Face au succès d’une pétition en ligne réclamant la fin de la prise en compte des revenus des conjoint·es dans le calcul de l’Allocation aux adultes handicapés (AAH), le Sénat vient de désigner un rapporteur. Une bonne nouvelle, mais rien n’est réglé.
A chaque fois qu’elle se connecte sur le site de la caisse d’allocations familiales (CAF) pour faire le suivi de ses versements d’Allocation aux adultes handicapés (AAH), Stéphanie1, 27 ans, a la boule au ventre. Elle redoute que son allocation, qu’elle perçoit depuis l’été dernier, ne soit pas versée correctement. Diagnostiquée comme autiste il y a quelques années, elle a dû fournir des documents attestant de son handicap et de son incapacité à travailler. Normalement, l’AAH est versée aux personnes dont le taux d’incapacité est de 80% minimum. Mais elle peut aussi être versée en cas de taux d’incapacité entre 50 et 79%, à condition qu’il y ait « une restriction substantielle et durable d’accès à un emploi ». C’est le cas de Stéphanie, dont l’incapacité est inférieure à 80% mais qui ne peut pas envisager de mener une activité professionnelle à temps plein. D'ailleurs, elle a dû mettre ses études en sommeil depuis le premier confinement, ne parvenant à pas à suivre à les cours à distance. « Je me fatigue bien trop vite », explique-t-elle. Après dix mois d’attente pour que son dossier soit examiné, elle a fini par percevoir une allocation mensuelle de 240 euros par mois. « Mes parents me donnent de l’argent chaque mois donc je ne peux pas toucher l’intégralité de l’AAH, qui s'élève à 902,70 euros, détaille-t-elle. Mais c’est un peu le serpent qui se mord la queue : ils m'aident car je touche très peu et je touche très peu parce qu’ils m’aident. » Une situation qui crée une forme de dépendance pas toujours facile à gérer. « Si on se déclare concubines, les revenus de ma compagne seront pris en compte dans le calcul de ma future allocation et je sais d'avance que je n'aurai plus rien. »
Les problèmes de Stéphanie ne se limitent pas aux liens avec ses parents. La jeune femme vit avec sa copine depuis cinq ans. La CAF ne doit surtout pas le savoir. « Officiellement, nous sommes de simples colocataires. L’appartement a deux chambres et on a souscrit un bail de colocation pour éviter que ça nous pénalise. » La crainte de Stéphanie et de sa compagne, c’est de perdre les faibles revenus dont elles disposent. « J’ai demandé à percevoir l’intégralité de l’AAH et c’est en cours d’étude, précise-t-elle. Ma copine fait une formation pour devenir développeuse et espère décrocher un boulot dans la foulée. Si on se déclare comme concubines, ses revenus seront pris en compte dans le calcul de ma future allocation et je sais d’avance que je n’aurai plus rien. Nous avons donc intérêt à mentir. »
Une demande récurrente des associations
La loi française est ainsi faite : si le plafond des revenus annuels du couple dépasse 19 607 euros (soit 1 600 euros par mois), l’AAH n’est plus versée à la personne handicapée. Stéphanie et sa compagne ne sont pas les seules dans cette situation. 1,2 millions de personnes perçoivent cette allocation, dont 270 000 vivant en couple. La demande de désolidarisation des revenus du conjoint en matière de calcul de l’AAH est une revendication récurrente de la part des associations. Pour le collectif Les Dévalideuses, qui défend les droits des femmes en situation de handicap, ce mécanisme a des effets délétères en cas de violences conjugales où la dépendance financière joue un rôle central, empêchant certaines femmes de fuir le domicile. « On recense aussi des tas d’exemples de gens qui ne s’installent pas ensemble pour éviter de perdre leur allocation, complète Arnaud de Broca, à la tête du Collectif Handicaps. Nous réclamons un changement depuis quinze ans, mais les gouvernements successifs ont toujours refusé. »
Le sujet a fait un retour fracassant sur la scène médiatique et politique ces dernières semaines. Une pétition, rédigée par Véronique Tixier, elle-même handicapée et ayant vu ses droits à l’AAH sucrés avec la naissance d’un enfant, a été mise en ligne en septembre sur le site du Sénat. Depuis, elle bat des records. La barre fatidique des 100 000 signatures, palier nécessaire pour contraindre le Sénat à se saisir de la question, vient d’être dépassée. Les représentant·es de la chambre haute ont même anticipé la chose. Un rapporteur a été désigné fin janvier et devrait mener des auditions tout au long du mois de février.
