude.

Subtile ironie

Angèle plaît aux adolescent·es et par- fois aux parents. Son secret : l’humour. Au début, les patrons du label Romance Musique (propriété d’Universal), qui ont signé un contrat avec la struc- ture d’Angèle (Angèle VL Records), se sont même demandé si son projet était comique ou musical. « Angèle peut parler de son chien, de ses règles ou de féminisme de manière spontanée et décomplexée, vantent Pierre Cornet et Yann Dernaucourt. Elle a le sens de la pop et une liberté de ton très urbaine, qui correspond à la culture dominante des jeunes. » Ses textes manient l’ironie subtilement. « Pour une fille belle t’es pas si bête/Pour une fille drôle t’es pas si laide », claque-t-elle dans Balance ton quoi. « Elle a un côté girl next door pleine d’autodérision, souligne la journaliste Rebecca Manzoni, à la tête de l’émis- sion musicale Pop N’Co sur France Inter. C’est plutôt rare. Son discours frontal est simple mais chargé de sens. » Mise en musique de la vie d’une jeune femme de 20 ans, Brol tient de la bande dessinée. Dans ses chansons vignettes et sur les réseaux, Angèle joue la carte de la sincérité et de la proximité.

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© Capture d'écran Instagram @Angèle_vl

« Elle possède la grâce et l’insolence, remarque Serge Hureau, direc- teur du Hall de la chanson*. Mais elle n’est ni dans la provocation ni dans la complaisance. Pourquoi un artiste marche ? Parce que le public peut s’identifier à lui ou à elle. »

Un album « exutoire »

Brol était la conquête profes- sionnelle d’une autrice-com- positrice-cheffe d’entreprise. Angèle a dès le début créé son label, Angèle VL Records, et sa propre maison d’édition. Une façon de conserver son indépendance avant de négocier avec l’industrie musicale et d’éviter ce qui a pu arriver à d’autres femmes : voir son projet formaté par un marketing patriarcal et sexiste encore très pré- sent dans le milieu. Nonante-Cinq est une quête personnelle. Le premier était un état des lieux, le deuxième décrit l’état d’esprit d’une femme de 25 ans. Le ton est plus introspectif, plus intime. Il y est question de célibat, de rupture, d’incertitudes. Devenue plus forte, elle assume sa vulnérabi- lité. « Nonante-Cinq a été un exutoire, explique Angèle, qui pèse chacun de ses mots. Écrire m’a toujours aidée à prendre du recul sur ma vie. Cela n’a pas changé. Seulement, cette fois, je me suis aventurée plus loin. »

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©Netflix

Elle raconte cette nouvelle voie dans un documentaire biographique diffusé sur Netflix le 26 novembre, Angèle, qui, dit-elle, « a eu un effet réparateur ». Dans ce film qui a le charme d’un journal intime, où interviennent les membres de sa famille (grands-mères comprises) et ses collaborateur·rices, elle n’élude aucun sujet : son enfance, ses succès, ses doutes, sa bisexualité, la polémique liée à son frère – accusé d’agression sexuelle. En reprenant la main sur son histoire régulièrement exposée à la Une des magazines, Angèle remet en ordre sa vie comme elle l’entend : « La liberté, c’est pouvoir rester maître de ses décisions, être en paix avec soi-même sur le plan professionnel, amoureux, amical... Imposer des limites pour ne jamais perdre son intégrité. »

Si Angèle a changé, elle a gardé le même entourage : ses deux mana- geurs, Sylvie Farr – son ancienne baby- sitter – et Nicolas Renard. Elle a aussi travaillé avec le même producteur : Tristan Salvati. « Angèle a une vision très claire de là où elle veut aller, signale-t-il. Elle voulait que Brol ressemble à ses démos. C’est pour cela qu’il n’y a pas de gui- tare. Cette fois, elle avait envie de plus de vrais instruments, d’un son plus organique. J’ai vu une jeune femme s’affirmer, grandir. Elle a mûri, mais elle a gardé la même exigence. Pour Bruxelles je t’aime, on a fait trente et une versions ! »

128 documentaire angele © Netflix
©Netflix

La chanson Tempête est le symbole de cette maturité. Il faut être une sacrée équilibriste pour aborder les violences conjugales sur un fil pop sans se casser la figure. « Une partie du texte date de Brol. Mais la chanson s’est concrétisée pendant le premier confine- ment, quand les violences ont fortement augmenté. Cela m’a bouleversée. C’est un sujet lourd et difficile. Je ne sais pas si j’aurais été en mesure de porter cette chanson à l’époque de Brol. J’ai découvert que je pouvais allier le plaisir de la com- position à l’expression de problématiques qui me touchent. » Sur Nonante-Cinq, elle prend aussi la plume pour aborder le sujet du consentement. « Mots justes parle de trouver les mots pour comprendre que l’on a été victime d’une agression, de violences sexistes ou sexuelles et de parvenir à avancer. » Cette chanson a-t-elle été écrite après l’accusation portée contre son frère ? « Il n’y a pas de rapport à faire avec ces événements, écarte-t-elle. C’est indépendant. Mais entre l’album et les événements de ma vie, des sujets peuvent se croiser. » On n’en saura pas plus.

