Un après-​midi avec Masami Charlotte Lavault, créa­trice de la pre­mière ferme flo­rale urbaine de France

Au coeur de Paris, Masami Charlotte Lavault cultive l'art du Slow flower dans la première ferme florale urbaine de France. Un splendide champ de fleurs que la jeune Franco-japonaise a fait sortir de terre et qui en dit long sur le lien qu'elle entretient avec le vivant.

Le rendez-vous est donné à la ferme en cette fin de mai. Un coin de verdure, niché dans le quartier de Ménilmontant, tout au bout du vingtième arrondissement parisien. À la sortie du métro Télégraphe, il faut emprunter la rue qui porte le même nom. Quelques mètres plus loin, une plaque apposée sur le mur nous rappelle que l’on est ici au point culminant de Paris, 128,508 mètres. Le cimetière de Belleville. « C’est la porte verte tout au fond du cimetière à droite », indiquait le sms. C’est étrange de devoir passer par le monde des morts pour atteindre celui on ne peut plus vivant des fleurs. Étrange mais aussi poétique.

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La porte verte à droite qui mène à la ferme. Paris, mai 2022. ©A.T.

En descendant les allées du cimetière, nos pensées vagabondent et, déjà, on se sent bien loin de Paris. Pourtant les barres d’immeubles et l’immense réservoir d’eau de Belleville qui se dressent autour de nous n'évoquent pas tellement des airs de campagne. La porte verte, elle, est bien là. Et derrière, voici l'étendue florale promise. La propriétaire des lieux s’appelle Masami Charlotte Lavault. À 34 ans, elle est la tête de « Plein Air », la première ferme florale urbaine de France, qu’elle a fondée seule en octobre 2017. Vêtue d’un tee-shirt blanc et d’un short noir, la peau déjà dorée par le soleil de mai, elle nous accueille un large sourire aux lèvres.

Respect de la temporalité
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Masami Charlotte Lavault

Toute l'année, vous êtes certain·es que vous la trouverez ici presque chaque jour, accroupie, les genoux dans la terre. Dans cette ancienne réserve foncière de la société des Eaux de Paris de 1000m2– ce qui explique la présence d'u massif réservoir d’eau – qu’elle loue à la mairie de Paris, la jeune femme franco-japonaise fait pousser 6 000 plantes et fleurs en plein air et au gré des saisons. Ici, vous ne verrez jamais de roses pousser un 14 février ni de pivoines en hiver. Et pour cause, Masami Charlotte respecte attentivement la temporalité de chaque espèce qui pousse ici qu’elles soient sauvages ou cultivées. Ses petites protégées grandissent à leur rythme sans engrais chimiques ni pesticides mais grâce à une bactérie rapportée du Japon qu’elle a ensuite adaptée à l’air de Paris. Ici, vous ne verrez pas non plus de fleurs bien calibrées, de celles que l’on peut voir chez la majorité des fleuristes. De toute façon, les fleurs, Masami Charlotte Lavault les aime tordues et recourbées après un fort coup de vent. « Je les aime vivantes », affirme-t-elle à Causette.

Au milieu de sa phrase, Masami Charlotte s’interrompt. Une pie vient de se poser devant nous. « Elle vient tout le temps inspecter ce que je fais, explique la floricultrice en riant. C’était son territoire avant que j’arrive donc je la comprends. J’ai toujours peur qu’elle vole mes clés mais pour l’instant elle n’a jamais réussi. »

Un royaume de fleurs

À droite de l’entrée, un sommaire atelier en bois où sont entreposés un pêle-mêle d'outils. Mais la floricultrice n’en utilise que trois, une grelinette – griffe à bêcher – forgée à la main, et une épinette, sécateur aux fines lames. Plus un couteau japonais. Au mur, quelques chapeaux de paille et une polaire rappellent qu’ici on travaille toute l’année et par tous les temps.

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L'atelier en bois. Paris, mai 2022. ©A.T.

En serpentant entre les allées, vient le royaume des fleurs. Juste devant trône un massif d’œillets rose pâle, derrière des fleurs de pavots et un peu partout des coquelicots sauvages. Les bords des allées ne sont pas définis. Les par terre se mêlent les uns aux autres dans un joyeux tapis fleuris. À première vue, on pourrait même penser que le champ est en friche. Seules deux serres qui appartiennent à ses colocs de chez Pépin production* avec qui elle partage le champ.

