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© Audoin Desforges / Pasco&Co

Judith Chemla : “C’est très dur de mettre en cause les pères de ses enfants”

Il y a un an et demi, la comédienne Judith Chemla dénonçait publiquement les violences conjugales dont elle était victime de la part de son ex-conjoint et père de sa fille. Aujourd’hui, elle publie Notre silence nous a laissées seules, dans lequel elle accuse également le père de son premier enfant. Elle revient sur le détail de ces histoires, sur le déni individuel et collectif, le phénomène d’emprise et la problématique systémique qui engendre ces violences.  

Causette : Votre livre s’appelle Notre silence nous a laissées seules. Durant ces années où vous avez subi des violences, vous êtes-vous justement sentie très seule ?
Judith Chemla : Non, pas sur le moment. Car ce qu’on a enduré, on ne le réalise qu’après coup. Dans la vie, souvent, pour pouvoir tenir, on se raconte beaucoup d’histoires. On ne conscientise pas. On traverse les choses et puis c’est en se retournant qu’on comprend. Aujourd’hui seulement, je réalise que j’étais dans une solitude qui ne me permettait pas de réagir. Ce n’est que lorsqu’on comprend qu’on est victime de quelque chose qu’on peut réagir et sortir de cette position-là. Ce mot victime qui fait peur à tout le monde, et aux premières concernées aussi, on le rejette au départ. On rejette ce statut parce qu’on ne veut surtout pas se vivre comme ça. Mais ça nous isole aussi de ne pas dire, de ne pas voir, de ne pas regarder le réel.

Alors vous n’en parliez pas autour de vous ?
J. C. : Je pouvais en parler, mais je minimisais la gravité des faits. Je racontais une histoire “entendable”. Je sais qu’il y avait des gens qui pouvaient être inquiets à des moments, mais tant que soi, on n’a pas compris que les gens peuvent nous aider, c’est compliqué. Ça va vraiment dans les deux sens. Mais je pense que la société, en tout cas la conscience collective, évolue un peu et peut nous aider à sortir collectivement du déni. Maintenant qu’on est plus informés, qu’on arrive à se parler, qu’on arrive à regrouper des paroles, ça se fait ensemble. Je pense que si, à l’époque, j’avais eu une culture féministe, je n’aurais peut-être pas subi les choses de la même manière. J’aurais peut-être vu plus vite qu’il y avait des indicateurs très clairs.

Il y a un an et demi à peu près, vous décidez pour la première fois de dire publiquement ce qui arrive, en publiant une photo de votre visage tuméfié sur Instagram. Qu’est-ce qui vous permet de prendre la parole à ce moment-là ?
J. C. : Il en faut beaucoup pour oser. Pour oser se positionner. Même par rapport à sa propre histoire. Enfin, en tout cas, moi, il a fallu que ça aille loin. Que mon visage soit impacté. Que ça m’arrive en plein visage, littéralement pour que je me dise maintenant, je vais me protéger. Je vais me sauver. Voilà. C’est la marque extérieure en fait. Celle qui vous relie au monde. Donc, déjà pour moi, c’est le signe physique qui a fait tilt. Le signe visible. On ne peut plus le cacher. On est obligé de regarder ce qu’il y a là dans le miroir. On est obligé de se regarder en face. Et de voir ce à quoi, malgré soi, on a consenti. Mais ça m’a quand même pris un an pour le réaliser ! Donc, un an après ce portable jeté au visage, le 3 juillet 2022, je suis dans des situations insupportables de pression continue de la part de mon ex-compagnon. Et je revois cette photo de moi un an auparavant. À ce moment-là, j’écris toute seule dans ma chambre comme je le fais depuis plus d’un an pour tenir, pour me dire qu’une autre vie est possible, pour essayer de faire de la place en moi-même pour élever mes enfants sereinement, malgré l’oppression qui continue. Et quand j’écris et que je me relis, je sens, je vois, que ma parole a une portée publique. D’autant que ce que j’ai dit dans l’intimité jusque-là, ça n’a pas d’incidence. Je me dis, voilà : la réalité, c’est ça et il devrait y avoir une honte quelque part. Donc, maintenant, on me fout la paix et on assume ses conneries. Je n’imagine pas alors le déferlement de témoignages que je vais recevoir, je n’imagine pas le nombre de femmes qui me disent : “Merci, c’est ma voix que tu portes parce que moi, je ne peux parler.” Il s’avère que j’ai une voix qui porte un peu parce que je suis une artiste, que mon travail est reconnu, mais il y en a tellement qu’on n’écoute pas. Lire ces milliers de femmes, ça me relie au monde d’une manière nouvelle ça change mon rapport au monde, mon rôle dans la vie, dans cette société.

