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Start-​up, ton uni­vers impitoyable

Chaque mois, un cher­cheur, une cher­cheuse, nous raconte sa thèse sans jar­gon­ner. Docteure en socio­lo­gie et cher­cheuse au Centre d’études de l’emploi et du tra­vail (CEET), Marion Flécher s’est pen­chée sur le monde très média­ti­sé, mais rare­ment étu­dié, des start-​up. Après avoir enquê­té entre la Silicon Valley et la France, elle lève le voile sur ce modèle qui, sous ses airs plus doux, incarne le nou­veau visage du capitalisme.

Causette : Dans votre thèse, vous poin­tez la dif­fi­cul­té de défi­nir les start-​up. Alors, qu’est-ce que c’est ? 
Marion Flécher : En pre­mier lieu, ces entre­prises se dis­tinguent par un modèle éco­no­mique qui se carac­té­rise par la recherche de crois­sance plu­tôt que de ren­ta­bi­li­té, et repose sur les modes de finan­ce­ment spé­cu­la­tifs que sont les levées de fonds. Ensuite, par la dimen­sion orga­ni­sa­tion­nelle, qui se veut plus hori­zon­tale, plus souple, qui valo­rise l’autonomie et la res­pon­sa­bi­li­té des tra­vailleurs mais aus­si le bien-​être au tra­vail. Enfin, par la dimen­sion idéo­lo­gique, qui met l’accent sur le carac­tère ouvert et méri­to­cra­tique de ce modèle entre­pre­neu­rial. À tra­vers celui-​ci, c’est le mythe du self-​mademan qui est réactivé.

En quoi cette repré­sen­ta­tion du « start-​uper » à suc­cès qui,
tel Steve Jobs, aurait fait for­tune en par­tant de rien, tient-​elle
du mythe ?
M. F. : 
L’histoire qui a été faite de la Silicon Valley a contri­bué à mythi­fier la figure de l’entrepreneur comme étant ce héros vision­naire qui ferait for­tune grâce à son seul mérite. La plu­part de ceux qui ont été éri­gés en légende, comme Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, se pré­sentent eux-​mêmes comme n’étant héri­tiers de per­sonne et insistent sur le carac­tère presque contin­gent de leur suc­cès. Par là même, ils nient les res­sources, les struc­tures sociales et rela­tion­nelles ayant per­mis ces inno­va­tions qui, en réa­li­té, ont pu voir le jour grâce à la par­ti­ci­pa­tion de nom­breux asso­ciés, inves­tis­seurs et travailleurs.

« Créer une start-​up leur per­met d’accéder assez vite à un sta­tut social prestigieux. »

Quel est le pro­fil type du start-​uper ?
M. F. : 
En pre­mier lieu, ce sont majo­ri­tai­re­ment des hommes. Ce sont aus­si des per­sonnes par­ti­cu­liè­re­ment diplô­mées, puisque dans mon échan­tillon de 500 entre­pre­neurs fran­çais, 85 % ont un bac + 5 (alors qu’on en compte à peine plus de 10 % par­mi l’ensemble des créa­teurs d’entreprise). Et la plu- part sont issues du pôle éco­no­mique des classes supé­rieures. Par ailleurs, il est rare de ren­con­trer des per­sonnes raci­sées. C’est un monde de domi­nants du point de vue du genre, de la classe sociale et des rap­ports sociaux de race.

Qu’est-ce qui les motive à créer une start-​up alors que le risque d’échec est très impor­tant, et qu’ils et elles pour­raient pré­tendre à une belle car­rière en entre­prise ? 
M. F. : Le pre­mier élé­ment mani­feste, c’est un rejet de la grande entre­prise, de l’organisation bureau­cra­tique qui y est asso­ciée et du cadre de la subor­di­na­tion sala­riale. Ils valo­risent les pos­si­bi­li­tés d’épanouissement per­son­nel, d’autonomie et d’indépendance et veulent un tra­vail inté­res­sant et source de sens. Leur cas est assez emblé­ma­tique des évo­lu­tions du rap­port au tra­vail et à l’emploi des jeunes diplô­més. Et puis appa­raît éga­le­ment une volon­té de se dis­tin­guer socia­le­ment. Créer une start-​up leur per­met d’accéder assez vite à un sta­tut social pres­ti­gieux. Avec, en plus, l’idée qu’ils vont être capables de chan­ger le monde.

