Comme des milliers d’autres républicains espagnols, Lluïsa Miralles et sa mère ont fui l’avancée des troupes franquistes et pris la route de l’exil, direction le sud de la France. C’est la Retirada, dont on commémore cette année le 80e anniversaire. À l’arrivée, le camp d’Argelès-sur-Mer…
30 janvier 1939, il fait très froid. Ce jour-là, Lluïsa Miralles, 10 ans, et sa mère partent de Portbou, tout au nord de la Catalogne. C’est la deuxième fois qu’elles fuient le franquisme. Huit mois plus tôt, elles avaient déjà quitté leur maisaon à Ulldecona, un peu plus au sud.
Mais ce jour de janvier, il faut partir pour de bon. Direction la France. Les deux Lluïsa (mère et fille portent le même prénom) marchent plusieurs heures au milieu des vignes avant d’arriver à Cerbère, dans les Pyrénées-Orientales, un poste-frontière au bord de la mer. Il est midi environ quand les gendarmes les laissent passer. Avec elles, un flot de réfugié·es espagnol·es. Depuis le 27 janvier au soir, la frontière est ouverte aux civils, en général des femmes, des enfants et des vieillards. Les militaires, eux, ne seront autorisés à entrer sur le territoire français qu’à partir du 5 février. C’est pourquoi le père de Lluïsa, un bourrelier* qui a rejoint l’armée républicaine, arrive en France quelques jours plus tard.
Partir ou mourir
Comme la famille Miralles, 500 000 républicain·es – ainsi qu’on nomme alors les Espagnol·es qui soutiennent la Seconde République, régime en vigueur de 1931 jusqu’au début de la dictature de Franco en avril 1939 – prennent la route de l’exil cette année-là. Face à l’avancée des troupes franquistes, impossible pour eux de rester en Espagne : ils savent qu’ils seront fusillés. « On a su plus tard que mon père avait en effet été condamné à mort par les franquistes », raconte aujourd’hui Lluïsa, 90 ans, l’une des dernières témoins de cette Retirada (« retraite » en espagnol), assise dans son fauteuil, dans son appartement d’une résidence senior de Perpignan.
La mère de Lluïsa a une connaissance à Latour-Bas-Elne, près de Cerbère : « Monsieur et Madame Barrera, originaires de notre village natal en Catalogne », raconte Lluïsa. Elles resteront chez le couple pendant sept mois jusqu’à ce que les gendarmes viennent un jour les chercher pour leur signifier « [qu’elles n’ont] pas été contrôlées et qu’il faut rejoindre le camp ». On est le 3 septembre 1939, la France vient juste de déclarer la guerre à l’Allemagne. Le lendemain, la petite fille de 10 ans et sa mère débarquent donc dans le camp d’internement d’Argelès-sur-Mer, à une vingtaine de kilomètres de là. Un camp de fortune pour les « étrangers indésirables », selon les termes du gouvernement, construit à la va-vite sur la plage. Les autorités françaises n’ont pas prévu l’exode massif des républicains et sont dépassées par la situation. Le père de Lluïsa, lui, a été directement transféré dans ce camp, dès son arrivée en France, avec d’autres militaires. La famille Miralles devra encore attendre de longs mois pour être à nouveau réunie, car le camp d’Argelès-sur-Mer est divisé en deux parties : le camp des hommes et celui des femmes.
Le froid et la faim
Les réfugié·es sont « une trentaine » par baraque et dorment à même le sable. Lluïsa et sa mère, elles, se sont procuré un vieux matelas. Les conditions d’hygiène sont déplorables : faute de latrines, il faut « aller dans la mer ». Lluïsa se souvient du froid dans le camp : « La nuit, ma mère m’enveloppait dans des couvertures qu’on lui avait données. » Et de la faim : « Ils nous donnaient à manger des choses qui n’étaient pas cuites. » Mais aussi de « la solidarité entre les gens ». C’est dans le camp que la petite fille de 10 ans commence à apprendre l’espagnol, elle qui ne parlait jusque-là que catalan, sa langue maternelle. Parmi les réfugiées, des maîtresses font cours aux enfants avec « une ardoise et de la craie ».
Lluïsa se rappelle surtout ce jour où un gendarme est venu la chercher pour aller voir son père dans le camp des hommes. « On est entré dans la mer parce qu’il y avait des barbelés pour passer du côté des hommes. Il m’a pris la main et m’a amenée voir mon papa. Le soir, quand la nuit est tombée, il m’a ramenée vers maman. » Son visage s’illumine quand elle en parle. Le reste des souvenirs au camp, Lluïsa a « essayé de les effacer autant [qu’elle a] pu ». Mais un cri la hantera pendant des années. « Une nuit, on a été réveillés en sursaut. Le lendemain, on a su qu’une femme avait accouché et avait prévenu son mari qui était dans le camp des hommes. La nuit, il a voulu sauter pour venir voir son enfant, mais il est mort », raconte-t-elle. La dame de 90 ans marque une pause : « Tué par les gardes. » Le camp est très surveillé, notamment par des spahis, des soldats des colonies françaises d’Afrique du Nord, qui terrorisent souvent les réfugié·es. « Ce ne sont pas eux les fautifs, mais le gouvernement français qui donnait les ordres », insiste Lluïsa. La petite Catalane restera dans le camp d’Argelès jusqu’en avril 1940. En effet, son père ayant trouvé du travail à Rennes en tant que bourrelier auprès de l’armée française, elle a pu le rejoindre avec sa mère. Le camp, lui, fermera fin 1941.
Quand Lluïsa Miralles repense aujourd’hui à tous ces souvenirs, elle a des vertiges. « Je ne pense qu’à ça en ce moment, j’en fais des crises d’angoisse : le médecin m’a dit que c’était lié. » Puis elle lâche : « Mon enfance s’est terminée le 30 janvier 1939. »
* Le bourrelier, grâce à la bourre et au cuir, réalise des pièces d’attelage pour le travail des chevaux.