Enquête. Entre coups de com populistes et provocations antimusulmanes, le médiatique Robert Ménard assure depuis six ans le spectacle à Béziers, plus grande ville de France aux mains de l’extrême droite. Face à lui, une poignée de citoyen·nes ont tenté de résister. En vain. L’ex-journaliste est bien parti pour un nouveau tour de piste.
« Cinq ans de bobards à Béziers ! » La Une du journal satirique d’opposition est sans équivoque. Sur le petit marché bio de la place de la Madeleine, au pied de l’église, les militant·es du collectif En vie à Béziers (Hérault) interpellent, débattent et tractent inlassablement leur journal gratuit. Leur cible ? Robert Ménard, maire sans étiquette – mais clairement à l’extrême droite – élu il y a six ans grâce au soutien de l’ex-Front national (aujourd’hui Rassemblement national, RN) de Marine Le Pen et à l’abstention (37 %). Le collectif est né en octobre 2014, au lendemain de l’élection de l’ex-journaliste et cofondateur de Reporters sans frontières. « Se réveiller dans une ville tenue par l’extrême droite, c’est un choc », se souvient Didier Ribo, la soixantaine fringante, lunettes rondes et chapeau vissé sur la tête, membre du collectif.
La résistance s’organise
Sonné·es, mais pas K.-O., quelques Biterrois·es de tous bords (profs, médecins, éducateurs et éducatrices, bibliothécaires…) organisent la résistance. Une fois par mois, ils se réunissent à la Cosmo, un immeuble associatif vétuste. L’ambiance est un peu anar, bon enfant. « On passe en revue l’actualité locale, on décortique le journal municipal, l’outil de propagande à la gloire du maire, pour dénoncer régulièrement les mensonges de Ménard, moquer ses recettes miracles et ses provocations incessantes », résume Mathilde Vidal, enseignante référente au collège Paul-Riquet de Béziers.
Sur le site Internet du collectif 1 ou dans les trois numéros papier spécialement imprimés à 15 000 exemplaires à l’occasion des élections, le ton des articles comme le trait des caricatures sont mordants, incisifs. Ici un test pour savoir si « Le maire de Béziers est fasciste », là « 25 raisons de ne plus voter Robert Ménard ». Dans l’article « L’école pour les nuls », le collectif tance la promesse du maire d’ériger l’école comme priorité de son mandat : « En mai 2018, un faux plafond de l’école Pélisson s’effondre [sur les élèves de CM2, ndlr]. Question bête : 4 millions par an pour l’embellissement du seul centre-ville et 600 000 euros par an pour toutes les écoles de la ville. Quelle est la véritable priorité de Ménard ? » « Ce contre-journal, c’est un travail d’éducation populaire contre l’extrême droite. L’objectif est de contribuer à la défaite électorale du Trumpinet local », cingle Didier Ribo, ex-militant de la Ligue communiste révolutionnaire. Malheureusement, rien n’est moins sûr.
La vitrine de la ville
Fin janvier, à l’inauguration de son QG de campagne, le médiatique candidat Ménard se vante d’avoir « une ville plus sûre, plus belle, plus propre ». Dans le local plein à craquer, il donne sa « parole d’honneur » qu’il peut faire encore mieux, sans un mot sur son programme électoral.
Son petit chef‑d’œuvre, c’est le centre-ville. La vitrine officielle et très clinquante de son mandat. À commencer par l’Hôtel de Ville, qui s’illumine en bleu-blanc-rouge à la nuit tombée. « On se croirait sur les Champs-Élysées », s’enthousiasme un jeune. Dès sa prise de pouvoir, le maire a multiplié les arrêtés municipaux – anti-crachats, anti-chichas, anti-linge aux fenêtres, anti-paraboles, couvre-feu pour les jeunes – et repoussé les kebabs aux quartiers alentour. Les façades des beaux immeubles haussmanniens ont été ravalées, les Halles rénovées. Les trottoirs sont proprets. La place Jean-Jaurès a fait peau neuve à coups de millions d’euros (Ménard vit juste au-dessus). Sur les allées Paul-Riquet, cœur de la cité occitane, les sans-abri et les Gitans qui squattaient les bancs ont été délogés. Une grande roue haute de 33 mètres – souvent immobile, illuminée elle aussi aux couleurs tricolores – domine la ville toute l’année.
