Awa-​Eve Sissoko : « Lutter contre la dépig­men­ta­tion des peaux noires, c'est lut­ter contre le racisme et le colorisme »

Chargée de communication digitale pour l'association Esprit d'ébène, Awa-Eve Sissoko, militante anti-dépigmentation, nous a accordé un grand entretien sur le phénomène.

awa eve sissoko
Awa-Eve Sissoko © DR

C’est au détour d’un tweet épinglant une boutique en ligne vendant sur Facebook des crèmes éclaircissantes pour bébés que nous avons fait sa connaissance. Awa Eve Sissoko, 25 ans, gère le compte Twitter @StopDepig, de l’association Esprit d’ébène. Fraîchement diplômée d’un master en droit international, la jeune femme qui souhaite passer le barreau milite depuis 2018 pour diffuser les connaissances autour des risques pour la santé (autant physique que psychologique) des produits éclaircissants pour les peaux noires. Pour l’heure en France, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) se borne à recommander aux consommateurs de ne pas utiliser les crèmes les plus toxiques parmi ces produits. Prévention, accompagnement des personnes qui souhaitent se débarrasser de cette mauvaise habitude cosmétique et interpellation des pouvoirs publics pour qu’ils s’emparent du sujet : Awa a accepté de répondre à notre interview sur la mission qu’Esprit d’ébène s’est confiée.

Causette : Vous êtes chargée de communication digitale chez Esprit d’ébène. Pourquoi vous être engagée dans cette association ?
Awa-Eve Sissoko : J’ai toujours voulu rejoindre une association et lorsque j’ai entendu parler de celle-ci, j’ai su que c’était la bonne. Le phénomène de dépigmentation, j’ai grandi avec. Mes parents nous ont toujours transmis l’idée que nous étions belles telles quelles mes sœurs et moi mais j’ai par contre passé mon enfance à voir les phalanges de mes tantes et mes cousines s’éclaircir sous l’effet des crèmes dont elles se badigeonnaient. Il y avait aussi cette voisine, dont la peau était brûlée, mais que cela n’a pas empêchée de pratiquer l’éclaircissement sur son enfant. Et un jour, alors que je participais à une réunion du Comité Justice pour Adama à Beaumont, j’ai vu cette femme arriver avec ses trois enfants dépigmentés… Il est d’autant plus facile de tomber dans la dépigmentation quand sa mère, ses tantes, ses grandes-sœurs le font. Dans certaines familles, c’est anormal de ne pas le faire. Cela me soulève le cœur, je me suis dit que je voulais participer à débloquer le débat à ce sujet, comprendre pourquoi c’était pratiqué, et comment le déconstruire. 

Début janvier, votre compte @StopDepig dénonçait sur Twitter la réclame sur Facebook de Teint bébé Cosmetics, une boutique située en Côte d’Ivoire proposant des crèmes éclaircissantes pour très jeunes enfants, avec force photos avant / après. Grâce à votre mobilisation en ligne comme à celle de femmes des pays d’Afrique francophone, la page a été supprimée. Cette pratique qui consiste à dépigmenter son enfant existe-t-elle également en France ?
A.-E.S. : Ici c’est une pratique discrète, car ces produits se vendent de manière assez informelle, mais je l’ai vue de mes propres yeux. Pas plus tard qu’il y a quelques jours, je suis passée devant une boutique de cosmétiques du quartier Strasbourg-Saint-Denis à Paris et la vitrine proposait toute une gamme de produits destinés aux enfants. Les fabricants rusent et n’utiliseront pas le terme “éclaircissant” mais “teint unifiant”, ce qui, pour celles et ceux qui les recherchent, revient au même. Ce sont des gens qui s’éclaircissent la peau eux-mêmes, en pensant que c’est pour leur bien, donc tout naturellement, ils souhaitent aussi que leurs enfants bénéficient de cet éclaircissement. 

Peut-on quantifier la dépigmentation en France ?
A.-E.S. : Il n’y a malheureusement pas de chiffres disponibles, contrairement au monde anglo-saxon où des études ont été menées par les pouvoirs publics. Mais c’est un phénomène assez répandu, de ce que nous pouvons en voir. 
Il y a des boutiques spécialisées en afro-cosmétiques qui vendent des produits importés, mais aussi un phénomène de concoction de formules éclaircissantes maison, en détournant de leur usage des produits destinés à tout autre chose. 
Par exemple, l’hydroquinone, qui est recommandé pour traiter des problèmes de peau type eczéma, a beau avoir été plafonné dans des produits de marques de parapharmacie, il est aujourd’hui mélangé ou utilisé à forte dose pour blanchir la peau. De même que le glutathion, utilisé pour traiter la maladie de Parkinson.

