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Hyperphagie : quand man­ger vire à l'obsession

À l’occasion de la journée mondiale des troubles des conduites alimentaires (TCA) qui a lieu ce vendredi 2 juin, focus sur l’hyperphagie, un trouble encore méconnu et pourtant largement répandu qui consiste à manger en quantité, jusqu’à s’en rendre malade, pour étouffer ses émotions.

Hier soir encore, en rentrant du travail, Alix* a dû batailler avec elle-même. L’objet de ses crispations intérieures : le fatidique moment des courses. Comme à chaque fois, c’est la même histoire : elle passe et repasse dans les rayons en luttant pour ne pas dévaliser celui des sucreries. Car elle sait très bien que si elle « s’autorise » à acheter ce paquet de gâteaux, elle ne pourra s’empêcher de « l’engloutir » tout entier une fois rentrée. Raison pour laquelle il n’y a d’ailleurs rien de « gras » ou de « sucré » dans ses placards. Cette fois, c’est une victoire : elle n’a pas « succombé ». Mais ce soir, en rentrant du travail, Alix bataillera certainement encore avec elle-même en passant devant le supermarché, et peut-être que cette fois - « parce que c’est la fin de la semaine » - elle craquera pour un ou deux paquets de gâteaux. Et après, comme toujours, tombera l’écrasant poids de la culpabilité. 

Car, dans ces moment-là, Alix n’a pas faim. Mais dès qu’elle se sent triste, en colère ou angoissée, elle mange ou plutôt, elle se jette sur la nourriture. Sucré, salé, tout y passe. Ce n’est même plus une envie à ce stade, c’est un besoin. D’ordinaire, elle mange pourtant plutôt sainement, mais ces pulsions-là vont bien au-delà de la gourmandise. La jeune femme de 28 ans fait ce qu’on appelle de l’hyperphagie. Son diagnostic a été posé il y a quelques semaines par sa médecin traitante. Elle mange et grignote sans le moindre plaisir jusqu’à en avoir mal au ventre, mais à la différence de personnes atteintes de boulimie, elle ne se fait pas vomir.

Au moins une crise par semaine pendant au moins trois mois 

L’hyperphagie est un trouble du comportement alimentaire (TCA), au même titre que l’anorexie ou la boulimie. Selon la Haute Autorité de santé, l’hyperphagie se caractérise « par des épisodes récurrents de crises de boulimie, en l’absence de comportements compensatoires » comme le vomissement ou la prise de laxatifs par exemple. En clair, cela consiste à manger une quantité de nourriture supérieure à la moyenne - qu'elle soit « saine » ou non -, dans un temps restreint, souvent en cachette, sans ressentir la sensation de faim physiologique et jusqu’à l’inconfort physique. 

Pour être diagnostiquée hyperphage, la personne doit faire au moins une crise par semaine pendant au moins trois mois. Et parce qu’ils·elles mangent plus que leurs besoins physiologiques et stockent cette nourriture, les hyperphages sont en grande majorité en surpoids ou en obésité. Une prise de poids qui accentue de fait le mal-être et l’apparition de nouveaux épisodes. Pour certain·es, comme Alix, l’hyperphagie se traduit par des crises fréquentes tandis que chez d’autres, le trouble prend la forme de longues périodes de restrictions suivies de périodes de « lâchage » total.

« Les personnes hyperphages ont longtemps été déconsidérées par les médecins et les nutritionnistes. On les a accusés de manger mal, d’être trop gourmands et surtout de manquer de volonté. » »

Karen Demange, psychologue clinicienne spécialisée dans les troubles alimentaires.

Comme Alix, 3 à 5 % de la population française en souffre, selon les chiffres de la Haute Autorité de santé, soit bien plus que l’anorexie (1 % de la population) ou la boulimie (2 %). Pour Nathalie Dumet, professeure en psychologie clinique à l’université Lyon 2, l’hyperphagie est d’ailleurs « le mal du siècle » en matière de troubles alimentaires. « Ça existe depuis toujours, mais on ne l’identifiait pas avant », souligne-t-elle auprès de Causette.

L’hyperphagie est en effet longtemps restée un angle mort des troubles du comportement alimentaire. Ces épisodes de crises ont été décrits dans la littérature médicale pour la première fois en 1959, mais l’hyperphagie n’est devenue un diagnostic médical que dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V), publiée en 2013. En comparaison, la boulimie a été intégrée dans le DSM-III dès 1980.

« Une fois, j’ai acheté du gorgonzola chez un traiteur italien, une baguette à la boulangerie et j’ai étalé le fromage sur le pain avec ma carte de fidélité Sephora. »

Julie*, 42 ans

« Les personnes hyperphages ont longtemps été déconsidérées par les médecins et les nutritionnistes, explique à Causette, Karen Demange, psychologue clinicienne spécialisée dans les troubles alimentaires. On les a accusés de manger mal, d’être trop gourmands et surtout de manquer de volonté. Elles sont mal comprises dans une société qui prône le contrôle des émotions et des comportements. » C’est le cas de Julie*, 39 ans, diagnostiquée il y a deux ans. Petite, elle a souvent entendu sa mère dire qu’elle était « une grosse mangeuse », notamment parce qu’elle finissait souvent les assiettes de ses camarades à la cantine.

