Mounia El Kotni : « Parler d'islamogauchisme à l'université est une attaque raciste à peine mas­quée à l'encontre des cher­cheurs et cher­cheuses racisé·es »

L'anthropologue spé­cia­liste de la san­té des femmes Mounia El Kotni est, comme nombre de col­lègues uni­ver­si­taires, effa­rée par l'initiative de Frédérique Vidal de deman­der au CNRS une étude visant à faire le tri entre recherche aca­dé­mique et militantisme.

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© Marine Bourserie

Elle est anthro­po­logue spé­cia­liste de la san­té des femmes, mili­tante fémi­niste et éco­lo­gique. Dernièrement, elle a par­ti­ci­pé à la réédi­tion de la bible de self-​help fémi­niste sur la san­té des femmes, Notre corps, nous-​mêmes. Mounia El Kotni aura carte blanche le 22 février lors de l'événement en ligne Conférence 13 minutes : le fémi­nisme, orga­ni­sé par la Bibliothèque publique d'information (BPI) du Centre Pompidou et dont Causette est par­te­naire. Une prise de posi­tion mili­tante ren­ven­di­quée, fai­sant sin­gu­liè­re­ment écho à l'actualité. La ministre de l'Enseignement supé­rieur Frédérique Vidal a deman­dé au CNRS le 17 février « un bilan de l’ensemble des recherches » fran­çaises pour dis­tin­guer ce qui relève de « la recherche aca­dé­mique et ce qui relève du mili­tan­tisme ». Avec, en ligne de mire, une chasse à « l'islamogauchisme ».

Causette : Précisons-​le d'emblée : vous assu­mez une double cas­quette de cher­cheuse en sciences sociales et mili­tante fémi­niste. Quel regard portez-​vous sur la demande de la ministre Frédérique Vidal au CNRS de réa­li­ser une étude sur la recherche fran­çaise pour y débus­quer du mili­tan­tisme ?
Mounia El Kotni :
Je suis très en colère et effa­rée. Sur la forme, la ministre a repris dans une inter­view à CNews le terme « isla­mo­gau­chisme », qui est un terme raciste pro­pa­gé par l'extrême droite. C'est très grave.
Ensuite, sur le pseu­do fond : lan­cer cette étude, d'une part, c'est igno­rer que toute science est située. Il n'y a pas de cher­cheur ou cher­cheuse neutre face à son sujet et je suis convain­cue qu'assumer son iden­ti­té d'individu per­met d'enrichir nos recherches. Notre rigueur scien­ti­fique vient de notre métho­do­lo­gie, pas des sujets qui sont trai­tés. D'autre part, pour les sciences sociales, les rap­ports de pou­voir sont pré­ci­sé­ment au cœur de notre objet de recherche. Ces rap­ports sont for­gés par des rap­ports sociaux, his­to­riques, inter­per­son­nels, dans les­quels la classe sociale, le genre, l'origine eth­nique etc jouent un rôle pré­pon­dé­rant.
A mon sens, ces pro­pos dans la bouche de la ministre sont une attaque raciste à peine mas­quée contre les cher­cheurs et cher­cheuses raci­sés – il n'y en a pas beau­coup – et leurs alliés. Cela s'ancre dans une rhé­to­rique gou­ver­ne­men­tale isla­mo­phobe et ça fait très peur. 

Dans cette his­toire, Frédérique Vidal sou­haite émettre un regard cri­tique sur les études socio­lo­giques sui­vant les mou­ve­ments déco­lo­niaux et anti­ra­cistes. Mais on se rap­pelle qu'il y a quelques années, c'était les gen­der stu­dies, les études s'intéressant au genre par un prisme fémi­niste, qui étaient sous le feu des cri­tiques et se sont vues reti­rer dans cer­taines uni­ver­si­tés des finan­ce­ments. Sont-​ce les mêmes res­sorts ?
M.E.-K. : Oui, il y a un paral­lèle à faire. Selon cer­tains, en tant que femme franco-​marocaine qui subit du racisme (d’où le terme raci­sée), ce que je pour­rais pro­duire sur ces questions-​là serait biai­sé et non pas enri­chi par mon expé­rience. Tout ce faux débat consiste à "silen­cier" des per­sonnes qui pour­raient s’exprimer sur ces sujets-​là en leur oppo­sant le pseu­do concept de neu­tra­li­té scientifique. 

