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Déconjugalisation de l'AAH : « Les dépu­tés qui ne prennent pas le train en marche le regret­te­ront par la suite »

Jeudi 17 juin, les député·es exa­mi­ne­ront en deuxième lec­ture une pro­po­si­tion de loi por­tant sur diverses mesures de jus­tice sociale, dont le point saillant est la sup­pres­sion de la prise en compte des reve­nus des conjoint·es dans le ver­se­ment de l'Allocation adulte han­di­ca­pé (AAH). Entretien avec la socio­logue et mili­tante han­die Anne-​Cécile Mouget.

La voix d'Anne-Cécile Mouget est déter­mi­née mais se brise quand cette socio­logue han­die ima­gine l'impensable : tant que la décon­ju­ga­li­sa­tion de l'Allocation adulte han­di­ca­pé (AAH) n'est pas votée, le mariage de son amie Perrine1 ne se tien­dra pas. Et Perrine, por­teuse d'une mala­die dégé­né­ra­tive, n'a qu'un sou­hait : être en capa­ci­té d'avoir encore l'usage de ses jambes pour les noces, « pour pou­voir dan­ser ». Car, à l'heure actuelle, se marier coû­te­rait trop cher à Perrine : recon­nue offi­ciel­le­ment alors comme vivant en couple, la jeune femme per­drait l'intégralité de son AAH, l'Etat consi­dé­rant que l'époux peut sub­ve­nir à ses besoins. C'est ce qu'Anne-Cécile Mouget et d'autres militant·es inva­lides nomment le Prix de l'amour, nom du col­lec­tif dont la socio­logue est membre.

La mobi­li­sa­tion du Prix de l'amour et d'autres col­lec­tifs de per­sonnes inva­lides contre cette dis­po­si­tion inique est en passe de por­ter ses fruits. Notamment grâce une péti­tion, qui, note Anne-​Cécile Mouget, « est la pre­mière à pas­ser la barre des 100 000 signa­tures néces­saires à l'inscription à l'ordre du jour d'un texte légis­la­tif » depuis la créa­tion de ce dis­po­si­tif démo­cra­tique par le Sénat en 2020. Leur reven­di­ca­tion est aujourd'hui por­tée par une pro­po­si­tion de loi regrou­pant diverses mesures de jus­tice sociale, dont la deuxième lec­ture à l'Assemblée se tien­dra le 17 juin. Entretien avec Anne-​Cécile Mouget.

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Anne-​Cécile Mouget et sa fille © DR

Causette : La loi ins­tau­rant l'AAH et, dans le même temps, la subor­di­na­tion de son mon­tant aux reve­nus des conjoint·es, date de 1975. Pourquoi, jusqu'à ces der­nières années, n'entendait-on pas de demande pour sup­pri­mer la prise en compte des reve­nus des conjoint·es dans le cal­cul du mon­tant de l'allocation ?
Anne-​Cécile Mouget :
La reven­di­ca­tion est pour­tant très ancienne car dès l'instauration de ce mini­ma social, d'un mon­tant maxi­mal de 907 euros – ce qui est en-​dessous du seuil de pau­vre­té ! – des per­sonnes ont eu de mau­vaises sur­prises en se mariant. En 1975, n'étaient pris en compte que les reve­nus de l'époux·se, mais par la suite, une mise en couple suf­fi­sait à l'administration pour dégre­ver l'allocation. Aujourd'hui, il suf­fit que votre conjoint gagne plus de 2 200 euros pour que vous per­diez l'intégralité de votre AAH ! Avec cette dis­po­si­tion, les per­sonnes han­di­ca­pées ne sont pas recon­nues comme auto­nomes et indé­pen­dantes, mais sont au contraire sou­mises à la dépen­dance envers la per­sonne avec qui elles par­tagent leur vie.
C'est une injus­tice dénon­cée depuis des années : avec le col­lec­tif, nous avons comp­ta­bi­li­sé depuis 1980 328 ques­tions par­le­men­taires adres­sées aux gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs sur le sujet. Le gros pro­blème, c'est que les voix des han­di­ca­pés sont peu enten­dues. La média­ti­sa­tion du sujet aujourd'hui est due d'une part au fait que nous avons pu nous struc­tu­rer en col­lec­tifs ces der­nières années, notam­ment grâce aux réseaux sociaux. D'autre part, nous avions pen­dant trop long­temps inté­rio­ri­sé l'idée qu'il ne faut pas trop se plaindre, ne pas déran­ger, car on nous ancre dans la tête que nous serions un poids pour la socié­té. C'est en train de chan­ger : nous sommes aujourd'hui plus vin­di­ca­tifs, orga­ni­sés et très réactifs.

