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À la cam­pagne, l’amitié doit se réinventer

Hippy Replacements
© D.Stewart

Alors que les bis­trots de vil­lage ferment, que les jeunes partent en ville, que le prix du plein d’essence rend les sor­ties en voi­ture com­pli­quées, dur dur de se faire des potes quand on vit au vert. D’aucuns bri­colent donc de nou­veaux espaces pour se retrou­ver. Virée dans ces rendez-​vous des bons copains ver­sion pate­lins.

Sous les voûtes cara­mel de l’église Saint-​Martin de Compreignac (HauteVienne), huit fan­fa­rons détonnent dans le sage public venu écou­ter un concert de gos­pel. Au milieu des ran­gées de man­teaux sombres, voi­là que par­mi la joyeuse bande, ça se prend par le coude et ça se dan­dine au rythme des chan­sons. Que ça pré­voit la sor­tie tobog­gan du len­de­main avec les enfants. Emmitouflée dans son écharpe mou­tarde, Goldy essaie de convaincre Prunedu87 et Lila87 de venir à la veillée loup-​garou du jeu­di sui­vant. Cricridu64, lui, envoie un bai­ser volant à Mathias, en qué­man­dant des infos sur sa nou­velle his­toire de cœur. Un sou lais­sé pour la cho­rale, et chacun·e de ces « ovésien·nes » venus ce soir-​là repart dans son pate­lin, remer­ciant au pas­sage Mathias, l’organisateur de la sor­tie, d’avoir bri­sé le calme de ce same­di soir dans la cam­pagne limou­geaude. « Ovésiens », comme « O‑V-​S ». Des ini­tiales pour « On va sor­tir », un site de ren­contres ami­cales, aux 865 000 pro­fils actifs reven­di­qués. On y pro­pose des idées d’activités, aux­quelles chacun·e peut s’inscrire pour se faire des ami·es. Créée à l’origine pour pro­po­ser des sor­ties dans les grandes villes – le pre­mier groupe est for­mé en 2005 à Paris –, la pla­te­forme a beau­coup de suc­cès chez les per­sonnes esseu­lées dans les zones rurales. 

J’ai ren­con­tré une dou­zaine de per­sonnes, que je consi­dère aujourd’hui comme des ami·es. OVS m’a sauvé. 

Mathias, à Saint-​Léonard-​de-​Noblat (Haute-​Vienne)

Mathias habite Saint-​Léonard-​de-​Noblat, chef-​lieu du can­ton, avec ses mai­sons à colom­bages et sa zone pavillon­naire. Il y a débar­qué après que son ex-​compagne a trou­vé un CDI pas loin. « Après ma rup­ture, c’était galère. J’aime bien sor­tir, mais comme je ne suis pas de la région, je n’ai pas de famille ici, pas de contact. » Une amie de Tours lui conseille alors OVS. C’était il y a un an et demi. Rando, bow­ling, pique-​niques… depuis, c’est repar­ti. « J’ai ren­con­tré une dou­zaine de per­sonnes, que je consi­dère aujourd’hui comme des ami·es. OVS m’a sau­vé. »

