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Rencontre autour du livre dans une boulangerie

dites le avec un livre
Autour de François, qui présente régulièrement des livres, le créateur de ces rencontres, Nourdine Bara (à gauche), et l'animateur de la rencontre Lazreg Ghenaim (à droite). © Nanda Gonzague pour Causette

Dans une boulangerie d’un quartier populaire de Montpellier, les livres servent de prétexte à la rencontre entre habitant·es du centre et de la périphérie. Ou comment se réchauffer l’âme entre un thé à la menthe et un extrait de Salinger…

« On voudrait une fraise, là. Une banane… Et puis le rose aussi. » Le visage collé au bac à bonbons, les deux enfants ne s’émeuvent pas du tohu-bohu qui naît dans leur dos. S’ils se retournaient, ils verraient l’écrivain Nourdine Bara installer chaises et tables dans un coin du Pain d’Or, la boulangerie de La Paillade, un quartier populaire de Montpellier (Hérault). Auteur du roman Le Tour de toi en écharpe (éd. Domens), mais aussi de pièces de théâtre, réalisateur d’un court-métrage, Nourdine est un touche-à-tout qui aime que la culture et la parole citoyenne s’invitent dans l’espace public. Sous l’œil placide des client·es venu·es acheter une baguette, son acolyte et l’animateur de la soirée, Lazreg Ghenaim, interpelle l’assemblée qui s’installe doucement, une tasse de thé à la menthe en main : « Tout le monde s’est inscrit ? » Avant de murmurer, entre inquiétude et ravissement : « On était partis sur une dizaine de personnes, en fait, il y en a au moins vingt ! » Prestement, Nourdine extrait quelques tabourets supplémentaires dissimulés derrière le rideau d’un vieux Photomaton.

Depuis un an, la boulangerie accueille une initiative imaginée par l’écrivain : « Dites-le avec un livre ». Les parti­cipant·es sont invité·es à présenter un ouvrage qui leur tient à cœur et la façon dont celui-ci a influé sur leur vie. Car, comme le précise le maître d’œuvre, « cela s’appelle “Dites-le AVEC un livre”. Pas “Dites un livre”. » Au départ, les rencontres avaient lieu à l’extérieur : installées sous des arcades, les boutiques du quartier convergent en effet vers une placette dominée par un pin parasol. Mais, avec la venue du froid, Ahmed, le boulanger, s’est proposé pour accueillir les assemblées.

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Désiré (à gauche) et Déborah ont choisi de parler du même livre : Soufi, mon amour d’Elif Shavak. © Nanda Gonzague pour Causette
Lendemain de drame

Une énième causerie littéraire ? Pas vraiment. D’abord parce que La Paillade, avec ses 12 500 habitant·es vivant sous le seuil de pauvreté, ses 45 % de population sans diplôme et son taux de 46 % de chômage chez les moins de 26 ans, ce n’est pas vraiment Saint-Germain-des-Prés. Plutôt un quartier qui, peu à peu, « décroche », comme le souligne un rapport de 2012 commandé par le préfet sur le quartier. Nourdine Bara n’a jamais quitté l’endroit : « D’abord parce que je ne pouvais pas, ensuite parce que je ne voulais plus », dit-il en souriant. Avec « Dites-le avec un livre », il a souhaité « sortir La Paillade de l’isolement ». L’idée est en effet que, lors de ces rendez-vous, « Pailladins » et habitant·es du centre-ville se rencontrent. Pour cela, Nourdine fait chauffer les réseaux sociaux, passe des coups de fil, relance les uns et les autres. Tout sauf l’entre-soi. Les­ transports aident. Contrairement à d’autres quartiers populaires, La Paillade n’est pas enclavée. « La première ligne de tram a eu l’élégance de la choisir comme ­terminus », plaisante l’organisateur. Ce soir, une chercheuse côtoie donc une mère isolée au chômage, une retraitée de l’Éducation nationale coudoie un jeune en situation de handicap. « Ceux qui viennent n’ont pas envie de se penser les uns les autres par médias interposés, souligne Nourdine. Se rencontrer via un livre, c’est quand même autre chose que de se demander : “C’est vrai ce que dit BFM sur toi ?” »Mélanie Taquet 1, romancière, est venue justement du centre à l’invitation de Nourdine pour présenter son livre, mais surtout pour écouter les autres. « Dans une société où on invisibilise beaucoup les gens, c’est important de créer des espaces où chacun peut s’exprimer », estime cette récidiviste des soirées à la boulangerie.

Et, ce soir, tout particulièrement, il est d’autant plus urgent de faire vaciller les frontières mentales. La veille, dans un règlement de comptes, un jeune de La Paillade a été abattu de plusieurs balles sur le parking situé à quelques mètres seulement de la boulangerie. Le drame plane sur cette édition de « Dites-le avec un livre », sans ­amoindrir la joie de se retrouver. « On s’est posé la question de maintenir ou non la soirée, souffle Nourdine. Mais c’est justement pour éloigner ce sort-là que ces rencontres ont lieu. » Toque beige sur la tête, une quinquagénaire pénètre d’un pas assuré dans la boulangerie : « On va prendre une chaise, on va prendre un bout de table et on va prendre beaucoup de plaisir », affirme-t-elle, sous le regard souriant des autres qui se poussent pour lui faire de la place.