D’où vient cette pratique ?
A.-E.S. : Grâce aux travaux d’Aude Mouyanaga, doctorante en histoire et chargée de plaidoyer chez Esprit d’ébène, nous savons que les inégalités sociales d’une part, la colonisation et le racisme structurel d’autre part ont favorisé une hiérarchisation des couleurs de peau, qu’on appelle le colorisme. Jusqu’à très récemment, en tout temps et en tout lieu, plus la peau était foncée, plus cela était synonyme de pauvreté car c’était les paysans et les ouvriers qui étaient exposés au soleil, les plus pauvres donc. Les personnes riches et en haut de l’échelle sociale avaient le privilège de l’intérieur et donc d’une peau plus claire.
Avec la découverte des autres mondes par les Européens, la colonisation et l’esclavage, les plus clairs ont soumis les plus foncés, c’est à dire les noirs. Les puissants, ceux en haut de l’échelle sociale, ce sont les blancs, idée qui a survécu à l’abolition de l’esclavage et persiste encore aujourd’hui.
Il y a donc eu une intériorisation de ces inégalités de couleur de peau chez les personnes noires, de ce racisme, et la dépigmentation a semble-t-il débuté dans les années 60 aux Etats-Unis, alors même que la communauté noire se battait pour les droits civiques et l’abolition de la ségrégation. Les ouvriers noirs qui travaillaient sans protection aucune dans les usines textiles fabriquant le jeans se sont rendus compte que les produits utilisés pour délaver la toile blanchissaient leurs mains. Ils ont sorti ces produits hautement toxiques des usines et les ont détourné de leur utilisation première pour blanchir leur peau afin d’être mieux tolérés dans la société américaine ségrégationniste. Derrière ce phénomène, il y a cette terrible idée : “Je n’ai plus envie de subir ma couleur de peau dans cette ambiance raciste, pourvu que l’éclaircissement que je m’impose s’accompagne d’une mobilité sociale.”

Quelles sont les conséquences de la dépigmentation pour la santé ?
A.-E.S. : Tout d’abord, s’éclaircir la peau artificiellement relève d’un puissant complexe et d’un malaise vis-à-vis de soi plus ou moins conscient - car certaines le font par tradition familiale, ayant vu leurs mères, leurs tantes, leurs sœurs faire de même. Ensuite, en utilisant un produit éclaircissant, au mieux, vous tombez sur une arnaque et cela ne marche pas. Mais lorsque le produit fonctionne (qu’il s’agisse d’une crème, d’injections ou de produits à ingérer), cela peut vous abîmer très durablement la santé.
Les gens ont tendance à oublier que leur peau est un organe, qui est fortement agressé par cet effort continu pour le blanchir. Il faut savoir que ces produits contiennent parfois du mercure ! L’épiderme s’affaiblit, la peau est littéralement brûlée, vieillit prématurément, elle ne peut plus jouer son rôle protecteur. Cela peut entraîner des cancers.
Récemment, nous avons relayé sur nos réseaux sociaux une affaire terrible : à Bamako au Mali, une jeune femme est décédée des suites de sa dépigmentation forcenée. Elle était enceinte et a dû accoucher par césarienne. La peau n’a jamais pu cicatriser, car elle était trop affaiblie, et elle est morte d’une hémorragie.

Ce sont principalement les femmes qui ont recours à la dépigmentation…
A.-E.S. : Oui, car ce sont elles qui portent le plus gros poids des diktats de beauté de notre société. L’éclaircissement - et c’est le gros problème - est perçu comme un soin de la peau, un facteur de bien-être, qui rentre dans le logiciel de pensée qui veut qu’une femme doit être apprêtée. Pour un produit de beauté masculin, vous en trouverez dix déclinaisons pour les femmes.
Et puis, il y a ce critère esthétique masculin qui fait que plus vous êtes claires, plus vous êtes bonnes à marier. Cet état d’esprit a été très bien montré dans l’excellent documentaire Netflix Nos peaux noires, tourné au Nigéria par Beverly Naya et sorti en 2019. On y voit des hommes témoigner de leur attrait pour les peaux claires et des femmes avoir intériorisé ce critère de séduction. Certaines ont peur de ne jamais trouver de mari si elles ne se dépigmentent pas, c’est terrible ! En ce sens, les hommes en France ont très clairement leur part de responsabilité pour en finir avec cette pratique. Ils doivent s’exprimer haut et fort pour dire qu’ils sont capables de tomber amoureux d’une femme à la peau foncée. Car en attendant, sans démenti, des femmes spéculent sur ces attentes et se font du mal.