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Paris, mai 2022. ©A.T.

Les fleurs étaient encore jusqu’au mois de septembre vendues en vrac sur son site ou directement sur place certains samedis. Car depuis la rentrée, Masami Charlotte Lavault s’attèle à un autre projet. Et quel projet ! En s’associant il y a un an avec, comme elle les appelle « les filles de Désirée », une fleuristerie éco-responsable parisienne fondée par Audrey Venant et Mathilde Bignon, la jeune femme a remporté en septembre un appel à projet de la mairie de Paris. Concrètement, cinq hectares dans le parc du château de Rambouillet. « Je n’y croyais pas trop qu’on allait choper ce gros terrain, on a fait le dossier en une semaine sans trop y croire et finalement nous y voilà, raconte la jeune femme. J’ai hâte, ce sera cinquante fois plus grand que Plein air. » Dans cette nouvelle ferme dont l’ouverture est encore abstraite dans sa tête (mais devrait se faire courant 2023), Masami Charlotte Lavault sera uniquement responsable de la production des fleurs. Les fleuristes de Désirée s’occuperont, elles, de la logistique et de la distribution. Un quotidien qui la changera car jusqu’ici Masami Charlotte jouait tous les rôles.

Une autre vie

Treize ans maintenant que cette fille d’une libraire japonaise et d’un policier s’est éprise des fleurs et les cultive avec passion. Avant cela, Masami Charlotte n’avait pour ainsi dire jamais mis les mains dans la terre. Avant cela, c’était une autre vie. Elle travaillait comme designeuse d’accessoires de mode pour hommes à Londres. « Un jour on me demande de dessiner rapidement un sac de week-end en cuir, je m’exécute, puis je demande naïvement à mon patron combien de sacs comme celui-ci on pouvait faire une peau de vache. Il me répond, un seul. Là ça a été une claque, je me suis rendue compte que ce que je venais de dessiner participait à un système terrible de surconsommation et d’exploitation des animaux. » En trois semaines, elle envoie valser son boulot bien payé et sa vie londonienne.

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Masami Charlotte Lavault au milieu de ses fleurs

À 25 ans, Masami Charlotte rentre en France pour repartir presque aussitôt apprendre les techniques de maraîchage dans une ferme biodynamique au Maroc. Puis au Japon, pays natal de sa mère, où elle s’initie à la fermentation de micro-organismes. Jusqu’à ce jour d’octobre 2017 où elle remporte la première édition des Parisculteurs***, ce qui lui permet de s’installer ici au Nord-Est de la capitale. « Souvent on me dit “oh c’est super doux de passer du design vers quelque chose de plus essentiel” mais en fait à cette époque j’étais hyper en colère. J’avais l’impression d’avoir perdu beaucoup de temps. Et puis j’avais le sentiment de devoir tout recommencer, je n’y connaissais rien, c’était le freestyle complet. » Masami Charlotte se rémunère avec sa ferme depuis un an et demi seulement. Avant cela, pour vivre, elle traduisait des livres érotiques de l’allemand vers le français. Elle est également devenue cette année la nouvelle ambassadrice de l’iconique parfum Flower de la maison Kenzo. 

« Mon objectif cette année est de transformer la ferme en un lieu autonome »

Masami Charlotte Lavault

Aujourd’hui, à voir son champ bien fleuri en ce mois de mai, la novice semble être devenue experte en la matière. Sur le sol, dans les allées, grouillent de petits tuyaux qui mènent à d’autres, plus gros. La floricultrice nous explique qu’elle met en place depuis plusieurs mois un système d’autorégulation. Car si la jeune femme se délocalisera en banlieue l’an prochain, elle ne compte pas abandonner son champ de fleurs parisien. « Mon objectif cette année est de transformer la ferme en un lieu autonome, précise-t-elle. Pour cela j’ai besoin d’avoir des plantes qui puissent survivre si je ne suis pas là pendant trois semaines. Ça me demande énormément de temps et d’investissement. »

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Paris, mai 2022. ©A.T.