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Parmi les participant·es attentifs, au premier plan, Douya (à gauche), Imrane et sa maman Saléha. © Nanda Gonzague pour Causette
Le livre pilier d’une vie

Il y a ceux qui écoutent, le regard arrimé à celui qui prend la parole. Il y a ceux qui ferment les yeux, comme pour rentrer en eux-mêmes ; ils sont à la fois ici et ailleurs. Et puis, bien sûr, il y a ceux qui lisent, qui disent. « Ici, ce n’est pas La Grande Librairie ou un café littéraire, explique Laure Pradal, documen­tariste qui a réalisé un film sur ces ­soirées 2. Les gens qui prennent la parole le font pour ­évoquer un livre qui les a ­marqués, qui fait écho à leur propre vie. » Nourdine renchérit : « Il s’agit de dire comment un livre s’inscrit dans une vie comme pilier. » Lazreg y veille. Si un ou une ­participant·e bifurque du côté du commen­taire ­composé ou de l’exégèse, l’animateur le ramène avec bienveillance au cœur du sujet : « Pourquoi ce livre te parle ? » Au départ, l’objet est comme un « bouclier » protecteur dont on ­tripote nerveusement la couverture, avant de prendre la parole. Puis il devient comme un émissaire de soi. Karima a choisi d’évoquer Jamais sans ma fille, le best-­seller de Betty Mahmoody. Et bientôt, on se demande si elle parle d’elle-même ou de la narratrice : « Dans le livre, son mari la condamne à être enfermée. Elle ne vit plus sa liberté de femme. Elle est ­tombée amoureuse de cet homme, elle y a cru. Aujourd’hui, il y a encore des femmes qui connaissent ça et ne savent pas s’en sortir. »

Au fil de la soirée, livres, ambas­sadeurs et ambassadrices se confondent, ­l’émotion grandit, sans emphase. Comme si le vecteur du texte main­tenait tendu le voile de la pudeur. Mais elle affleure dès que s’entrechoquent extraits littéraires et questionnements intimes. Déborah, lèvres rouges et ­manteau carmin, venue pré­senter Soufi, mon amour, de la romancière turque Elif Shafak  (éd. 10/18) – « il a ouvert en moi ce qui était blessé, perdu » –, le constate à chaque venue. « Autour de l’excuse du livre, les gens parlent profondément d’eux-mêmes. Il y a à la fois une sincérité de fou et une élégance. C’est cela qui nous relie », résume cette avocate spécialiste des violences psychologiques. Ces fils invisibles se tissent quand une jeune femme ­choisit, pour évoquer la difficulté de son quotidien auprès de son père schizophrène, un extrait de L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger. Lorsque Rachid, appuyé sur ses béquilles, égrène la ­biographie de Lincoln : « À 7 ans, il est forcé de travailler. En 1828, il perd sa mère. En 1829, il perd sa sœur. En 1833, il épouse une femme et elle meurt. En 1836, il fait une dépression… », l’émotion fait légè­rement chavirer sa voix. Au moment où, suppose-t-on, le parcours du président américain fait écho au sien. « Au départ, je voulais parler de la résilience. Traverser des événements pareils, ça peut donner envie d’arrêter de vivre. Aujourd’hui, quand on parle de Lincoln, on voit le héros, mais pas tout ce qui s’est passé à côté. » À chaque fois, silencieusement, la communauté de la boulangerie vient soutenir l’orateur, reconnaître la prise de risque de se dire en public. Un chibani  3, resté silencieux toute la soirée, se lève discrètement. Il doit s’éclipser et, avant de partir, il lance à mi-voix un « merci », qui semble s’adresser à l’ensemble de l’assemblée.

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Le jeune Kinane a choisi de lire la lettre de Guy Môquet, sous le regard de son père, Kamel, qui immortalise la scène avec son téléphone portable. © Nanda Gonzague pour Causette
Priorité aux enfants

Lazreg l’avait prédit. Ce soir, tout le monde ne passera pas. Priorité est ­donnée aux enfants : Sarah, 11 ans, lit un extrait de L’Odyssée. Son petit frère, Kinane, reprend la lettre de Guy Môquet à ses parents. Kamel, leur père, a dégainé son portable pour immortaliser la scène, puis un livre sur la permaculture, qui suscite des regards vaguement amusés. « C’est parce qu’on va mettre en place un potager, explique ce responsable associatif. À ce sujet, j’ai une pensée pour le drame qui s’est déroulé hier. Quand je vois ces jeunes qui s’entretuent, ce sont des graines qui ont poussé et qui, à un moment, nous échappent. » Chacun·e acquiesce silencieusement.

La nuit est tombée sur La Paillade. Au Pain d’Or, c’est un ballet inverse qui s’amorce, où chaises et tables retrouvent leurs places initiales. Devant la boutique, les discussions se prolongent. Comme si chacun avait du mal à quitter ce précipité d’humanité qui, une nouvelle fois, s’est formé ce soir dans une boulangerie de quartier. 

1. Réponds-moi, de Mélanie Taquet. Éd. Eyrolles. Sortie le 7 mai.
2. Des livres et des baguettes, prochainement diffusé sur France 3 Occitanie.
3. Nom donné aux vieux immigrés maghrébins.

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