Camionneur est l’une de ces professions qui, par la magie du patriarcat, devient une insulte lorsqu’elle est accordée au féminin. Eli Flory, autrice de Ces femmes qui aiment les femmes (éd. L’Archipel, 2007), raconte la fabrique de ce cliché et comment les lesbiennes en ont fait un outil de lutte.
Causette : D’où vient l’expression « camionneuse » ?
Eli Flory : Il est difficile de dire précisément quand elle est apparue. Mais, en tout cas, on trouvait beaucoup ce terme dans les petites annonces de Lesbia Magazine, LA revue lesbienne d’autrefois [publiée de 1982 à 2012, ndlr]. À l'intérieur, il y avait une section petites annonces pour faire des rencontres. La camionneuse, c’était le repoussoir. On lisait « camionneuses, s’abstenir ». L’image provient probablement de l’argot lesbien des années 1920, époque où l’on appelait certaines filles « des Jules », parce qu’elles s’habillaient comme des hommes. Mais en parallèle, c’est surtout devenu un terme repoussoir dans la bouche des hétéros.
Comment la culture hétéro s’est-elle justement mise à utiliser l’image de « camionneuse » pour stigmatiser les femmes jugées trop viriles ou les lesbiennes ?
E. F. : Je pense que cela a un rapport avec le look des lesbiennes féministes des années 1970. Outre la chemise à carreaux, elles avaient emprunté certains vêtements du vestiaire masculin, dont le fameux « pull camionneur », que les magazines féminins détestent… Chaque année, vous avez encore des articles « comment bien porter le pull camionneur pour ne pas faire mec » ! On retrouve aussi la caricature de la « camionneuse » dans l’un des premiers films français sur les lesbiennes : Gazon maudit [1995]. C’est l’histoire d’une femme mariée qui tombe amoureuse d’une fille sous les yeux de son mari. Une fille qui, évidemment, conduit un van. Qui, évidemment, porte une chemise à carreaux. Et qui, évidemment, a les cheveux courts coupés en brosse… C’est Josiane Balasko qui tient ce rôle. On trouve enfin l’expression dans la littérature érotique. Sous la plume d’Esparbec, notamment, auteur assez connu de romans érotiques, dont J’étais une « camionneuse » au sang chaud [2005]… C’est une tendance des mots utilisés pour parler des lesbiennes : ils renvoient d’abord à l’érotisme, au porno. Et ce, encore maintenant. [Puisque la sexualité lesbienne n’en finit pas de faire fantasmer les hommes hétéros].
Mais les lesbiennes ont continué à utiliser le terme. Est-ce une forme de riposte ?
E. F. : Je dirais que c’est une revendication. Et même plus qu’une revendication : une identité. Le mot « camionneuse » a notamment servi à traduire l’américain butch. Il désigne la façon d’être de certaines lesbiennes, dont l’idée est de rompre avec le modèle de la féminité par refus du patriarcat. Cela étant dit, aujourd’hui, on ne parle quasiment plus de « camionneuses », mais beaucoup plus de butch. Ce mot porte en lui l’héritage des lesbiennes américaines qui a nourri nombre de théories de lesbiennes françaises. Il est plus politique.
Existe-t-il des figures de femmes qui seraient l’incarnation de « la camionneuse » et porteuses de ce message ?
E. F. : Aux États-Unis, sûrement, parmi les figures pop. Mais en France, je ne vois pas. Ici, beaucoup de lesbiennes sont « dans le placard », comme on dit. Et puis, je crois que maintenant, les catégories se troublent de plus en plus. « Camionneuse » ne veut plus dire grand-chose.
Au fond, qu’est-ce que ce mot dit de notre société ?
E. F. : Il parle d’un temps qui, à mon avis, va disparaître. Déjà, les générations actuelles admettent complètement que des femmes puissent conduire un camion… [rires]. Mais il faut surtout retenir une chose : on est en train de sortir de la binarité. On entre dans le queer. « Camionneuse » est donc un mot qui appartient à l’histoire, à un temps où les catégories sexuelles et sociales étaient fixes. Il y a désormais une identité pour chacun. Le mot « camionneuse », c’est le chant du cygne. Il enterre une époque révolue.