Vous avez décidé de porter plainte
J. C. : Le moment où j’agis, où je décide de porter plainte, ce qui n’est pas évident, et ce que spontanément je n’allais pas faire, c’est que je comprends que je ne suis pas la seule. Qu’il y a possiblement une autre femme qui est menacée par le même homme. Je comprends qu’il faut le mettre hors d’état de nuire. Il faut dire stop. Car, parfois, ça ne suffit pas de partir, les menaces continuent ensuite. Et en fait, si tu ne portes pas plainte, ça ne sera jamais reconnu. Et encore, les plaintes classées sans suite, c’est 80 % des cas. Le bénéfice du doute profite bien souvent à l’agresseur. On est dans une société qui marche comme ça. Voilà pourquoi, si ces scandales n’éclatent pas, on n’avancera pas.

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce livre ?
J. C. : Quand on me propose d’écrire ce livre, je sais que c’est juste, qu’il y a quelque chose à faire puisque j’ai un rapport à l’écriture depuis longtemps. C’est même comme ça que je m’en suis sortie, que je trace un chemin vers l’avenir, que je ne renonce pas. Mais quand on me le propose, je suis en en train de lutter sur deux fronts, je me sens acculée de tous les côtés. Je me dis que je vais tuer tout le monde si je raconte ça. Je me culpabilise, c’est très radical et dur de mettre en cause les pères de ses enfants. C’est le patriarcat total. Mais ces histoires sont aussi très intéressantes parce qu’elles charrient beaucoup de beauté au début, d’amour, d’aspiration à l’art, à la vie totale, familiale et artistique. Je les ai idéalisées beaucoup, donc je sais qu’il faut que je revienne dessus un moment profondément pour comprendre comment et jusqu’où j’ai fermé les yeux. Ce livre, c’est l’histoire de mon réveil. C’est dur de renoncer au mythe de la famille. Mais, j’ai compris qu’il n’y a pas d’amour sans respect, sans bienveillance.

Avez-vous été bien accueillie du côté de la police et de la justice ?
J. C. : J’ai eu globalement beaucoup de chance dans mon parcours judiciaire. Mais au début, il y a aussi des individus, un policier notamment, qui a retourné la culpabilité contre moi quand je demandais protection et qui m’a dit : “Vous criez au loup.” Il m’a menacée de faire placer ma fille si je n’arrêtais pas de “faire la guerre à monsieur”. Il avait donc intériorisé complètement le discours des agresseurs, qui retournent sans cesse la culpabilité sur leur victime. Tant de femmes me racontent la même chose. Qu’on les criminalise. J’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’histoires personnelles, privées, mais d’un phénomène sociétal. Il faut soulever cette chape de plomb et la faire retomber, vraiment.

Auriez-vous réussi tout ça sans #MeToo et la révolution féministe en cours ?
J. C. : Ça aide beaucoup à penser, à retrouver ses forces, à créer du lien. Les paroles échangées sont une force vive extraordinaire. Ce n’est pas matériel, c’est du lien humain et ce lien humain, ça fait une révolution. Elle est en cours dans le monde entier et elle apporte un monde meilleur. Ce n’est pas vrai que les hommes sont en danger. Ce sont les femmes qui meurent sous les coups de leurs compagnons et qui sont violées. Et je pense qu’il y a plein d’hommes qui le comprennent très bien.

Vous êtes une femme publique, une artiste, avec un capital social et culturel. La preuve vivante que les violences conjugales n’ont rien à voir avec le milieu social
J. C. : Oui c’est très important que les gens le comprennent. Vous en avez dans toutes les sphères et les mécanismes d’emprise, de contrôle, de coercition sont toujours les mêmes.

Vous dédiez ce livre à vos enfants. Pourquoi ?
J. C. : Je ne sais pas si je le fais pour eux, mais le livre pour moi, c’est une façon de dire : l’histoire, elle est là. Je fais ça pour la poser devant moi, cette histoire, et y enfermer sa nocivité. J’ai essayé de la comprendre, maintenant, je vais la dépasser. Je sais que les motifs générationnels se transmettent quand on n’en parle pas, quand on les enterre. Ils renaissent encore plus fort. Je l’ai vu dans mon expérience. Ça ne vient pas de nulle part, ces violences. Donc, tant qu’on ne décide pas de les arrêter, elles se perpétuent d’une façon ou d’une autre. Alors moi, je dis voilà, pour ma part, ça s’arrête là. Maintenant, mes enfants, puissiez-vous vivre votre vie, l’inventer, sans avoir ce poids. J’ai tout déposé, vous n’avez rien à porter par vous-mêmes, personne à défendre ou à sauver. Avec l’espérance que ça les rende libres.

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