Esprit d’ébène accompagne celles qui souhaitent arrêter. Comment procédez-vous ?
A.-E.S. : Tout d’abord, nous nous efforçons de mettre en avant sur nos réseaux sociaux une beauté noire plurielle, où toutes les teintes de peau sont représentées. C’est essentiel pour contrecarrer les images de femmes noires à la peau claire véhiculées par les médias ou les industries du cinéma et de la musique, qui n’hésitent pas à photoshoper les teintes des épidermes.
Beaucoup de personnes viennent donc à nous pour nous dire “j’ai compris que c’est dangereux et je souhaite arrêter” et là, nous conseillons de le faire avec un suivi dermatologique. La peau est parfois tellement habituée à recevoir ces produits toxiques qu’arrêter de but en blanc n’est pas forcément une bonne idée. Il faut aussi un accompagnement esthétique, pour remplacer ce qui était une routine de beauté malsaine par une autre respectueuse de soi.
Nous organisons donc des ateliers “soins et réparation” - suspendus bien sûr par la contingence sanitaire -, dans lesquels interviennent dermatologues spécialistes des peaux noires, socio-esthéticiennes et maquilleuses. Ces dernières enseignent par exemple les méthodes pour couvrir les tâches, qui peuvent être apparues à cause de la dépigmentation.

Vous évoquiez la représentation des noir·es dans les médias. Quelle responsabilité ont-ils dans l’intériorisation de normes de beauté claire ?
A.-E.S. : Les médias, le cinéma et tous les canaux de culture de façon générale façonnent la perception qu’on a de nous-mêmes. Le manque de diversité dans la représentation des personnes noires favorise le culte de la blancheur qui mène à des dérives telles que la dépigmentation.
Les choses progressent mais très lentement. Par exemple, il a fallu attendre 2020 pour que Ralph Lauren représente dans une publicité un couple 100 % noir. D’habitude, quand on représente la diversité, c’est un couple mixte noir-blanc ou maghrébin-blanc qui est à l’affiche.
En fait, il persiste un racisme ambiant effarant, qui fait que, par exemple, lorsque la chanteuse Aya Nakamura sort un nouveau morceau, ce n’est pas sa musique qui est critiquée par ses détracteurs - blancs, maghrébins ou même noirs - mais bel et bien sa couleur de peau. Les gens ne sont pas habitués à voir une femme à la peau si foncée, et certains la comparent à des joueurs de foot, dans un effort pour masculiniser sa personne qui ne rentre pas dans leurs logiciels. Elle-même a expliqué en interview qu’elle n’a pas de modèle auquel s’identifier en France car elle a une peau foncée, et doit chercher des personnes qui lui ressemblent outre-Atlantique. 

Récemment, Marina Alyssa Correia, une jeune Française devenue championne du monde de longboard dancing, s’est revendiquée première femme noire à devenir championne de la discipline… Et a reçu une salve de cyber-harcèlement de la part de personnes noires, au titre qu’elle ne pouvait revendiquer être noire car elle est métisse. Comment lutter contre ce colorisme particulier ?
A.-E.S. : Déjà, il faut comprendre d’où il vient. Pour certaines personnes de la communauté noire qui subissent du racisme et sont en crise identitaire, inclure les personnes métisses dans l’identification “noir” aurait pour conséquence d’invisibiliser les personnes noires non métissées. Cet état de fait est la conséquence d’une mondialisation opérée sur des blessures pas forcément guéries : le métissage s’est parfois fait sous la contrainte, comme au Brésil où les colons portugais ont violé des femmes noires afin que le pays ne devienne pas “un pays noir”.
La clef, c’est le dialogue, évidemment. Afin d’arriver à comprendre que si cette jeune femme s’identifie comme noire, c’est que son ressenti au sein de la société est celui d’une personne noire, et que nous lui devons solidarité.

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