Harcèlement sexiste dans la pub : chez Braaxe, les salarié·es dénoncent un patron tout-puissant

Depuis qu’un compte Instagram mis en ligne le 22 sep­tembre dénonce les vio­lences sexistes dans le milieu de la publi­ci­té, l’agence pari­sienne Braaxe se retrouve dans la tour­mente. En cause : son diri­geant et créa­teur. Plusieurs vic­times parlent de har­cè­le­ment moral, sexuel et même d’agression sexuelle. Enquête.

Dernière publi­ca­tion de Balance ton agen­cy à pro­pos de Braaxe
© Capture d'écran Intagram

« Entendu chez Braaxe : “Tu pues de la gueule ce matin, t’as sucé ou quoi ?” » Non, il ne s’agit pas d’une salve sexiste issue d’un sketch de Jean-​Marie Bigard, mais bien d’une ques­tion pro­non­cée par un employeur à des­ti­na­tion d’une sala­riée au sein d’une agence de publi­ci­té. Depuis le 22 sep­tembre, un compte Instagram ano­nyme secoue le milieu de la réclame : Balance ton agen­cy (BTA). À son ori­gine, un·e administrateur·trice masqué·e qui recueille des témoi­gnages ano­ny­mi­sés d’employées vic­times de har­cè­le­ment moral, sexuel ou d’agression sexuelle dans des agences. En plus des mas­to­dontes comme Publicis, le compte épingle une agence en par­ti­cu­lier, Braaxe, et son diri­geant. « Au départ, je comp­tais bras­ser large. Le milieu de la pub regorge de har­ce­leurs et je ne pen­sais pas à une agence en par­ti­cu­lier. J’ai reçu tel­le­ment de témoi­gnages sur Braaxe que j’ai été obli­gée de me concen­trer sur cette entre­prise quelque temps », confie au télé­phone, depuis un numé­ro mas­qué, l’internaute aux manettes de BTA. Créée en 2010, cette « Maison de la publi­ci­té », comme elle est décrite sur son site Internet compte vingt-​trois salarié·es (sans les sta­giaires) et 3 mil­lions d’euros de chiffre d’affaires. Parmi ses clients : Sea Shepherd, l’Occitane ou Subway. A sa tête, un entre­pre­neur proche de la qua­ran­taine admi­ré par ses pairs : Julien Casiro. 

Pour mieux com­prendre l’ampleur des accu­sa­tions por­tées par les vic­times, il faut aller au-​delà des ver­ba­tim pos­tés sur Instagram et échan­ger direc­te­ment avec elles. Toutes sont d’anciennes ou d’actuelles sala­riées, toutes veulent res­ter ano­nymes et toutes le mar­tèlent : elle aiment leur entre­prise, mais ne peuvent plus taire le har­cè­le­ment qu’elles auraient subi de la part de Julien Casiro, son fon­da­teur. Pour l’heure, aucune plainte à son encontre n’a été déposée. 

Marie 1 accepte immé­dia­te­ment de par­ler. Celle qui se décrit comme « condi­tion­née » par son boss pen­dant des années vide son sac. « J’ai com­men­cé ma car­rière dans la pub chez Braaxe et, au départ, l’ambiance était bon enfant… jusqu'à ce que le har­cè­le­ment moral com­mence et qu’il me pla­car­dise, indique-​t-​elle. La rai­son ? Il a fouillé dans les conver­sa­tions pri­vées de mon ordi­na­teur. Il s’en est van­té et m’a repro­ché de l’avoir cri­ti­qué dans son dos. Et là, le cau­che­mar a com­men­cé. Dix mails par jours pour me signa­ler que je n’étais pas au niveau, pour me dire que ce que j’avais fait n’était pas bon, la pres­sion était totale. »  

« Il était là tout le temps, par­tout. C’était blague lourde sur blague lourde, un des­sin de pénis sur un post-​it col­lé à mon bureau »

Un patron qui fouille dans les mes­sa­ge­ries per­so de ses employées, les faits reviennent à trois reprises dans les témoi­gnages recueillis par Causette. « Le mot de passe des ordi­na­teurs est le même pour tout le monde. Il arri­vait à me res­sor­tir les pro­pos exacts que j’avais tenus en mes­sa­ge­rie pri­vée avec une autre col­lègue », confirme de son côté Mélanie qui, elle, aurait subi ce har­cè­le­ment alors qu’elle était en alter­nance, étu­diante donc. « Il était là tout le temps, par­tout. C’était blague lourde sur blague lourde, un des­sin de pénis sur un post-​it col­lé à mon bureau. Un jour, dans la nuit, j’ai reçu un SMS de son numé­ro : “Un génie frappe à ta porte. Il te pro­pose de ne plus avoir de télé­phone ou de ne plus faire de fel­la­tion de toute ta vie. Tu choi­sis quoi ?”. J'étais sidé­rée. » Une autre ex-​salariée se sou­vient : « Il m’a dit : “T’as des gros seins, j’aimerais bien mettre ma tête dedans”. » Marie reprend, la voix calme, les détails bien en tête : « Ses remarques deve­naient quo­ti­diennes, il me disait que j’étais “maquillée comme une pute”. Et un jour, c’est allé plus loin et ça ne s’est jamais arrê­té. Il m’a embras­sée de force. Plusieurs fois par semaine, il me tou­chait les seins, tirait sur mon décol­le­té. C’était per­ma­nent. On en était à un point où quand le har­cè­le­ment était moral, j’étais sou­la­gée qu’il ne soit pas sexuel et inversement. »