Et puis cette première ferme, Masami Charlotte Lavault, nous explique y être très attachée. « C’est un point d’entrée de nature important pour les citadins et les citadines, même s’il faut se rendre à l’autre bout de Paris », plaisante-t-elle. Elle y organise régulièrement des visites et des formations quand son emploi du temps, très chargé, le lui permet. « À mes débuts ici j’ai fait une fois une vente à l’extérieur de ce champ sur un marché de producteurs parisiens. Derrière mon petit stand, j'avais installé un écriteau « Fleurs de Paris ». Une dame en passant s’est énervée “Fleurs de Paris, ça n’existe pas, vous êtes allé les voler sur un rond-point ! ”A cet instant j’ai compris que les gens n'imaginaient pas ce genre de lieu ici et à quel point c’est important de le rendre accessible. »

L'art du Slow Flower

Une façon aussi de ramener les citadin·es à la réalité des contraintes que nous impose la production du vivant. Les fleurs que nous voyons grandir n’ont pas vocation à fleurir un jour un salon new-yorkais ou australien. Ici, Masami Charlotte Lavault cultive l’art du Slow Flower** – bien qu’elle préfère l’expression française « Fleurs lentes » qu’elle trouve « plus jolie ». « Certaines personnes me demandent une espèce ou une couleur spécifique mais je ne peux pas les inventer, je fais uniquement avec ce que j’ai et ce que la nature me donne. »  De la graine à la cueillette « généralement à la fraiche vers 6h » , il faut compter en moyenne neuf mois.

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Paris, mai 2022. ©A.T.

Comme dans la plupart des métiers de la terre qu’on effectue seul·e et par passion, ce dernier lui demande beaucoup de temps, d’énergie et nombre de sacrifices. « Les fleurs ont besoin de soin. Je les ai fait naître, je ne peux pas les abandonner, c’est un engagement. » Un engagement, qu'elle paie plein pot. À 34 ans, Masami Charlotte nous confie vouloir fonder une famille avec son compagnon mais qu’il est, pour l'instant, impossible de l’envisager, elle qui travaille soixante dix à quatre-vingt heures par semaine. « C'est difficile de quitter la ferme, même trois jours, assure-t-elle. Quand il fait super chaud comme il a fait pendant les six dernières semaines, si un jour je n’arrose pas certaines jeunes plantes, elles meurent. À la fois être seule ici c’est génial, c’est hyper calme mais j’ai une charge mentale énorme. Je suis tout le temps à la limite du burn out : il y a de longues périodes pendant lesquelles je me dis tous les deux jours allez j’arrête et deux jours plus tard je me dis non je n’arrête pas. »

« Ce qui me ravit dans le prochain projet à Rambouillet c’est que je serais obligée d’avoir une équipe »

Masami Charlotte Lavault

Masami Charlotte Lavault prend très rarement ses weekends et ne lui parlez pas de vacances, cela fait des années maintenant qu’elle n’a pas quitté Paris. « Ce qui me ravit dans le prochain projet à Rambouillet c’est que je serais obligée d’avoir une équipe, dit-elle en souriant. Qui dit équipe dit planning. Qui dit planning dit que j’aurais un peu plus de temps pour moi. Parce qu’actuellement j’y suis très souvent du petit matin jusqu’au soir. »

Justement, il est l’heure pour elle de fermer boutique, pour aujourd’hui du moins. Notre venue ayant quelque peu bouleversé le programme de notre hôte, nous acceptons volontiers lorsqu’elle nous propose d’arroser de jeunes plants pendant qu’elle ferme son atelier. De prime abord, notre tâche semble simple, elle consiste, armée d’un long tuyau jaune, à arroser un plan long d’une dizaine de mètres et de façon circulaire. « L’astuce c’est de répéter cinq fois Mississippi pour être sûr d’arroser chaque parcelle », explique notre nouvelle professeure, ses sandales contournant les rangées de plantations avec agilité. Au bout de la nôtre, notre bras s'engourdit déjà et l’on comprend alors l’immense tâche de la floricultrice.  

*Pépins Production est une association, dont l'objectif est d'accompagner de manière responsable le processus de végétalisation en ville.

**Le Slow Flower revendique une production de fleurs au rythme de la nature et des saisons.

***Un appel à projets lancé en 2017 par la Mairie de Paris pour encourager l’agriculture urbaine.  

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