Et cette poudre aux yeux fonctionne à merveille. « Robert Ménard fait beaucoup pour le centre-ville. On n’a jamais autant parlé de Béziers sur les plateaux télé. Il redonne de la fierté aux Biterrois·es » énumère un commerçant, qui concède toutefois que le business « reste morose ». Même popularité sur la page Facebook de la ville, pas du tout filtrée bien sûr : « Bravo, cher monsieur Ménard. Je vous inonde de compliments. Restez ferme pour la ville de Béziers » ou « Excellent Robert Ménard. Qu’il serve de modèle à tous les tocards qui nous gouvernent. » L’édile de 66 ans a incontestablement son fan-club. Début février, un sondage prédisait même sa réélection dès le premier tour avec 61 % des intentions de vote 2. Toujours avec la bénédiction du Rassemblement national.
En six ans, celui qui se qualifie de « maire populiste » a aussi armé la police municipale, doublé – triplé selon le journal de la Ville – ses effectifs et installé deux cents caméras de surveillance. Ça envoie du bleu à Béziers.
Derrière le décor
Mais derrière l’uniforme et les aménagements cosmétiques, c’est un autre tableau. À deux pas de l’Hôtel de Ville, les rues adjacentes sont laissées à l’abandon. Oublié le décor de cinéma. Pavés défoncés, places désertées et façades décrépies dissimulent mal la précarité des habitant·es. Dans le centre, un logement sur trois est vacant. Plus de 6 500 appartements sont insalubres. Et si le sentiment de sécurité s’est probablement renforcé, dans l’hypercentre en tout cas, la délinquance de proximité n’a pas baissé, selon la Cour des comptes régionale. Beaucoup en ville pointent par ailleurs les méthodes de « cow-boy » d’une police municipale décomplexée. « Ils sont violents, ils nous parlent mal, nous provoquent », raconte Aziz, 27 ans, chef de cuisine. Plus loin, Amine, jeune Biterrois, se souvient : « Un jour, on était posé, on tenait les murs comme on dit. La police municipale est arrivée avec deux voitures pour nous contrôler. J’entends un des policiers dire à mon collègue : “Vous n’êtes pas chez vous ici.” »
Dans les quartiers, comme à la Devèze, quartier prioritaire mi-HLM, mi-pavillonnaire, la situation ne s’est pas améliorée. « On manque de tout ici : d’équipements pour les jeunes, d’événements culturels, de fêtes de quartier, d’aires de jeux pour les enfants depuis que Ménard a décidé de les retirer après leur dégradation. Et de présence humaine surtout : les médiateurs de la ville n’interviennent plus ici. Et quand une association veut monter un projet, c’est compliqué avec la mairie », témoigne en « off » une responsable associative. Autre point de vue, même constat : « Dans le centre-ville, quand quelque chose est abîmé, c’est tout de suite remplacé, nettoyé. Pas dans notre quartier. On n’a rien pour se réunir le soir, pour faire du sport. La ville ne fait rien pour nous », regrette un jeune homme qui a grandi à la Devèze, assis avec ses copains au pied d’un immeuble désaffecté, bientôt rasé.
Des subventions supprimées
Béziers figure parmi les villes les plus pauvres de France, avec plus de 30 % des 76 500 habitants sous le seuil de pauvreté 3. Deux fois plus que la moyenne nationale. Le taux de chômage atteint 23 % et dépasse les 40 % chez les jeunes 4. « L’insécurité à Béziers est avant tout sociale et économique », rappelle Didier Ribo.
Soufflant sur les braises de la précarité, Robert Ménard a entériné, dès 2014, une baisse de 365 000 euros – soit 10 % – du budget du Centre communal d’action sociale (CCAS), bras armé de la ville en faveur des plus fragiles. À la Devèze, le centre social Arc-en-ciel, très actif pour les jeunes, mais privé de sa subvention, a plié bagage dès 2015. Dans les écoles, l’accueil du matin est dorénavant réservé aux seuls enfants dont les deux parents travaillent. Le service des sports, qui animait des activités pendant les vacances, a été supprimé. « Beaucoup d’enfants ne profitent plus des activités périscolaires depuis que leur coût a plus que doublé. Le mercredi, l’offre de loisirs est devenue dérisoire », dit Stéphanie, une maman d’écolier, résignée.
Côté culture, Ménard ne brille pas davantage. Le festival de jazz Swing les pieds dans l’Orb, gratuit, et Festa d’Oc, ouvert aux musiques du monde, ont tiré leur révérence. Place aux sons et lumières, aux traditions populaires et au folklore méridional, qui célèbrent le Béziers d’antan. L’Hôtel Fabrégat, un des deux sites du Musée des Beaux-Arts, a définitivement fermé ses portes. L’autre, l’Hôtel Fayet, est fermé l’hiver faute de chauffage, et le musée Saint-Jacques n’ouvre que le samedi sur rendez-vous. Quant au futur musée du Palais des Évêques, il n’est pas attendu avant 2025. Un lieu autrefois consacré à l’art contemporain est devenu un musée taurin, à la grande fierté des défenseurs de la tradition « On assiste également à une sorte de christianisation des événements culturels avec la féria de Béziers, dorénavant précédée d’une messe, la multiplication des processions religieuses, la crèche de Noël à la mairie… », constate d’une voix placide Jean-Michel Du Plaa, élu d’opposition (PS) et figure politique locale.