Assumer un point de vue situé en tant qu'anthropologue et fémi­niste, c'est d'ailleurs pré­ci­sé­ment le point que vous aviez déci­dé, avant la polé­mique, d'évoquer pour votre carte blanche lors de cette visio­con­fé­rence orga­ni­sée par la BPI.
M.E.-K. :
En effet. Ces confé­rences sont en accès libre et s'adressent à un public pas for­cé­ment aver­ti, pas spé­cia­liste du fémi­nisme. C’est donc une belle oppor­tu­ni­té pour dif­fu­ser à la fois des outils théo­riques issus du milieu de la recherche mais aus­si pour mon­trer com­ment la recherche et le mili­tan­tisme peuvent s’alimenter l’un l’autre, en illus­trant cette idée avec mon domaine d'étude, la san­té des femmes. 

Apparemment, il est tou­jours sul­fu­reux d'assumer cette imbri­ca­tion. Pourquoi la revendiquez-​vous ?
M.E.-K. : Je suis sur­prise qu’on en soit encore là du débat puisque cela fait depuis les années 70 que les pen­seuses fémi­nistes, fran­çaises et amé­ri­caines en pre­mier lieu, en même temps qu'elles arti­cu­laient classe et genre pour pen­ser les domi­na­tions, ont ana­ly­sé com­ment les savoirs pro­duits par les femmes et les mino­ri­tés de genre sont invi­si­bi­li­sés. Elles ont décor­ti­qué la construc­tion de la pseu­do neu­tra­li­té scien­ti­fique qui découle de cette invi­si­bi­li­sa­tion, et sa sacra­li­sa­tion. Cette notion implique pour le ou la scien­ti­fique de se faire un devoir de remi­ser au pla­card son iden­ti­té et son expé­rience per­son­nelle lorsqu'il ou elle exerce. Mais c'est illu­soire !
Le fait qu’on revienne encore aujourd’hui à ces débats montre pour moi la résis­tance d’un vieux monde domi­nant qui s’arc-boute sur son pou­voir. Cela se tra­duit par une délé­gi­ti­mi­sa­tion d'un point de vue épis­té­mo­lo­gique de ces savoirs et par­fois même, par le refus de finan­cer cer­taines recherches.

Vous êtes spé­cia­liste de la san­té des femmes et avez choi­si comme ter­rain d'étude le Mexique. Pourquoi ?
M.E.-K. : J’ai sui­vi mes études d’anthropologie, d’abord en France puis aux Etats-​Unis, parce que ce qui m’anime, c’est une curio­si­té de voir com­ment vivent des per­sonnes à dif­fé­rents endroits de la pla­nète et d’interroger l’universel et le par­ti­cu­lier. Françoise Héritier, que j'aime beau­coup, a mon­tré dans ses tra­vaux com­ment la domi­na­tion des hommes sur les femmes est un inva­riant et en même temps ne s’exprime pas de la même façon dans les dif­fé­rentes socié­tés. J'ai choi­si il y a dix ans le Mexique parce que c'était très loin de ce que je connais­sais grâce à ma double culture, fran­çaise et maro­caine.
Et aujourd’hui, je me dis que c’est peut-​être parce que quelque part, j’avais inté­gré l’idée que si je tra­vaillais au Maroc en tant que Franco-​marocaine ou avec des femmes qui me res­sem­blaient en France, à savoir issues de l’immigration post-​coloniale, on me repro­che­rait peut-​être cette proxi­mi­té avec mon ter­rain.
Je sais aujourd’hui que c’est faux mais on nous enseigne encore les sciences sociales et l'anthropologie avec cette idée très pré­gnante que le neutre existe et est dési­rable. Je me bats désor­mais pour dire que ce qui est dési­rable en matière d'anthropologie, c’est au contraire d’analyser la façon dont nos savoirs sont situés et que c’est ce qui enri­chit notre recherche. 