C’est en 2010 que Julien Casiro fonde Braaxe. Lunettes vis­sées sur le nez, crâne dégar­ni et barbe cou­pée ras, ce Parisien né au début des années 1980 a tout du self-​made-​man qui, à force de jour­nées de tra­vail de quinze heures, est par­ve­nu à créer sa boîte. « Anti-​formatage », il ne vient pas du milieu de la pub, en est fier, et se rêvait réa­li­sa­teur de clips comme il le répète en inter­view. Son che­val de bataille : la créa­tion d’emplois pour les jeunes. Chez Braaxe, pas­ser du stage au CDI, c’est pos­sible. Il choi­sit d’installer ses bureaux dans un ancien appar­te­ment du Xe arron­dis­se­ment de la capi­tale. Une salle de bains avec bai­gnoire sert de salle de réunion, sani­taires com­pris. L’ambiance est au mana­ge­ment 2.0 entre after­works où s’enchaînent les « Loups-​Garous » 2 et les week-​ends d’entreprise à Séville. Une ges­tion qui fait pros­pé­rer l’entreprise au point que, le 22 sep­tembre der­nier, le même jour que la mise en ligne du compte Instagram Balance ton agen­cy, l’annonce tombe dans la presse éco­no­mique : l’agence Australie (cent salarié·es pour 15 mil­lions d’euros de chiffre d’affaires) rachète Braaxe, rachat tou­jours d’actualité selon nos sources. 

Travailler chez Braaxe, c’est évo­luer dans un cadre de bou­lot fun si l’on excepte « les des­sins de pénis par­tout sur les murs », « le pis­to­let à eau en forme de pénis » et, sur­tout, « l’obsession du por­no du patron » confient ses ex-employé·es à Causette. Une scène racon­tée plu­sieurs fois donne le ton : un midi, une employée lui aurait deman­dé d’arrêter de dif­fu­ser un film por­no au moment du déjeu­ner. En réac­tion, il aurait balan­cé le Paperboard au tra­vers de la pièce. Irène, ancienne de chez Braaxe, se sou­vient de ces coups de colère : « Lunatique au pos­sible, il oscil­lait entre une atti­tude pater­na­liste avec des sur­noms très affec­tueux et des pétages de plombs énormes. » Avec ses sala­riés mas­cu­lins, les blagues demeurent (« Gare à vous si vous ne riez pas »), la pres­sion mana­gé­riale et les sautes d’humeur éga­le­ment, mais le har­cè­le­ment moral n’est pas de mise. 

« Comment se plaindre du har­cè­le­ment qu’on subit à son propre har­ce­leur ? Braaxe n’a ni RH ni délé­gué du per­son­nel. Il n’y a pas d’intermédiaire entre nous et notre pré­da­teur »

En mars 2019, Le Monde révèle des faits de har­cè­le­ment sexuel dans de nom­breuses agences de pub. La direc­tion de Braaxe envoie alors un mail à ses employé·es que Causette a pu se pro­cu­rer. « Si vous êtes témoin ou vic­time de quoi que ce soit, il est essen­tiel que vous puis­siez en par­ler à la direc­tion », y est-​il indi­qué. En évo­quant le cour­riel, Irène, selon laquelle les réflexions concer­nant sa tenue « pas assez fémi­nine » pleu­vaient sans cesse ne déco­lère pas : « Comment se plaindre du har­cè­le­ment qu’on subit à son propre har­ce­leur ? Braaxe n’a ni RH ni délé­gué du per­son­nel. Il n’y a pas d’intermédiaire entre nous et notre pré­da­teur. » Toute entre­prise de plus de onze salarié·es est pour­tant cen­sée mettre en place un CSE (Comité social et éco­no­mique), qui rem­place offi­ciel­le­ment depuis le 1er jan­vier 2020 les délégué·es du per­son­nel. « Personne n’a vou­lu se pré­sen­ter. On avait peur, on savait que le délé­gué du per­son­nel allait se faire haïr par la direc­tion », témoigne une employée. Une ancienne sala­riée confirme : « Dès qu’il a été ques­tion d’élections de CSE, les poten­tiels can­di­dats se sont fait trai­ter de “syn­di­ca­listes de merde" par Julien Casiro. Il me semble qu’en l’absence de can­di­da­ture, le plus jeune et le plus vieux de l’entreprise ont été élus d’office» Des élus fan­tômes dont aucune des sources sol­li­ci­tées n’a enten­du par­ler. « La plu­part du temps, dans le milieu de la pub, les sala­riés ne sont pas au cou­rant qu’ils sont en droit d’avoir des inter­lo­cu­teurs et la direc­tion est sou­vent non for­mée à ces règles du droit du tra­vail », explique Christelle Delarue, pré­si­dente de l’association fémi­niste Les Lionnes, fon­dée en mars 2019 dans le sillon du mou­ve­ment #MeToo pub. 