Du bal musette à Internet

Tout comme Joëlle, alias Goldy, tren­te­naire ori­gi­naire de Nîmes (Gard) aux faux airs de la chan­teuse Jenifer, qui s’est trou­vé une bande de motard·es avec qui sillon­ner sa nou­velle cam­brousse. Comme Giles, ex-​policier pas­sé d’une vie cloî­tré chez lui dans la mon­tagne juras­sienne à « un car­net d’adresses de vingt ami·es » depuis le jour où il n’a pas hési­té à faire 90 km pour une soi­rée belote à laquelle il s’était ins­crit. Ou comme Julien, jeune homme dont « le moral a bais­sé d’un coup » lorsqu’il a été cata­pul­té de sa vie cita­dine à Saint-​Yrieix-​la-​Perche, 50 km plus loin, aujourd’hui accom­pa­gné par sa meilleure amie ové­sienne, Bibi, qui l’a emme­né au Futuroscope. Si OVS n’avait pas été rache­té par Meetic l’été der­nier – l’abonnement pas­sant de 0 à 39 euros le mois –, on aurait presque pu y voir un équi­valent des bals musettes d’antan, un nou­veau lieu-​dit de l’amitié dans les espaces ruraux.
Car à entendre Mathias, Joëlle ou Julien, on com­prend qu’avant OVS, la cam­pagne, ça n’était pas le royaume de la socia­bi­li­té. En témoigne le phé­no­mène de dis­pa­ri­tion des bis­trots. Passés de 500 000 en 1910 à 200 000 en 1960 selon l’Insee, ils sont aujourd’hui moins de 40 000. Seules deux com­munes rurales sur dix dis­posent d’un tro­quet. Or « quand la pos­si­bi­li­té de se retrou­ver au café dis­pa­raît, explique Pierre Boisard, socio­logue et auteur de La Vie de bis­trot (éd. PUF, 2016), l’isolement n’est plus un choix, mais une vraie dif­fi­cul­té. Pour se voir dans l’intimité d’une ami­tié, il ne reste plus que chez soi. Mais, on peut avoir honte de mon­trer son espace intime ».
Et par­fois, on n’a tout sim­ple­ment pas de lieu où se retrou­ver. Sans trans­ports en com­mun, à l’adolescence, impos­sible de quit­ter le cocon fami­lial pour rejoindre les copains et les copines. Et dans les cas où il n’y a pas de trans­ports en com­mun, il n’y a même pas le petit moment de bus où rigo­ler. Moins mobiles et moins proches des lieux de loi­sirs, les 18–24 ans des espaces ruraux font ain­si part d’un « sen­ti­ment d’abandon pré­oc­cu­pant », avan­çait une étude du Conseil éco­no­mique, social et envi­ron­ne­men­tal en 2017.
Depuis sa mai­son en pierre – l’un des vingt logis du Cheylard‑l’Évêque (Lozère) –, Christian, un homme mas­sif aux indé­bou­lon­nables tatanes en cuir, observe en plus de ça une « ten­dance à vivre de façon recluse » autour de lui. La faute à la tech­no­lo­gie, dit-​il, aux « élans de cocoo­ning, face au matra­quage agres­sif des infos ». Alors, l’été der­nier, il a inci­té son fils à orga­ni­ser un petit ban­quet dan­sant pour fédé­rer les soixante per­sonnes du vil­lage. On y appor­tait une quiche, une salade de riz, avant de dan­ser ensemble sur du Goldman. Ça lui a rap­pe­lé le temps, révo­lu, où l’on était ami·es et pas que voisin·nes. « L’époque de l’entraide », quand on appe­lait son grand-​père aux veillées d’hiver pour conter des his­toires en gri­gno­tant des châ­taignes rôties. 

“Nouons-​nous”

Mais nos mondes se sont agran­dis. Alors quand les loi­sirs sont loin, que le prix du car­bu­rant aug­mente, que les petites lignes SNCF ferment, que les com­merces désertent les rues et que les finances sont ric-​rac, com­ment se moti­ver à faire trente bornes pour sor­tir entre potes ? « Pour moi, sou­tient l’anthropologue Bernard Kalaora, qui a obser­vé les ronds-​points dans la Manche, le sou­lè­ve­ment des “gilets jaunes” vient de ça : le besoin de recréer ce lien humain détruit par la dif­fi­cul­té de bou­cler la fin du mois. Sur les “gilets”, j’ai déjà vu le slo­gan “nouons-​nous”. Ça illustre la force des ronds-​points. Celle d’avoir recréé du com­mun dans un quo­ti­dien déshu­ma­ni­sé par la dis­pa­ri­tion des ser- vices de proxi­mi­té. » Les femmes “gilets jaunes”, spé­cia­listes de la débrouille en solo sans temps à consa­crer à leurs ami·es, en parlent depuis le départ. La série docu­men­taire de France 3 dif­fu­sée début novembre, Toutes Solidaires, leur a don­né la parole. On y entend Anne- Lyse, aide-​soignante cin­quan­te­naire surin­ves­tie, pro­non­cer cette phrase : « Quand on mange de la merde, on n’a pas envie d’aller vers les autres. »

Regard mépri­sant

Sa consœur, Anne, 44 ans, confirme le tableau à Causette. Elle est tra­vailleuse dans le social, en situa­tion de han­di­cap,, divor­cée et vit à 40 km de son lieu de tra­vail, dans la cam­pagne de Nancy (Meurthe-​et-​Moselle). Elle est aus­si l’une des fon­da­trices des Amajaunes 54, groupe de femmes “gilets jaunes”. « Le regard est mépri­sant vis-​à-​vis de nous, relate-​t-​elle. Celui de Macron le pre­mier. Alors on se dénigre soi-​même. On voit que phy­si­que­ment, on est plus marqué·es par la vie. On culpa­bi­lise de ne pas être comme les autres. Et ça crée un iso­le­ment natu­rel. » Isolement rom­pu par la vague jaune, dans laquelle il n’y a plus de honte. « Le same­di à la manif, on est content·es de se retrou­ver. On fait les anni­ver­saires. On retrouve un contact phy­sique. C’est comme une famille. » Pour la deuxième année, en Lorraine, les “gilets jaunes” fête­ront Noël ensemble. « Les ronds-​points, résume Bernard Kalaora, c’est “Le Bon Coin des amis”. » L’image rap­pelle OVS… « Vous n’avez qu’à regar­der J’veux du soleil !, le film de François Ruffin [dépu­té La France insou­mise et sou­tien des “gilets jaunes”, ndlr], et vous com­pren­drez. Le titre est clair : ce que réclame le mou­ve­ment, c’est autant un chan­ge­ment poli­tique que la joie d’être ensemble. »

Le same­di à la manif, on est content·es de se retrou­ver. On fait les anni­ver­saires. On retrouve un contact phy­sique. C’est comme une famille. 

