Fleurs géantes, osse­ments et barres d’immeubles : une rétros­pec­tive Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou

Le Centre Pompidou présente la première rétrospective en France de Georgia O’Keeffe, l’une des plus grandes figures de l’art nord-américain du XXe siècle. L’occasion de découvrir cette aventurière du modernisme, peintre inclassable, femme incandescente, moderne en tous ses engagements.

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Série White and Blue Flower Shapes, 1919.

Dans les années 1920, à New York, les gratte-ciel surgissent et s’érigent, semble-t-il, dans la nuit. Les passants observent avec une admiration teintée d’inquiétude ces canyons artificiels qui dominent l’asphalte. Parmi eux, une jeune peintre de 33 ans, qui cherche une nouvelle manière de représenter ses modèles préférés : les fleurs.

Georgia O’Keeffe – c’est le nom de cette artiste déjà appréciée – a compris en voyant récemment plusieurs expositions sur ce thème qu’il lui faut trouver un style bien à elle et totalement original. Georgia est la compagne d’Alfred Stieglitz, patron de la Galerie 291, phare dans le domaine de l’art moderne et surtout de la photographie, qu’il est le premier à considérer précisément comme un art à part entière. À la galerie, Georgia a découvert le blow up, une façon inédite de cadrer, en très gros plan, qu’explore une nouvelle génération de photographes.

Qu’est-ce qui influence la pensée créatrice ? De quelle potion mystérieuse, décoction de visions et de rencontres, de sensations et de pressentiments, sont nourries les intuitions de génie qui éclairent les artistes ? C’est en tout cas l’une de ces intuitions qui souffle à O’Keeffe de cadrer ses fleurs au plus près, « de les agrandir comme d’énormes immeubles en construction », dit-elle. Sur ses toiles, elles semblent à la fois nous surplomber et nous offrir les microdétails d’une intimité dévoilée.

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Jimson Weed White Flower, 1932.

Car, bien sûr, Georgia O’Keeffe ne peint pas de « grosses fleurs ». Elle déploie dans l’orbe des pétales, dans leurs replis humides, sur la matière soyeuse des calices, toute sa faculté à représenter la volupté et la puissance du féminin. Lorsqu’elle les expose pour la première fois, la critique s’extasie, se scandalise et frissonne : ces végétaux sont littéralement des représentations érotiques de la sexualité féminine ! On glose, on déteste, on rougit d’adorer. Précisons qu’à cette époque – 1924 – l’intelligentsia américaine découvre les écrits de Freud. Ces toiles sont de véritables friandises pour qui se pique d’interprétation freudienne. Voilà l’œuvre de Georgia entièrement lookée Sigmund. Elle finit par protester et sera désormais sur ses gardes dès que l’ombre d’une interprétation érotique se profile autour de sa peinture.

Chicane et coup de foudre

C’est pourtant cette partie de son œuvre que l’on retient le plus facilement, car elle irradie une force douce qui nous attire, nous retient et nous murmure des secrets à l’oreille.

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Orientals Popies, 1927.

Il ne faudrait pas que ces bouquets géants occultent le reste de sa production, foisonnante. « La vie, dans son mouvement, ses cycles, est le premier (le seul ?) sujet de la peinture de Georgia O’Keeffe », précise Didier Ottinger, commissaire de l’exposition que le Centre Pompidou lui consacre. « La croissance d’un végétal, l’épanouissement d’une fleur disent autant du vivant que la spirale d’un coquillage mort ou les os blanchis d’un bovin. » C’est en effet tout cela que représentera l’artiste durant sa vie de presque centenaire.

Née en 1887, au nord de Chicago, elle passe son enfance dans l’immensité des plaines du Midwest. Un sentiment d’immensité qu’elle n’aura de cesse de chercher à retrouver.

Formée à l’Art Institute de Chicago, Georgia gagne ensuite l’Art Students League, à New York. C’est alors qu’elle découvre la galerie 291, au… 291 de la Cinquième Avenue, et s’émerveille devant ses expositions stimulantes. La suite est très romanesque et pourtant authentique. Installée au Texas, où elle est prof de dessin, Georgia O’Keeffe continue de peindre passionnément. Elle envoie une série de ses dessins au fusain à une amie. Celle-ci, subjuguée, envoie le tout à Alfred Stieglitz. Subjugué à son tour, il expose les œuvres de cette artiste qu’il ne connaît pas, sans même lui en parler. Lorsqu’elle le découvre, Georgia est certes flattée mais aussi outrée… Vifs échanges entre les deux protagonistes, qui, comme dans les meilleures comédies américaines de l’époque, s’engueulent en même temps qu’ils se rendent compte, chacun, du charme irrésistible de l’autre. C’est le début d’un amour fusionnel, qui, malgré quelques soubresauts, durera une trentaine d’années.