Vous avez étu­dié pour votre thèse les consé­quences des poli­tiques de la san­té repro­duc­tive sur la san­té des femmes au Mexique et sur les pra­tiques des sages-​femmes tra­di­tion­nelles. Désormais, vous vous inté­res­sez à la jus­tice envi­ron­ne­men­tale. Comment avez-​vous chan­gé de domaine d'étude ?
M.E.-K. : Ce sont ces sages-​femmes qui m’ont aler­tée sur les chan­ge­ments envi­ron­ne­men­taux. Elles m'ont racon­té les plantes qu'elles uti­lisent et qui dis­pa­raissent, la galo­pante infer­ti­li­té des couples. Je mobi­lise la caté­go­rie de jus­tice envi­ron­ne­men­tale pour mon­trer que tout est lié. On ne peut pas arri­ver à une jus­tice de genre sans prendre en compte le milieu dans lequel vivent ces femmes et ces hommes et on ne peut pas s’intéresser à l’environnement si on ne s’intéresse pas à la façon dont cet envi­ron­ne­ment est conta­mi­né par le mode de vie humain. Les femmes que j'observe disent elles-​mêmes "ni nos corps ni nos ter­ri­toires ne sont des objets de conquête".

Est-​ce de l'écoféminisme ?
M.E.-K. : Les asso­cia­tions de base n'emploient pas ce terme, mais elles font le lien entre la lutte contre la vio­lence de genre qu'elles connaissent et la vio­lence faite à la terre qu'elles observent. Elles s'opposent à la double oppres­sion coloniale-​capitaliste qui exploite la nature, et patriar­cale qui exploite le corps des femmes.

Vous-​même avez fait par­tie d'un col­lec­tif envi­ron­ne­men­tal, Bas les pailles, contre l'utilisation des pailles en plas­tique – com­bat que vous avez contri­bué à gagner puisque la France et l'Union euro­péenne ont inter­dit récem­ment leur vente. Vous êtes aus­si membre de Women for cli­mate. Avez-​vous été influen­cée par votre sujet d'étude ?
M.E.-K. : Il est vrai que mon inté­rêt pour l'écologie a été ren­for­cé par mes conver­sa­tions avec ces sages-​femmes qui sont géné­ra­le­ment aus­si agri­cul­trices, et dont j'ai pu obser­ver l'écologie du quo­ti­dien. On en revient à notre ques­tion de départ : au même titre que la recherche est située, elle ali­mente aus­si l'individu qui la réa­lise. Et je ne peux sépa­rer mes iden­ti­tés de mili­tante fémi­niste et mili­tante écologiste. 

Comptez-​vous vous mobi­li­ser contre l'étude lan­cée par la ministre de l'Enseignement supé­rieur ?
M.E.-K. : Oui, je suis en train de voir ce qui va se faire dans mon réseau de col­lègues. Mais après le coup qui avait été por­té à l'encontre du monde uni­ver­si­taire avec la LPPR, j'avoue être lasse. On aime­rait juste pou­voir mettre notre temps et notre éner­gie dans notre tra­vail, c'est-à-dire la recherche.

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Notre corps, nous-​mêmes, par Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes, Mounia El Kotni, Nina Faure, Nathy Fofana, Hélène De Gunzbourg, Marie Hermann, Nana Kinsky, Yéléna Perret, aux édi­tions Hors d’Atteinte, col­lec­tion Faits et Idées.

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Écouter : pod­cast Impatiente, qui décons­truit la nar­ra­tion sté­réo­ty­pée autour du can­cer du sein. Réalisé en 2019 par Maëlle Sigonneau et Mounia El Kotni et pro­duit par Nouvelles écoutes.

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