À bien y regarder, la « révolution municipale » promise par le maire au lendemain de son élection se fait toujours attendre à Béziers. Mais, après tout, peu de maires en France réussissent à transformer leur ville au cours de leur mandat. Robert Ménard n’est peut-être finalement qu’un élu comme tant d’autres.
L’idée fait bondir Nicolas Cossange. Boucle à l’oreille et barbe de trois jours, le chef de file des communistes de l’Hérault et conseiller régional a une tout autre vision. « Robert Ménard se sert de la ville comme d’un laboratoire d’une nouvelle extrême droite, à mi–chemin entre le Rassemblement national et les identitaires », analyse ce trentenaire qui a grandi à Béziers, comme Ménard. Cigarette à la main, il précise : « Il brise le plafond de verre de Marine Le Pen, récupère les déçus du RN et une partie de l’électorat de droite. Derrière ‑l’habile communication, il mène un combat idéologique pour une France blanche, catholique, profondément conservatrice, rétrograde sur les valeurs et libérale sur le plan économique. »
Stigmatiser les musulmans
Flash-back pour comprendre la posture ménardienne. Lors de la campagne électorale, en 2014, Robert Ménard promet sans ambages de « chasser du centre-ville les pauvres, les Maghrébins et les Gitans ». Le ton est donné. Une fois élu, il nomme à ses côtés André-Yves Beck, bien connu des mouvements identitaires et de l’ultra-droite. Jusqu’au printemps dernier, les conférences « Béziers libère la parole » accueillaient des têtes d’affiche réacs, Éric Zemmour – trois fois – et Philippe de Villiers, en tête. À chaque fois, la salle était comble et conquise. Ménard, ancien militant trotskyste, a même confié à Renaud Camus, penseur du « grand remplacement », la théorie complotiste fétiche de l’extrême droite, l’écriture d’un livre sur l’histoire de la commune. Mais le projet a finalement capoté pour des raisons financières.
L’homme a ses obsessions. « Depuis son élection, Ménard n’a eu de cesse de pointer du doigt la communauté musulmane de Béziers ou l’immigration, qu’il qualifie d’invasion et de colonisation. Pour lui, le vivre ensemble est une invention des plateaux de télévision », confirme Didier Ribo. L’exemple est connu, mais il ne faut pas l’oublier. En 2015, sur France 2, il déclare détenir un document qui fiche les enfants des écoles en fonction de leur confession. « Les prénoms disent la religion », assène-t-il sans sourciller devant des millions de téléspectateurs et téléspectatrices. Problème : les statistiques ethniques ne sont pas autorisées en France. Septembre 2016, Ménard tweete : « #Rentréedesclasses : la preuve la plus éclatante du #GrandRemplacement en cours. Il suffit de regarder d’anciennes photos de classe. » Les associations antiracistes l’attaquent pour provocation à la haine raciale, mais l’édile est finalement blanchi. En 2019, il dégaine un arrêté municipal exigeant de certains barber shops, prisés des jeunes des quartiers, qu’ils ferment boutique à 20 heures, soi-disant pour limiter les « nuisances ». « Robert Ménard allie la violence sociale à la violence raciale. En six ans, il a réussi à diviser, fracturer la ville », résume Nicolas Cossange.
Campagne antimigrants
Dans le quartier Garibaldi-Gambetta, proche de la gare, la Cimade a aussi fait les frais de cette idée fixe. L’association solidaire gère le Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile (Cada) et les dossiers d’étrangers originaires du Soudan, de l’Érythrée, de Syrie, qui espèrent commencer une seconde vie en France. « Fin 2016, nous souhaitions augmenter notre capacité d’accueil et passer de 50 à 90 places », se souvient Jean-Philippe Turpin, directeur du Cada depuis dix-huit ans. Le projet s’ébruite et met la mairie en ébullition. Quelques jours plus tard, des affiches antimigrants sont placardées en ville et prophétisent l’apocalypse. « Ça y est, ils arrivent… Les migrants dans notre centre-ville », lit-on sur ces affiches qui montrent des hommes noirs, barbus, capuches sur la tête, massés devant la cathédrale Saint-Nazaire, qui domine la ville. Ménard propose même – procédure totalement illégale – un référendum local. Buzz médiatique garanti, l’opprobre sur les migrants aussi. « Au final, Ménard n’a rien fait contre les migrants. C’est avant tout un idéologue. Mais ses saillies médiatiques laissent une impression dans la tête des gens, qui finissent par penser que c’est normal d’être raciste, de rejeter les migrants. C’est ça le grand danger Ménard », analyse Jean-Philippe Turpin.