En France, quelle part repré­sentent les start-​up dans les créa­tions d’entreprise ?
M. F. : 
Il est dif­fi­cile de les quan­ti­fier, puisqu’on n’arrive pas à les qua­li­fier avec pré­ci­sion. Néanmoins, on peut esti­mer qu’entre 10 000 et 15 000 start-​up sont créées chaque année, soit une infime part [de 1,1 % à 1,7 %, ndlr] des 850 000 entre­prises créées en 2020. Pourtant,elles font l’objet d’un sou­tien poli– tique et finan­cier énorme. Car ces entre­prises peuvent très vite deve­nir les plus grosses en termes d’innovation, de valo­ri­sa­tion et donc d’emplois créés. Mais la réa­li­té vient nuan­cer l’objectif poli­tique. Seule une petite poi­gnée peut vrai­ment espé­rer, après une dizaine d’années, repré­sen­ter un bas­sin d’emploi. On parle là des « licornes » [les entre- prises valo­ri­sées à plus de 1 mil­liard d’euros], soit vingt-​cinq entre­prises qui vont être capables de géné­rer 400 ou 500 emplois de cadres. Le reste, ce sont beau­coup de sta­giaires, de free-​lance ou d’emplois qui ne sont pas ame­nés à être pérennes.

« Vos col­lègues sont vos copains, votre sport est sur votre lieu de tra­vail et fina­le­ment, la fron­tière entre votre tra­vail et votre vie pri­vée devient de plus en plus floue. »

Vous sou­li­gnez que les créateur·rices de start-​up rejettent l’intervention de l’État, mais béné­fi­cient pour­tant de son sou­tien, aux États-​Unis comme en France…
M. F. : 
Dans la Silicon Valley, l’État est un impor­tant pour­voyeur de fonds, notam­ment sous forme de subven- tions à la recherche. C’est aus­si grâce aux aides publiques que sont nés les pre­miers fonds de « capi­tal investis- sement ». Idem en France, où il existe deux dis­po­si­tifs publics majeurs de sou­tien aux start-​up : la French Tech [créée en 2013] et la Banque publique d’investissement [créée en 2012], qui injecte la plus grande par­tie de l’argent dans l’écosystème fran­çais. Et puis l’autre acteur impor­tant, c’est Pôle emploi. Avant de créer leur entre­prise, la plu­part des start-​upers occupent des emplois de cadre et négo­cient une rup­ture conven­tion­nelle leur don­nant droit à une allo­ca­tion chô­mage, sou­vent impor­tante, pen­dant deux ans. Ce qui fait de Pôle emploi l’un des pre­miers inves­tis­seurs des start-​up françaises.

Le modèle de la start-​up est-​il vrai­ment moins alié­nant pour celles et ceux qui y tra­vaillent ?
M. F. : En phase de démar­rage, il y a peu d’investissement pour le bien– être au tra­vail. On uti­lise le stage comme tra­vail gra­tuit. Et c’est plu­tôt la désor­ga­ni­sa­tion, l’urgence et le stress per­ma­nent qui carac­té­risent ces orga­ni­sa­tions. Néanmoins, lorsque les créa­teurs réus­sissent à lever des fonds, il est cer­tain que les condi­tions de tra­vail deviennent plus agréables. Mais cela a plu­tôt pour but de vous faire tra­vailler davan­tage. Vos col­lègues sont vos copains, votre sport est sur votre lieu de tra­vail et fina­le­ment, la fron­tière entre votre tra­vail et votre vie pri­vée devient de plus en plus floue.

Est-​ce pour ces rai­sons que les start-​up sont, dites-​vous, le nou­veau visage du capi­ta­lisme ? 
M. F. : La start-​up n’est pas un nou­veau modèle en soi, vu qu’elle pour­suit la même fin : accu­mu­ler du capital.Et elle exa­cerbe cette fin, puisque c’est un capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé. Pour le dire clai­re­ment, ce sont les action­naires qui s’en mettent plein les poches. Pour autant, ces nou­velles pra­tiques mana­gé­riales poussent les sala­riés à croire en ce modèle et à s’investir par eux-​mêmes dans des formes de tra­vail qui, fina­le­ment, sont beau­coup plus alié­nantes que dans l’entreprise classique. 

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