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Jeanne Barret, bota­niste et embar­quée clandestine

Cette bota­niste est la pre­mière femme à avoir fait le tour du monde. Nous sommes au XVIIIe siècle, époque des grandes expé­di­tions scien­ti­fiques sur les océans. Des aven­tures nor­ma­le­ment réser­vées aux hommes. C’est pour­quoi Jeanne Barret se dégui­sa en Jean Baré.

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Illustration par Cristoforo Dall’Acqua de Jeanne Barret,
extrait de Navig. di Cook – Bougainville. © Historic Collection
/​Alamy Stock Photo

Une plante en Amérique du Sud et une chaîne de mon­tagnes sur Pluton portent son nom. Et pour­tant, c’est sous un pseu­do­nyme qu’elle eut la chance de par­ti­ci­per à une aven­ture que les hommes refu­saient alors aux femmes : embar­quer sur un navire avec le scien­ti­fique Bougainville pour recen­ser des plantes à tra­vers le monde. À bord, elle fut sur­nom­mée « bête de somme ». Plus tard, elle fut qua­li­fiée par Louis XVI de « femme extra­or­di­naire ». Autant de super­la­tifs pour dési­gner Jeanne Barret, née le 27 juillet 1740 dans une famille pay­sanne en Bourgogne, l’une des régions les plus pauvres de la France de l’époque. Sa vie prend un tour­nant lorsqu’elle entre au ser­vice de Philibert Commerson. Il est méde­cin, bota­niste et de treize ans son aîné. Elle est son bras droit, ordon­né et métho­dique, char­gée du ménage, mais aus­si du ran­ge­ment des docu­ments liés à la bota­nique. Avec lui, et grâce à ses doubles jour­nées, elle apprend à recon­naître les plantes. Lorsque Commerson devient veuf, leur rela­tion, basée sur leur com­pli­ci­té et leur pas­sion com­mune pour la bota­nique, se fait plus tendre. 

Expédition royale

En 1764, ils montent à la capi­tale. Officiellement, Philibert veut côtoyer des bota­nistes renom­més. Officieusement, Jeanne est enceinte et ça jase dans le vil­lage. Ils perdent leur enfant en bas âge, mais Commerson est invi­té à par­ti­ci­per à l’expédition de Louis-​Antoine de Bougainville, offi­cier de marine pas­sion­né par la nature. Le Roi finance le voyage, dont le but est tout autant scien­ti­fique que poli­tique. En effet, l’explorateur bri­tan­nique James Cook mul­ti­plie les expé­di­tions sur les océans pour obser­ver et carto­graphier les côtes des conti­nents et des îles. 

À bord du navire de Bougainville prennent place astro­nomes, car­to­graphes, ingé­nieurs, natu­ra­listes, ­des­si­na­teurs et écri­vains, qui vont explo­rer le monde, si pos­sible avant les Anglais. La mis­sion de Commerson sera ­d’observer, col­lec­ter et clas­ser des spé­ci­mens de la flore locale à chaque escale. Jeanne Barret, qui brûle d’embarquer dans l’aventure, a de la chance : son patron et amant n’est pas du genre auto­nome ni en excel­lente san­té, il aime­rait ­l’emmener dans l’expédition comme infir­mière – bonne – res­pon­sable admi­nis­tra­tive – cheffe de pro­jet scien­ti­fique. Problème : les femmes ne sont pas les bien­ve­nues à bord. D’après une ordon­nance royale, « la pré­sence de toute femme sur un bateau de Sa Majesté est inter­dite, sauf pour une courte visite ; un mois de sus­pen­sion sera requis contre l’officier qui contre­vien­drait à cet ordre et quinze jours de fer pour un membre de l’équipage qui, lui-​même, n’y sous­cri­rait point ».

La super­che­rie…

Solution : c’est en homme que Jeanne Barret se joint à l’expédition, juste avant le départ du navire du port de Rochefort (Charente-​Maritime), le 1er février 1767. Elle porte les che­veux courts, des vête­ments amples, une bande qui com­prime sa poi­trine. Commerson pré­sente Jean Baré comme son valet payé par le Roi. Les voi­là par­tis pour un tour du monde, cap sur Rio de Janeiro (Brésil). Romantique ? Pas vrai­ment. Souffrant d’un ulcère à la jambe et du mal de mer, Commerson obtient que son valet dorme dans sa cabine, pen­dant que les cent vingt autres hommes de l’équipage sont confi­nés ensemble. Des rumeurs sur­gissent vite. Jean, au corps très menu et sans pilo­si­té, ne se met jamais torse nu sur le pont. On le soup­çonne d’être une femme. Pour les faire taire, Jeanne va redou­bler de tra­vail. Au point que Louis-​Antoine de Bougainville écri­ra plus tard dans son jour­nal, Voyage autour du monde, paru en 1772 : « Comment recon­naître une femme dans cet infa­ti­gable Baré ? […] [Elle avait] un cou­rage et une force qui lui avaient méri­té le sur­nom de “bête de somme”. »

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Illustration tirée des Grands Navigateurs du XVIIIe siècle,
de Jules Verne. © Bianchetti/​Leemage