« J’ai vu toutes ces jeunes filles reprendre ses textes au Zénith de Paris. Elle a conscientisé toute une génération. Elle est ‘powerful’ »

Safia Nolin, chanteuse québécoise

En 2018, Angèle avait composé Balance ton quoi sans imaginer ce que cela allait entraîner comme changements dans sa vie. « J’ai simplement mis en musique ma réflexion du moment. J’ai vu ensuite que cette chanson vivait par elle-même, était reprise dans des manifestations. On a pu tourner un clip avec Charlotte Abramow dans lequel on a poussé l’idée encore plus loin. Depuis, j’ai poursuivi mon éducation féministe. En écoutant des podcasts comme Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon, La Poudre, de Lauren Bastide, en suivant des comptes sur Instagram, en lisant Mona Chollet et les BD de Liv Strömquist comme L’Origine du monde ou Les Sentiments du Prince Charles. C’est très drôle et concret. »

Un refrain devenu slogan

Comme un hashtag qui se répand sur la Toile, Balance ton quoi a échappé à son autrice, se propageant de manifs en meeting. Été 2021, le refrain résonne aux Journées d’été des écologistes avant le discours de Sandrine Rousseau. « C’était la première fois que je reparlais en public au sein d’Europe Écologie-Les Verts après l’affaire Denis Baupin [ancienne figure d’EELV, il a été mis en cause par plusieurs femmes, dont Sandrine Rousseau, pour des faits d’agressions et de harcèlement sexuel, ndlr], raconte la candidate à la primaire écolo. Utiliser Balance ton quoi, c’était transformer une affaire au sein d’un parti en un mou- vement plus large. Sur le plan familial, cette chanson a aussi servi de pansement. Elle a fait d’une douleur quelque chose de doux et entraînant. » La chanteuse québécoise Safia Nolin, amie d’Angèle, est admirative de la manière dont elle a démocratisé le féminisme : « J’ai vu toutes ces jeunes filles reprendre ses textes au Zénith de Paris. Elle a conscientisé toute une génération. Elle est powerful. »

128 Angèle © Charlotte Abramow
© Charlotte Abramow

Cette parole antisexiste a en effet ruis- selé dans toute la société. De nom- breux parents ont ainsi pu se saisir des textes d’Angèle pour ouvrir le dialogue. Comme Mathilde avec sa fille Alix, 10 ans, en CM2. « Elle écoutait Balance ton quoi en boucle sans tout comprendre, explique cette maman qui vit près de Nantes. Les chansons d’Angèle sont de formidables vecteurs de discussion sur des sujets encore tabous dans la société. Avec Alix on a discuté du fait que l’on pouvait avoir deux mamans. On a parlé diversité, tolérance. Je voudrais par exemple lui faire écouter la chanson Victime des réseaux avant qu’elle ait un téléphone portable. »

Sur Nonante-Cinq, le titre On s’habitue évoque les « peines » et les « gênes » des filles de 14 ans qui ont des « crampes au ventre » et une « humeur de merde tous les mois ». « Ce qui pouvait constituer des sujets tabous il y a vingt ans, comme les règles, ne l’est plus aujourd’hui, se réjouit Jeanne Cherhal. Angèle fait partie de cette nouvelle génération qui s’empare des sujets qui concernent les femmes sans demander l’autorisation et qui s’impose avec subti- lité, conviction et humour. » Lola Levent, journaliste, manageuse et fondatrice du compte Instagram D.I.V.A., qui dénonce les violences sexistes dans la musique, salue le fait que « la chanteuse s’adresse à tout le monde, même aux personnes qui ont les oreilles bouchées. Sa vision du monde a un impact sur le traitement des femmes dans les médias et l’industrie ».

Chanel et grimaces

Pourtant, certain·es ont du mal à com- prendre comment la pop-féministe peut partager un duo avec le rappeur Damso dont plusieurs titres sont jugés sexistes. « On a beaucoup stigmatisé les rappeurs en disant qu’ils étaient miso- gynes, comme ci ou comme ça, répond Angèle. Le rap possède son histoire, ses revendications. Plutôt que de me fermer à cette culture, je préfère essayer de la comprendre. Damso, par exemple, n’a pas toujours été jugé sur l’artistique, son talent. Assurer la première partie de ses concerts, en 2017, a été une super expé- rience, enrichissante humainement. Mes collaborations avec des rappeurs ne m’ont pas empêché d’écrire Balance ton quoi, comme cela n’empêche pas des rappeurs de collaborer avec moi. Je préfère voir les choses de mes propres yeux et cheminer ensemble plutôt que mettre des barrières entre nous. C’est mon mode de pensée. C’est important d’apporter de la nuance même dans les luttes les plus viscérales. » Aucune contradiction non plus, selon Angèle, entre poser pour Chanel ets’afficher avec des patchs anti-points noirs sur Instagram. « Évidemment, je ne vais pas faire une grimace sur une campagne Chanel parce que ça ne s’y prête pas et que ça m’amuse de jouer le jeu. Mais ce rôle d’égérie ne signifie pas que je vais lisser mon image. C’est surtout à Chanel qu’il faut demander pourquoi ils m’ont choisie. »