Anne, cofon­da­trice des Amajaunes 54 

N’allez pas pour autant croire que ces dif­fi­cul­tés font de la cam­pagne un ter­ri­toire délais­sé. Depuis la fin des années 1970, les néo-​ruraux débarquent. En nombre. « Environ 110 000 per­sonnes par an », rap­por­tait en 2010 le démo­graphe Pierre Merlin dans une inter­view à l’Association des maires de France. Et avec eux, beau­coup de cafés asso­cia­tifs, rou­lottes, ludo­thèques et autres « tiers­lieux » – c’est comme ça qu’on appelle tous les pro­jets à visée com­mu­nau­taire sans but lucra­tif – où peuvent se nouer les ami­tiés. Le maga­zine Transrural Initiatives en a fait sa Une en 2018 tant le phé­no­mène ranime la vie sociale des cam­pagnes.
Il n’y a qu’à voir Laura. De Paris, elle a migré à Champniers-​et-​Reilhac (Dordogne) avec son mec pour lan­cer « un pro­jet de forêt comes­tible ». Et elle s’est fait tel­le­ment de potes qu’elle tient une liste pour ne pas mélan­ger les pré­noms. Pas éton­nant : « acti­vi­té roller-​disco, col­lec­tif d’habitat en yourtes, troc de châ­taignes, “cara­food”, une cara­vane de fast-​food »…, son quo­ti­dien n’est qu’activités col­lec­tives lan­cées par les néo-​ruraux. Lucile, 25 ans, chi­gnon cou­lant dans la nuque et yeux sou­li­gnés de khôl, est elle aus­si presque plus sor­tie quand elle s’est ins­tal­lée au Pont-​de-​Montvert (Lozère) – « deux cents habi­tants l’hiver » – que dans sa pré­cé­dente vie bor­de­laise. Cours de yoga, fes­ti­val enga­gé… « et à la fin du mar­ché, avec la bro­chette de tren­te­naires dyna­miques du coin, on man­geait la soupe. Je m’y suis fait un pote – un jeune méde­cin pari­sien qui a choi­si d’exercer sur sa terre ances­trale – qui fai­sait une demi-​heure de bagnole rien que pour ça ». Depuis, elle a démé­na­gé dans un bled des Vosges, Soultzbach-​les-​Bains (Haut-​Rhin). Et rebe­lote. « C’est mar­rant, on me dit qu’avant il y avait deux lieux de socia­bi­li­té où on échan­geait les potins dans ce vil­lage : le lavoir et le café, avec cha­cun leur aspect gen­ré. Aujourd’hui, ils le sont tou­jours, mais parce qu’ils ont été réha­bi­li­tés en café-​concert et en épi­ce­rie par les “néo”. »

Entre-​soi

Oui, mais voi­là, tem­père Catherine Rouvière, his­to­rienne spé­cia­liste des néo-​ruraux en Ardèche, « avec ses reven­di­ca­tions, sa recherche d’un mode de vie enga­gé, proche des Amap et avide de débats intel­lec­tuels, le phé­no­mène des néo-​ruraux crée un entre-​soi sépa­ré du reste de la popu­la­tion ». En un an de vie au vert, avoue Laura, « on ne s’est pas encore frot­tés aux locaux ». Et si elle les avait bien conviés au mini-​festival de quatre jours qu’elle a orga­ni­sé sur son ter­rain l’été der­nier – avec dif­fu­sion de La Belle Verte et « cours de tchouk­ball » (« un sport sans vio­lence », explique-​t-​elle) –, la mayon­naise ami­cale n’a pas pris.
Qui n’aurait, mal­gré tout, pas trou­vé d’ami·e à la cam­pagne peut s’en remettre à la douce phi­lo­so­phie de Christian, le Lozérien orga­ni­sa­teur de la petite fête avec son fils. « Quand tu vis à la cam­pagne, un lien spi­ri­tuel se noue avec les élé­ments de la nature. Ça fait vibrer. Pour moi, c’est une rela­tion sociale en soi, peut-​être même plus puis­sante que quelqu’un qui serait là pour nous écou­ter. Oui, s’émerveille-t-il, la nature est mon amie. »

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