C’est en lisant ce récit de voyage que la roman­cière cana­dienne Monique Pariseau a eu envie d’explorer cette his­toire de femme à bord. Ses recherches lui per­met­tront de publier, en 2010, Jeanne Barret. Première femme ayant accom­pli, au XVIIIe siècle, le tour du monde dégui­sée en homme. Avec elle, Monique Pariseau a vogué sur les océans et décou­vert la vie de marin. Elle en garde une grande admi­ra­tion : « Jeanne Barret est pour moi une femme d’une force, d’une intel­li­gence, d’une curio­si­té et d’une volon­té excep­tion­nelle. Peu de femmes à son époque (et encore aujourd’hui) auraient eu le cou­rage de faire ce voyage dégui­sées en gar­çon. Elle est une leçon de per­sé­vé­rance, de rési­lience et sur­tout la preuve qu’une femme peut se per­mettre de dépas­ser les limites que la socié­té l’oblige à respecter. »

… démas­quée

Au cours de l’expédition de Louis-​Antoine de Bougainville, Jeanne Barret et Philibert Commerson recueillent des plantes, des pierres et des coquillages à chaque escale. C’est sur­tout elle qui assure le tra­vail : lui traîne tou­jours la jambe. Près de Rio de Janeiro, ils découvrent un arbris­seau qu’ils nomment bou­gain­vil­lea, le bou­gain­vil­lier, en hom­mage à leur capi­taine. Les bateaux de l’expédition doublent le cap Horn et les scien­ti­fiques pro­fitent de la tra­ver­sée de l’océan Pacifique pour orga­ni­ser et cata­lo­guer tous les spé­ci­mens. Après avoir dupé l’équipage pen­dant plus d’un an, la véri­table iden­ti­té de Jeanne Barret est décou­verte. Mais les ver­sions divergent sur le quand et le com­ment. D’après les uns, elle aurait été démas­quée, lorsqu’ils ont accos­té à Tahiti en avril 1768, par les autoch­tones qui l’entourent en criant qu’elle est une femme. Des jour­naux de bord des com­pa­gnons de Bougainville évoquent plu­tôt des agres­sions sexuelles venant de l’équipage et racontent qu’elle fini­ra le voyage armée de deux pis­to­lets pour se défendre.

Reste qu’une femme à bord porte mal­heur. Que faire de Jeanne Barret ? Il faut attendre l’arrivée sur l’île Maurice, après avoir tra­ver­sé l’océan Indien, pour trou­ver une solu­tion. Philibert constate que l’île est gou­ver­née par un vieil ami bota­niste, prêt à les accueillir Jeanne et lui. De son côté, Bougainville ne se fait pas prier pour les débar­quer de façon à ren­trer en France l’honneur sauf. Le duo se lance alors dans une nou­velle mis­sion : iden­ti­fier toutes les plantes médi­ci­nales de l’île. Ils feront de même à Madagascar et à la Réunion, jusqu’à la mort de Philibert Commerson en 1773.

Une auberge et un mariage

À 33 ans, Jeanne Barret se retrouve veuve, sans res­source finan­cière et sans moyens de retour­ner en France récla­mer l’argent que lui avait lais­sé son amant par tes­ta­ment. Mais celle qui a vogué sur trois océans en a vu d’autres : elle ouvre une auberge à Port-​Louis, avant de ren­con­trer un offi­cier de marine fran­çais, ori­gi­naire du Périgord, Jean Dubernat, qu’elle épouse. Le couple rentre en France en 1775, bou­clant ain­si le tour du monde com­men­cé en 1767. Jeanne ne revient pas les mains vides. Elle rap­porte au Roi les récoltes bota­niques de Commerson, soit trente caisses conte­nant quelque cinq mille espèces, dont trois mille incon­nues jusque-​là. Malheureusement, ces col­lec­tions sont aus­si­tôt pillées par des natu­ra­listes qui s’approprient sans scru­pule leur part du tré­sor en fonc­tion de leur spécialité. 

Dix ans plus tard, Jeanne Barret obtient un sem­blant de recon­nais­sance lorsque Louis XVI la déclare « femme extra­or­di­naire » et lui accorde une pen­sion royale. C’est Bougainville, beau joueur, qui a plai­dé pour elle auprès de la Cour. La bota­niste aura aus­si les hon­neurs du phi­lo­sophe Denis Diderot qui écrit à son sujet, dans son ouvrage Supplément au voyage de Bougainville : « Ces frêles machines-​là ren­ferment quelques fois des âmes bien fortes. » Cette « âme forte » décède le 5 août 1807, en Dordogne, où elle s’était ins­tal­lée avec son mari. Deux cents ans plus tard, une nou­velle plante décou­verte en Amérique du Sud est bap­ti­sée Solanum bare­tiae, en son hom­mage. Et, en 2018, le nom de monts Baret est don­né offi­ciel­le­ment à une chaîne de mon­tagnes sur Pluton en l’honneur de Jeanne Barret. Cachée sur les océans, la voi­là affi­chée sur les sommets. 

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