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The Shelton with Sunspots, 1926.
Ossements et coquillages

Georgia et Alfred, mariés en 1924, partagent leur temps entre New York et Lake George, villégiature située dans la région sauvage des Adirondacks. Dans la ville, la peintre, qui demeure au 30e étage du Shelton Hotel, entame une série de toiles consacrées aux immenses buildings qui surgissent partout. La critique, Stieglitz compris, n’apprécie pas : peindre des fleurs, même démesurées, c’est parfait pour une femme. Ces érections de gratte-ciel, c’est un peu trop viril, non ?

Georgia O’Keeffe s’en amuse et poursuit son œuvre. D’autant qu’elle est à l’aube d’un bouleversement. Elle rend visite à des amis, au Nouveau-Mexique, à Taos. La lumière et les espaces y sont exceptionnels. C’est un choc pour Georgia. C’est « [s]on lieu », là où, écrit-elle, « je me sens à ma place, je me retrouve enfin ». Elle y découvre aussi la culture des Indiens Hopi, qui la fascine.

Farouchement indépendante (elle a gardé son nom de jeune fille), elle achète Ghost Ranch (le ranch hanté) en 1930, où elle vit seule six mois par an, au milieu du désert. Lorsqu’elle rentre à New York, elle est fêtée, interviewée et photographiée sans cesse (elle sera l’artiste peintre du XXe siècle la plus photographiée aux États-Unis). Car sa renommée est désormais établie. En 1928, elle est exposée au Brooklyn Museum. Une consécration. L’année suivante est créé le Musée d’Art moderne de New York. Dix-neuf artistes y sont célébré·es. Dix-huit hommes et une femme, Georgia O’Keeffe. En 1939, à la Foire universelle de New York, on demande à un jury d’identifier les douze femmes qui ont le plus apporté à la civilisation américaine. Elle en fait partie.

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Pelvis With the Distance, 1943.

Lorsqu’elle quitte le désert pour la ville, l’artiste emplit ses valises d’étranges modèles. « J’ai ramené avec moi des os blanchis et j’en ai fait les symboles du désert […]. Les ossements semblent tailler au cœur ce que le désert a de profondément vivant. » Ces morceaux de squelettes, ces crânes aux formes surréelles, vont hanter son œuvre, parcourue de nuages, de ciels mouvementés et de valves-vulves de coquillages géants.

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Winter Road.
Vues d’en haut

Lorsqu’en 1946 Alfred Stieglitz meurt, Georgia va prendre son envol. Contrainte de veiller sur son mari souffrant, elle n’a pas voyagé comme elle aurait voulu. La voici qui sillonne le monde. Du Japon au Pérou et partout en Europe, elle découvre les paysages depuis les hublots des avions. Elle en tire des séries de toiles qu’on dirait abstraites, où le lacis des routes et des rivières dessine des lettres étranges.

Dans les années 1960, Georgia aborde, elle, ses années 70. La vieillesse lui va bien. Elle devient une icône, que les féministes reconnaîtront comme l’une des leurs. Toujours au cœur du Nouveau-Mexique, elle se consacre à la méditation et à la contemplation du grand désert.

Elle en profite, car sa vue baisse, puis s’éteint. Tout comme elle, qui en 1986, presque centenaire, meurt en paix à Santa Fe.


Pour aller plus loin (ce qu’on vous conseille avec ferveur !)

Expo

C’est un grand plaisir et un choc de découvrir les œuvres de Georgia O’Keeffe dans l’exposition organisée par le Centre Pompidou. Rassemblés en termes à la fois d’affinités et de chronologie, les dessins et les toiles nous plongent dans le foisonnement des inspirations diverses de cette artiste pourtant d’une cohérence absolue. La nature, la puissance et l’émerveillement suscités par le vivant irradient tout au long des salles. On en sort revivifié.

Georgia O’Keeffe. Centre Pompidou, jusqu’au 6 décembre 2021.

Livre

Cette vie merveilleusement remplie, toute de couleurs et de passion, que nous avons ici à peine effleurée, on la découvre en détail dans le livre de Catherine Guennec, Sous le ciel immense. Écrit à la première personne, il restitue l’impétuosité de Georgia, ses aspirations et ses colères. Mais pour avoir aussi un peu de recul, l’autrice fait parler l’entourage de l’artiste, qui nous révèle ce que Georgia ne dit pas. Idéal pour se plonger dans cette existence qui semble en comporter plusieurs.

Sous le ciel immense, selon O’Keeffe, de Catherine Guennec. Éditions Ateliers Henry Dougier, 128 pages, 12,90 euros.

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