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© Capture d'écran Paris Match

La journaliste Kenza Helal-Hocke, créatrice du podcast Reflets – qui donne la parole aux femmes artistes pour parler de leur rapport aux médias et à leur image –, a consacré une étude à la médiatisation d’Angèle : « La presse a eu tendance à la figer dans un fémi- nisme doux. Paris Match, le 11 mars 2020, avait titré en Une : “Subversive mais pas agressive’’ ». Une couverture qu’An- gèle avait fortement fustigée : « Oulala heureusement que je fais pas partie de ces VILAINES féministes VIOLENTES et HYSTÉRIQUES. Parce que OK on l’ouvre, mais en restant jolies et polies svp hein », avait-elle réagi sur Instagram. « On remarque une évolution sur ses réseaux depuis fin 2019, poursuit la journaliste. Elle partage des publications beaucoup plus contestataires, passe d’un féminisme que l’on pourrait qualifier de blanc, bourgeois et hétéro à un féminisme intersectionnel. Sa communication évolue en même temps que son orientation sexuelle. »

Angèle confirme : « Quand j’ai commencé à prendre la parole, je prenais en même temps conscience des schémas que j’avais envie de changer. Au tout début, je crai- gnais même le mot féminisme. Il y a cinq ans, c’était péjoratif et mal vu. Moi, j’étais pas encore déconstruite, mais j’avais le sentiment, instinctivement, que j’avais envie de changer des choses. Je me suis rendu compte que si c’était ça en fait être féministe, alors OK, j’étais féministe. »

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© Capture d'écran Instagram @Angèle_vl
Lesbophobie

Le vrai point de bascule correspond à son coming out publié sur Instagram le 10 août 2020 : Angèle, qui avait exposé sur les réseaux à ses débuts sa relation avec le danseur Léo Walk, annonce qu’elle aime une femme. « Angèle reproduit un schéma aperçu chez d’autres artistes, de Catherine Lara à Aloïse Sauvage, en passant par Marie- Paule Belle, décryptent Léa Lootgieter et Pauline Paris, autrices des Dessous lesbiens de la chanson (Éditions Ixe). Une chanteuse lesbienne ou bisexuelle n’affirme pas d’emblée son identité sexuelle. Cela la mettrait en danger. La lesbopho- bie est encore très puissante. On l’a vu récemment avec Hoshi, qui a subi une vague d’insultes après avoir embrassé une femme sur la scène des Victoires de la musique en 2020. C’est seulement quand leur carrière décolle que les artistes se le permettent. Les chansons d’Angèle qui abordent l’homosexualité, Ta Reine et Tu me regardes, ne sont pas que des décla- rations d’amour. Dans la seconde, elle précise : “J’aimerais pouvoir t’aimer sans mal.” Ces morceaux rappellent qu’une relation entre deux femmes est encore mal vue. »

128 Angèle coming out © Capture écran Instagram Angèle VL
© Capture d'écran Instagram @Angèle_vl

« Je n’ai pas vraiment eu le choix de faire mon coming out, des gens ont décidé de le faire à ma place. C’était violent. »

Angèle

Et ce n’est pas parce qu’on s’appelle Angèle que l’on est épargnée. « Oui, j’ai vécu des réactions homophobes, confie-t-elle. Dès le moment où on se montre en public avec une femme, on est confrontée au harcèlement, à des mauvais regards. C’est omniprésent. C’est comme demander à une femme si elle a déjà vécu du sexisme ou à une personne racisée si elle a déjà été victime de racisme. Je n’ai pas vraiment eu le choix de faire mon coming out, des gens [la presse people] ont décidé de le faire à ma place. C’était violent. Mais, en définitive, je me suis en partie retrouvée dans le livre d’Alice Coffin [Le Génie lesbien, éd. Grasset] qui traite du coming out des personnes publiques. Si, dix ans plus tôt, il y avait eu des représen- tations de personnes LGBT dans la pop culture, je pense que mon cheminement aurait été plus simple. Ainsi est née l’idée que m’exprimer ouvertement pourrait rendre service à beaucoup de gens. »

Angèle ne chante peut-être pas très fort, mais sa voix porte. « Il y a plein de personnes queer qui font de la musique expérimentale et qui sont très créatives, mais qu’une artiste pop comme Angèle s’adresse au grand public sur ce sujet, cela a un impact énorme », se réjouit son amie, la chanteuse Pomme. Angèle, ou l’art de prendre des raccourcis pour faire avancer la société.

128 ANGELE COVER ALBUM © Universal
Nonante-cinq, d'Angèle.
Romance Musique / Universal.
En tournée à partir d'avril 2022.

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