En grandissant, l’hyperphagie s’est installée progressivement. L’année de ses 19 ans, Julie a pris vingt kilos en un an. « Je mangeais n’importe quoi, n'importe quand et n’importe où, raconte-t-elle à Causette. Une fois, j’ai acheté du gorgonzola chez un traiteur italien, une baguette à la boulangerie et j’ai étalé le fromage sur le pain avec ma carte de fidélité Sephora dans la rue. C’était une envie irrépressible. »

L'obsession de la nourriture…

Une chose est largement revenue dans les nombreux témoignages reçus par Causette : l’obsession de la nourriture. Lola, 29 ans, y pense par exemple dès son réveil. « J’ai parfois le sentiment d’être possédée, confie-t-elle. J’ai l’impression d’être un robot. » Lola explique ne jamais ressentir la sensation physiologique de faim : « Je me fais à manger pour six personnes, je mange pour deux pendant la préparation du repas puis je mange pour quatre ». L’hyperphagie complique ses relations sociales. Un simple apéro entre ami·es se révèle être un cauchemar par exemple. « Pendant que les gens vont picorer tranquillement, moi, je vais être obnubilé par la nourriture qu’il y a devant moi, explique Lola. J’ai aussi du mal avec la notion de partage, c’est compliqué pour moi de devoir en laisser aux autres. Ça me fout vraiment la honte parfois. »

Même obsession chez Marine, 24 ans, étudiante en pharmacie. Comme Alix, elle a été diagnostiquée par son médecin récemment, au mois de mars dernier. De nature très anxieuse, elle a pris dix kilos en quelques mois suite à un redoublement l’année dernière. « Je me suis rendu compte que je me réfugiais dans la nourriture pour combler mon stress et ma peur de ne pas réussir mon année, raconte-t-elle à Causette. J’ouvre les placards à toute heure et je mange jusqu’à en avoir mal au ventre. Je grignote toute la journée. » Elle a mis un mot sur ce qu'elle ressentait en tapant ses symptômes sur internet. « Ça m’a soulagée de voir qu’il y avait quelque chose derrière mon comportement », affirme la jeune femme. Pour autant, les crises n’ont pas diminué et son médecin lui a récemment conseillé d’entamer une psychothérapie. 

… et des régimes 

La connaissance et l’inscription tardive de l’hyperphagie dans le DSM a retardé de fait l’accompagnement des personnes qui en souffrent. Beaucoup d’entre elles ont en effet enchaîné régime sur régime, souvent sans succès. C’est le cas de Julie. « Pendant toute ma jeunesse, j’ai alterné entre des périodes de restriction de plusieurs mois et des périodes de crises intenses où je reprenais tous les kilos perdus », explique-t-elle. La psychologue Karen Demange, qui a souffert d’hyperphagie plus jeune, a, elle aussi, enchaîné les régimes pour maigrir. À 15 ans, alors qu’elle consulte à l'orée des années 90 le célèbre nutritionniste Pierre Ducan pour un surpoids, ce dernier lui assène qu’elle doit faire un régime, car sinon, « personne ne voudra [d’elle] ».

Pourtant, en réalité, les choses sont bien plus complexes qu’un simple régime. Les personnes hyperphages mangent, non pas par plaisir, mais pour remplir un vide interne ou étouffer leurs émotions. « Elles vont manger pour compenser, souligne Nathalie Dumet. L’origine de l’hyperphagie prend souvent racine dans des traumatismes enfouis ou des souffrances dans la vie affective de la personne. La psychothérapie permettra de remonter l’origine de ces souffrances qui n’ont pas été digérées alors qu’un régime soignera certes les conséquences de l’hyperphagie, car la personne va maigrir, mais ne soignera pas la cause et les souffrances referont surface. »

Nathalie Dumet est encore plus sévère avec les chirurgies bariatriques qui consistent à modifier l’anatomie du système digestif pour réduire la taille de l’estomac et donc perdre du poids. « Avec ces solutions chirurgicales, on ne supprime pas les comportements alimentaires, renseigne la professeure. Passés les premiers mois qui peuvent certes apporter des bénéfices et notamment une perte de poids qui correspond aux attentes, les patients retrouvent leurs pratiques alimentaires compulsives et reprennent ce poids perdu avec une culpabilité supplémentaire. »

« Quand la personne a identifié ce à quoi répondait cette conduite alimentaire, elle ne va plus dépendre de la nourriture »

professeure en psychologie clinique à l’université Lyon 2

Pour Nathalie Dumet, il faut surtout prendre le temps d’écouter ses émotions. Elle donne l’exemple d’une patiente de 40 ans qui s’est mise à manger des sucreries à la mort de son père lorsqu’elle était enfant. « Elle mangeait tout le temps parce que c’était la seule solution qu’elle avait pu trouver pour faire face au deuil et à son chagrin, détaille la professeure, ancienne psychologue clinicienne. Ensuite, elle ne savait plus faire autrement pour faire face à ses émotions, elle mangeait quand elle était très heureuse ou très triste. » Nathalie Dumet explique qu’après avoir pu mettre des mots sur sa souffrance, les crises d’hyperphagie de cette femme ont largement diminué : « Quand la personne a identifié ce à quoi répondait cette conduite alimentaire, elle ne va plus dépendre de la nourriture. »

Julie aussi a pu mettre des mots sur ses souffrances il y a deux ans en participant aux réunions organisées par l’association Anorexiques boulimiques anonymes. Aujourd’hui, celle qui, adolescente, pouvait manger un pot de Nutella de 750 grammes en une seule fois, arrive désormais à contrôler ses crises. « Je mange toujours beaucoup, mais je n’ai plus cette envie de me remplir en dehors des repas, assure la quadragénaire. Quand je sens qu’une crise peut arriver, je me pose et j’essaye de comprendre et de gérer autrement l’émotion qui me submerge. J’arrive aussi à poser ma fourchette quand je mange, c’est juste miraculeux. » Autre victoire : mardi, Julie tenait le stand gâteaux de la kermesse à l’école de sa fille. Alors qu’il y a trois ans, elle aurait dépensé toute sa monnaie et mangé sans s’arrêter, là, elle n’a eu aucune tentation. Preuve d'un long chemin entamé vers la libération.

*Les prénoms ont été modifiés.

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