Le pro du buzz – son surnom local est le maire de « Buzziers » – n’en a cure. Populiste, réactionnaire, provocateur, clivant, autoritaire… le style Ménard libère forcément la parole raciste dans les rues de Béziers. À la Devèze, devant les étals du marché, une quinqua confie de bon matin : « Je ne suis pas raciste, mais il faut que les étrangers respectent nos règles, sinon ils font comme chez eux. » Plus tard, un vendeur de vêtements chics du centre-ville balance sans complexe : « Il faut continuer à nettoyer la ville pour virer les étrangers et les cas sociaux. » Ambiance.
Au bout du compte, la bataille se gagnera dans les urnes. Or, l’opposition politique biterroise est éparpillée façon puzzle. À gauche, La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts font bande à part, tout comme les communistes de Nicolas Cossange, alliés au PS et au PRG. Une liste citoyenne tente bien de sortir de la mêlée. À sa tête, Claire Dotto, enseignante et unique femme candidate à Béziers. En janvier, elle organisait, avec les militant·es de Béziers Citoyen 2020, une action baptisée « porteurs de paroles » au marché de la Devèze. Au lieu de distribuer des tracts et des promesses, ils ont demandé directement aux habitant·es leurs idées pour Béziers. Sur une grande feuille blanche, on lit « plus d’aires de jeux, plus de tolérance » ou « des éducateurs, des poubelles pour recycler, du travail pour les jeunes » ou bien un sarcastique « faire sauter le maire actuel ». Plus qu’une liste à la Prévert, ces mots témoignent de la désillusion ambiante. « On essaie de réenchanter la ville, de faire de la politique autrement. Il faut donner une nouvelle perspective aux Biterrois·es pour les convaincre d’aller voter », raconte Corentin Coko, chanteur et figure du mouvement citoyen. Aux dernières nouvelles, Béziers Citoyen 2020 glanait 2 % des intentions de vote.
Ménard, acte II ?
C’est ce qu’on appelle un boulevard électoral pour Robert Ménard. La mairie lui semble promise, l’agglomération Béziers-Méditerranée aussi. Pour Emmanuel Négrier, politologue et directeur du Centre d’études politiques de l’Europe latine, à l’université de Montpellier, les raisons de ce plébiscite sont à chercher, entre autres, du côté de la dédiabolisation du Rassemblement national. « La gestion municipale des élus du Rassemblement national – et donc celle de Robert Ménard – surprend par sa banalité. Ils ont l’intelligence stratégique de ne pas hystériser leur électorat, de montrer qu’ils savent gérer une commune. » Selon lui, ce positionnement a généré une surprenante apathie parmi les habitant·es de Béziers. « Les élus en profitent pour aiguiser leurs ambitions et visent les agglomérations, demain les départements et les régions, où les pouvoirs économiques, sociaux, culturels sont bien plus étendus. Que feront-ils si, un jour, ils gèrent la question des mineurs isolés étrangers à plus grande échelle ? »
Ménard l’a bien compris. Aux côtés de sa femme, Emmanuelle Duverger, députée de l’Hérault élue avec le soutien de divers courants d’extrême droite (et qui soit dit en passant voit le féminisme comme « une maladie grave » et demande à ce qu’il « soit remboursé par la Sécu »), il tisse sa toile dans le sud de la France. Il multiplie les soutiens aux candidats municipaux RN de Perpignan, de Sète ou de Frontignan. Eux vantent le « modèle Béziers », lui entame ses discours par : « On est ici chez nous. » Tous rêvent d’une union des droites, c’est-à-dire une grande coalition rassemblant la droite traditionnelle et les extrêmes pour rafler des mairies. En Occitanie, où le vote extrême est historiquement ancré, une trentaine de communes pourraient tomber aux mains de l’extrême droite…
À Béziers, les militant·es d’En vie à Béziers risquent d’être à nouveau sonnés au lendemain des élections municipales. Espérons que cette fois-ci ils ne soient pas K.-O.
1. www.envieabeziers.info
2. Sondage réalisé par Ifop-Fiducial pour Midi libre, Vià Occitanie, CNews et Sud Radio, février 2020.
3. Rapport d’observations définitives et ses réponses – Commune de Béziers, Chambre régionale des comptes Occitanie, 2019.
4. Source : Insee.