Votre plai­doyer pointe un élé­ment cru­cial : subor­don­ner l'AAH aux reve­nus des conjoint·es, c'est avant tout enfer­rer les femmes han­di­ca­pées vic­times de vio­lences conju­gales dans les griffes de leur conjoint.
A‑C. M. :
Absolument, la décon­ju­ga­li­sa­tion de l'AAH est une ques­tion d'indépendance, de digni­té, mais peut aus­si sau­ver des vies. Il faut déjà savoir qu'une femme han­di­ca­pée est encore plus sus­cep­tible d'être vic­time de vio­lences sexistes, sexuelles et conju­gales qu'une femme valide, les sta­tis­tiques le montrent. Les per­sonnes han­di­ca­pées, femmes comme hommes, sont en situa­tion de vul­né­ra­bi­li­té, leurs conjoints ont un pou­voir immenses sur elles et les conjoints mal­veillants peuvent en pro­fi­ter.
Par ailleurs, plus que les autres, les han­dis peuvent avoir une mau­vaise estime d'eux-mêmes, cela étant dû au vali­disme de notre socié­té, qui loue la per­for­mance et demande en creux de « sur­mon­ter le han­di­cap », de « faire contre mau­vaise for­tune bon coeur ».
Tout cela créé un grand risque de dépen­dance émo­tion­nelle à l'autre mais aus­si évi­dem­ment maté­rielle, puisque de nom­breuses per­sonnes han­di­ca­pées sont exclues du monde du tra­vail. Quand elles le sont, il s'agit sou­vent d'emplois à temps par­tiel et déva­lo­ri­sés. Donc l'AAH est pour beau­coup l'unique source de reve­nus. Si demain on disait aux femmes valides que leurs salaires serait désor­mais indexé aux salaires de leurs conjoints, com­ment le vivraient-​elles ?
Comme le prouvent les témoi­gnages que nous récol­tons avec le col­lec­tif le Prix de l'amour, une femme han­di­ca­pée peut donc avoir d'énormes dif­fi­cul­tés, encore plus qu'une femme valide, à s'extraire d'une rela­tion abu­sive. Le loge­ment est un obs­tacle sup­plé­men­taire : si elle désire quit­ter l'appartement adap­té où elle vit avec son conjoint violent, com­ment va-​t-​elle faire pour en retrou­ver un autre où elle puisse vivre, si en plus elle ne touche que 200 euros d'AAH par mois sous pré­texte que son conjoint gagne bien sa vie ? En déso­li­da­ri­sant l'AAH des reve­nus du conjoint, nous don­nons la pos­si­bi­li­té aux femmes vic­times et à l'autonomie finan­cière empê­chée de quit­ter plus faci­le­ment leur conjoint, car elles tou­che­raient au moins 907 euros.
Après, il faut sou­li­gner qu'avec une allo­ca­tion en-​dessous du seuil de pau­vre­té, les choses res­tent extrê­me­ment com­pli­quées : cer­tains bailleurs refusent les loca­taires dont les reve­nus ne sont que des mini­ma sociaux. J'en ai fait l'amère expé­rience moi-​même il y a quelques années et ai dû faire jouer la soli­da­ri­té fami­liale, en l'occurrence une cau­tion de ma grand-​mère, pour pou­voir trou­ver un toit.

La pro­po­si­tion de loi exa­mi­née jeu­di n'a pas obte­nu le sou­tien de la majo­ri­té La République en marche, ni du gou­ver­ne­ment. Pourquoi ?
A‑C. M. : La majo­ri­té et le gou­ver­ne­ment, hor­mis le secré­taire d'Etat aux familles Adrien Taquet, sont arc-​boutés sur un prin­cipe finan­cier, qui veut que tout mini­ma social est subor­don­né à l'examen des reve­nus du foyer. Nous répon­dons qu'il suf­fit de ne plus consi­dé­rer l'AAH comme un mini­ma social et de voter jeu­di avec leur coeur. Nous appe­lons à un sur­saut d'empathie, qui leur per­met­trait de prendre le train de cette avan­cée sociale en marche : la média­ti­sa­tion et l'indignation col­lec­tive sont si grandes que l'on ne revien­dra pas en arrière. Ceux qui votent contre aujourd'hui pour­raient s'en mordre les doigts demain.
C'est indé­niable, la décon­ju­ga­li­sa­tion va coû­ter de l'argent. Mais notre col­lec­tif a poin­té aus­si de nom­breuses éco­no­mies induites par une telle mesure. Aujourd'hui, il y a des per­sonnes han­di­ca­pées qui cachent leur couple, jusqu'à par exemple louer un deuxième appar­te­ment que celui de leur conjoint pour ne pas être repé­rés par l'administration : décon­ju­ga­li­ser l'AAH, c'est donc faire des éco­no­mies dans les APL, par exemple. Nous croyons aus­si que la mesure aura un effet posi­tif sur la san­té publique. La situa­tion actuelle – vivre en état de stress, recou­rir à des stra­ta­gèmes pour cacher son sta­tut à l'administration – a un tel effet néfaste sur la san­té men­tale des han­di­ca­pés qu'il est à pré­voir que décon­ju­ga­li­ser l'AAH va créer des éco­no­mies de san­té rela­tives à la dépres­sion mais aus­si en consom­ma­tion de soin. Partager un foyer, c'est avoir moins besoin d'aide à domi­cile, par exemple.

Lire aus­si l Allocation aux adultes han­di­ca­pés : une péti­tion fait bou­ger le Sénat

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