Enfin si, il existe un média­teur : l’AACC (Association des agences conseils en com­mu­ni­ca­tion), l’un des deux syn­di­cats pro­fes­sion­nels du milieu, dont le pré­sident de la délé­ga­tion digi­tale n’est autre que… Julien Casiro. Contacté, Gildas Bonnel, pré­sident de la com­mis­sion RSE (res­pon­sa­bi­li­té socié­tale des entre­prises) de l’AACC qui a deman­dé au moment de #MeToo des enga­ge­ments de la part des dirigeant·es, se dit « extrê­me­ment attris­té » par les révé­la­tions concer­nant Braaxe. À ce jour, l’AACC pré­sente encore Julien Casiro dans son orga­ni­gramme

Depuis la pre­mière vague de libé­ra­tion de la parole des femmes dans le sec­teur de la publi­ci­té, l’association Les Lionnes recueille de nom­breux témoi­gnages. Des sol­li­ci­ta­tions qui redoublent depuis les pre­miers posts Instagram de Balance ton agen­cy. Cette orga­ni­sa­tion pro­pose aux entre­prises de la com et de la pub de mener conjoin­te­ment des enquêtes internes pour accom­pa­gner les vic­times. « Concernant Braaxe, nous en sommes aujourd’hui à une tren­taine de témoi­gnages, affirme Christelle Delarue, leur pré­si­dente. Ils prouvent que c’est mal­heu­reu­se­ment encore une fois le fait d’un jeune homme qui a évo­lué dans une culture machiste. »

« Braaxe a décla­ré (par voie de presse) accep­ter l’enquête des Lionnes. Mais après quatre jours d’échanges sur la métho­do­lo­gie, la direc­tion ne com­mu­nique plus avec nous »

À noter que Julien Casiro prend les devants et contacte lui-​même les Lionnes dès les pre­miers posts de Balance ton agen­cy. « Il faut sou­li­gner éga­le­ment que ces hommes sont des com­mu­ni­cants et sur­tout des com­mu­ni­cants pour eux-​mêmes. Il savent gérer des situa­tions de crise et pro­té­ger leur image », ana­lyse Christelle Delarue. Pas très éton­nant donc qu’un pubard empê­tré dans une affaire de har­cè­le­ment fasse appel à une asso­cia­tion fémi­niste. « Braaxe a décla­ré (par voie de presse) accep­ter l’enquête des Lionnes. Mais après quatre jours d’échanges sur la métho­do­lo­gie, la direc­tion ne com­mu­nique plus avec nous », pré­cise Christelle Delarue. En revanche, selon nos infor­ma­tions, l’agence a fait appel à un « cabi­net d’avocats indé­pen­dant » pari­sien, Bourdon Associés, pour une enquête interne. 

Si, depuis lun­di 28 sep­tembre, Julien Casiro s’est mis en retrait et ne revient plus au bureau, il semble conti­nuer cepen­dant à ins­pi­rer l’écriture de quelques mails signés par la direc­tion, comme celui que Causette s’est pro­cu­ré, envoyé à ses salarié·es le 1er octobre. « La direc­tion » y récuse les faits de har­cè­le­ment et parle d’« une attaque média­tique ». Un cour­riel dont s’est déso­li­da­ri­sé une par­tie des diri­geants de Braaxe l’après-midi-même dans un autre mail. Au bout du fil, l’administrateur·trice du compte Balance ton agen­cy signale : « Ce qui est inté­res­sant, c’est que dès mes pre­mières publi­ca­tions, un compte Instagram a com­men­cé à com­men­ter mes posts sous forme de menace dégui­sée en évo­quant la ques­tion de la dif­fa­ma­tion. En creu­sant, je me suis ren­du compte qu’il était relié direc­te­ment à un pro­fil Twitter qui encense Braaxe, sup­pri­mé depuis… CQFD. »

Contacté par Causette, Julien Casiro n’a pas répon­du direc­te­ment à nos mes­sages et a fait appel à une agence, Vae Solis, spé­cia­li­sée dans la com­mu­ni­ca­tion de crise. Réponse de sa conseillère après une demande d’interview : « Depuis le 22 sep­tembre, Braaxe et son fon­da­teur sont mis en cause sur les réseaux sociaux. L’agence prend ces accu­sa­tions très au sérieux et a déci­dé d’agir rapi­de­ment pour faire la lumière sur le sujet. » En 2016, alors dans la tour­mente devant des révé­la­tions d’abus sexuels sur mineurs dans son dio­cèse, le car­di­nal Philippe Barbarin avait fait appel à une agence conseil. Son nom ? Vae Solis.

  • 1. Tous les pré­noms des témoins on été modi­fiés.
    2. Jeu de rôles où les joueurs sont divi­sés en deux camps.

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés