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En 1939, Lluïsa, 10 ans, fuit le fran­quisme et est inter­née dans le camp d'Argelès-sur-Mer

99 camp argeles sur mer 1939 © Capture ecran www.memorial argeles.eu
© Capture d'écran www.memorial-argeles.eu

Comme des mil­liers d’autres répu­bli­cains espa­gnols, Lluïsa Miralles et sa mère ont fui l’avancée des troupes fran­quistes et pris la route de l’exil, direc­tion le sud de la France. C’est la Retirada, dont on com­mé­more cette année le 80e anni­ver­saire. À l’arrivée, le camp d’Argelès-sur-Mer…

30 jan­vier 1939, il fait très froid. Ce jour-​là, Lluïsa Miralles, 10 ans, et sa mère partent de Portbou, tout au nord de la Catalogne. C’est la deuxième fois qu’elles fuient le fran­quisme. Huit mois plus tôt, elles avaient déjà quit­té leur mai­saon à Ulldecona, un peu plus au sud. 
Mais ce jour de jan­vier, il faut par­tir pour de bon. Direction la France. Les deux Lluïsa (mère et fille portent le même pré­nom) marchent ­plu­sieurs heures au milieu des vignes avant ­d’arriver à Cerbère, dans les Pyrénées-​Orientales, un poste-​frontière au bord de la mer. Il est midi envi­ron quand les gen­darmes les laissent pas­ser. Avec elles, un flot de réfugié·es espagnol·es. Depuis le 27 jan­vier au soir, la fron­tière est ouverte aux civils, en géné­ral des femmes, des enfants et des vieillards. Les mili­taires, eux, ne seront auto­ri­sés à entrer sur le ter­ri­toire fran­çais qu’à par­tir du 5 février. C’est pour­quoi le père de Lluïsa, un bour­re­lier* qui a rejoint l’armée répu­bli­caine, arrive en France quelques jours plus tard. 

Partir ou mourir

Comme la famille Miralles, 500 000 républicain·es – ain­si qu’on nomme alors les Espagnol·es qui sou­tiennent la Seconde République, régime en vigueur de 1931 jusqu’au début de la dic­ta­ture de Franco en avril 1939 – prennent la route de l’exil cette année-​là. Face à l’avancée des troupes fran­quistes, impos­sible pour eux de res­ter en Espagne : ils savent qu’ils seront fusillés. « On a su plus tard que mon père avait en effet été condam­né à mort par les fran­quistes », raconte aujourd’hui Lluïsa, 90 ans, l’une des der­nières témoins de cette Retirada (« retraite » en espa­gnol), assise dans son fau­teuil, dans son appar­te­ment d’une rési­dence senior de Perpignan. 

La mère de Lluïsa a une connais­sance à Latour-​Bas-​Elne, près de Cerbère : « Monsieur et Madame Barrera, ori­gi­naires de notre vil­lage natal en Catalogne », raconte Lluïsa. Elles res­te­ront chez le couple pen­dant sept mois jusqu’à ce que les gen­darmes viennent un jour les cher­cher pour leur signi­fier « [qu’elles n’ont] pas été contrô­lées et qu’il faut rejoindre le camp ». On est le 3 sep­tembre 1939, la France vient juste de décla­rer la guerre à l’Allemagne. Le len­de­main, la petite fille de 10 ans et sa mère débarquent donc dans le camp d’internement d’Argelès-sur-Mer, à une ving­taine de kilo­mètres de là. Un camp de for­tune pour les « étran­gers indé­si­rables », selon les termes du gou­ver­ne­ment, construit à la va-​vite sur la plage. Les auto­ri­tés fran­çaises n’ont pas pré­vu l’exode mas­sif des répu­bli­cains et sont dépas­sées par la situa­tion. Le père de Lluïsa, lui, a été direc­te­ment trans­fé­ré dans ce camp, dès son arri­vée en France, avec d’autres mili­taires. La famille Miralles devra encore attendre de longs mois pour être à nou­veau réunie, car le camp d’Argelès-sur-Mer est divi­sé en deux par­ties : le camp des hommes et celui des femmes.

Le froid et la faim

Les réfugié·es sont « une tren­taine » par baraque et dorment à même le sable. Lluïsa et sa mère, elles, se sont pro­cu­ré un vieux mate­las. Les condi­tions d’hygiène sont déplo­rables : faute de latrines, il faut « aller dans la mer ». Lluïsa se sou­vient du froid dans le camp : « La nuit, ma mère m’enveloppait dans des cou­ver­tures qu’on lui avait don­nées. » Et de la faim : « Ils nous don­naient à man­ger des choses qui n’étaient pas cuites. » Mais aus­si de « la soli­da­ri­té entre les gens ». C’est dans le camp que la petite fille de 10 ans com­mence à apprendre l’espagnol, elle qui ne par­lait jusque-​là que cata­lan, sa langue mater­nelle. Parmi les réfu­giées, des maî­tresses font cours aux enfants avec « une ardoise et de la craie ».

Lluïsa se rap­pelle sur­tout ce jour où un gen­darme est venu la cher­cher pour aller voir son père dans le camp des hommes. « On est entré dans la mer parce qu’il y avait des bar­be­lés pour pas­ser du côté des hommes. Il m’a pris la main et m’a ame­née voir mon papa. Le soir, quand la nuit est tom­bée, il m’a rame­née vers maman. » Son visage s’illumine quand elle en parle. Le reste des sou­ve­nirs au camp, Lluïsa a « essayé de les effa­cer autant [qu’elle a] pu ». Mais un cri la han­te­ra pen­dant des années. « Une nuit, on a été réveillés en sur­saut. Le len­de­main, on a su qu’une femme avait accou­ché et avait pré­ve­nu son mari qui était dans le camp des hommes. La nuit, il a vou­lu sau­ter pour venir voir son enfant, mais il est mort », raconte-​t-​elle. La dame de 90 ans marque une pause : « Tué par les gardes. » Le camp est très sur­veillé, notam­ment par des spa­his, des sol­dats des colo­nies fran­çaises d’Afrique du Nord, qui ter­ro­risent sou­vent les réfugié·es. « Ce ne sont pas eux les fau­tifs, mais le gou­ver­ne­ment fran­çais qui don­nait les ordres », insiste Lluïsa. La petite Catalane res­te­ra dans le camp d’Argelès jusqu’en avril 1940. En effet, son père ayant trou­vé du tra­vail à Rennes en tant que bour­re­lier auprès de l’armée fran­çaise, elle a pu le rejoindre avec sa mère. Le camp, lui, fer­me­ra fin 1941.

Quand Lluïsa Miralles repense aujourd’hui à tous ces sou­ve­nirs, elle a des ver­tiges. « Je ne pense qu’à ça en ce moment, j’en fais des crises d’angoisse : le méde­cin m’a dit que c’était lié. » Puis elle lâche : « Mon enfance s’est ter­mi­née le 30 jan­vier 1939. »

* Le bour­re­lier, grâce à la bourre et au cuir, réa­lise des pièces d’attelage pour le tra­vail des chevaux.

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