Si tout va bien, le Sénat examinera également début mars la proposition de loi sur la désolidarisation des revenus des conjoint·es, votée par l’Assemblée nationale en février 2020. A l’époque, le gouvernement par la voix de la Secrétaire d'Etat en charge du dossier, Sophie Cluzel, s’y était opposé, craignant que la suppression du plafond pour les couples ne crée « d’autres perdants » bénéficiaires de l'AAH et précisant vouloir lancer une étude pour y voir clair. Autre argument : le versement de la PCH, Prestation de compensation du handicap (une autre prestation allouée aux personnes handicapées… mais destinée à aider à la prise en charge du coût du handicap, par exemple de l'aide à domicile), suffirait à pallier les situations les plus précaires. Sauf que tout le monde – Stéphanie en tête – ne la perçoit pas.
C'est pas gagné pour une adoption avant 2022
Le temps a passé depuis février 2020 et le texte est resté en souffrance entre l’Assemblée nationale et le Sénat. La force de la mobilisation en ligne a donc permis aux Sénateurs de se dégager du temps pour se pencher sur cette question. « On a trouvé du temps sur une niche parlementaire, admet Philippe Mouiller, le sénateur LR fraîchement nommé rapporteur. C’est vrai que ça fait dix ans qu’on parle de ça et que tous les gouvernements y sont défavorables, d’abord pour une histoire de coût. » Selon un rapport parlementaire datant de 2019, le coût total de la mesure s’élèverait à 360 millions d’euros. « Au regard du budget global de la Sécu, c’est une goutte d’eau », s’agace la députée Jeanine Dubié, élue PRG des Hautes-Pyrénées, à l’origine de la proposition de loi sur le sujet. D'autres chiffrages parlementaires évoquent un coût total de 500 millions. Philippe Mouiller ne s’aventure pas à parler de chiffres pour le moment, il assure avoir mandaté un cabinet indépendant pour « calculer tout ça. » A ses yeux, un autre élément fondamental explique cette bagarre incessante autour de l’AAH : sa nature. « Pour beaucoup, elle est assimilée à un minima social comme le RSA. Or en matière de minima sociaux, la règle c’est de prendre en compte les ressources du conjoint avec qui il doit y avoir solidarité, comme le fixe le Code civil. En fait, on n'a jamais vraiment tranché ce débat. » Interrogée sur Sud radio le 18 janvier, Sophie Cluzel, dont le cabinet n'a pas répondu à nos sollicitations, a rappelé cette règle. « Aujourd’hui en France, la solidarité nationale est couplée avec la solidarité familiale et conjugale », tout en assurant entendre les demandes de « plus d'individualisation. »
L’examen en séance de la proposition de loi suffira-t-il à régler ce point de débat ? Pas sûr. D’autant que rien ne garantit qu’elle sera adoptée. Sa rédaction n’est pas jugée parfaite par plusieurs spécialistes, ce qui pourrait donner lieu à une réécriture, et obligerait le texte à refaire une nouvelle navette parlementaire. « J’ai peu d’espoir que les choses soient votées d’ici à 2022 et la fin de la mandature », confesse une responsable associative. Un pessimisme qui n’empêche pas les militant·es de ferrailler pour que les choses avancent malgré tout et que le sujet soit abordé lors de la prochaine élection présidentielle. Pour Stéphanie, il y a aussi urgence à revoir la façon dont sont perçus les bénéficiaires de l’AAH. « Outre le fait de nous pousser à mentir pour ne pas perdre quelques centaines d’euros essentiels à notre survie, on sent une forme de contrôle de plus en plus sévère dans l’accès au droit, se désole la jeune femme. Si plus de gens en font la demande, ce n’est pas parce que les médecins sont laxistes, mais parce que de plus en plus de pathologies finissent par être reconnues. » Si les choses progressent un peu, le combat est loin d’être gagné.
- Le prénom a été modifié[↩]