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Dans un pays où la disponibilité et la répartition des ressources en eau sont des problèmes récurrents, les femmes chargées de la gestion de cette ressource peuvent être soulagées par la mise en place d’infrastructures collectives. Ici, deux femmes des peuples autochtones boliviens lavent leurs vêtements à un lavoir municipal utilisant de l’eau de pluie, à La Paz, le 12 septembre 2019. Aizar Raldes/AFP

Pour les femmes boli­viennes, l’eau est source de vie… et d’inégalités persistantes

Causette est asso­ciée au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Aujourd’hui, focus sur la pro­blé­ma­tique de la res­source en eau en Bolivie avec l'exemple d'Eva Condori, une jeune femme qui se pro­cure son eau potable à crédit.

Sarah Botton, Agence fran­çaise de déve­lop­pe­ment (AFD); Patricia Urquieta, Universidad Mayor de San Andrés et Ximena Escobar, Universidad Mayor de San Andrés

En 2016, une impor­tante crise de l’eau avait tou­ché La Paz, la capi­tale boli­vienne, et pri­vé de ser­vice 94 quar­tiers pen­dant plu­sieurs semaines d’affilée. Cet évé­ne­ment avait jeté crû­ment la lumière sur les défis ren­con­trés par le pays dans l’approvisionnement de sa popu­la­tion urbaine en constante expan­sion. Loin d’être une charge pesant uni­for­mé­ment sur les habi­tants, les dif­fi­cul­tés pour accé­der à l’eau impactent par­ti­cu­liè­re­ment les vies des femmes boli­viennes, comme le montre le quo­ti­dien d’Eva Condori, docu­men­té en 2020 dans le cadre du pro­jet de recherche « Inégalités d’accès aux ser­vices urbains de l’eau à La Paz et El Alto, Bolivie ».


À lire aus­si : Bolivie : les leçons à tirer de la crise de l’eau de 2016


La jeune femme est née il y a vingt-​neuf ans dans les Yungas méri­dio­nales, une éco­ré­gion sub­tro­pi­cale du dépar­te­ment de La Paz, carac­té­ri­sée par un cli­mat humide, chaud et des pré­ci­pi­ta­tions abon­dantes. La mai­son où a gran­di Eva était équi­pée d’une borne-​fontaine avec de l’eau pro­ve­nant d’un puits qui per­met­tait d’alimenter toute la com­mu­nau­té. Lorsque l’eau n’arrivait pas, Eva était char­gée d’aller la cher­cher elle-​même au puits.

Comme beau­coup d’autres jeunes Boliviennes, à 19 ans, elle a dû migrer vers la ville voi­sine d’El Alto afin de pou­voir étu­dier et tra­vailler. Forte d’une intense acti­vi­té com­mer­ciale, des nom­breux ser­vices qu’elle pro­pose et de sa posi­tion au car­re­four des liai­sons rou­tières, El Alto est l’une des prin­ci­pales villes du pays. Située près de la capi­tale, elle forme même la plus grande zone métro­po­li­taine du pays.

Le cas d’Eva est très fré­quent. Le manque d’opportunités et sur­tout d’accès à l’éducation pousse bien sou­vent les familles des zones rurales défa­vo­ri­sées à envoyer en ville leurs fils et filles encore ado­les­cents, ou par­fois même enfants. À leur arri­vée à El Alto, le coût des ter­rains les oblige à s’installer en géné­ral dans des zones péri­ur­baines, dépour­vues de ser­vices d’eau.

À la mai­son, l’eau en prio­ri­té au fils aîné et au père de famille

À El Alto, Eva, arri­vée avec ses parents, a d’abord vécu dans un loge­ment de loca­tion, jusqu’au jour où sa mère a appris qu’un ter­rain était en cours de lotis­se­ment dans le quar­tier Señor de Mayo I, dans le dis­trict 8 de la ville d’El Alto. Bien que ce ter­rain soit éloi­gné du centre et dépour­vu d’eau et d’électricité, la famille a déci­dé d’en acqué­rir une par­celle en la payant en plu­sieurs fois. La construc­tion de la mai­son néces­si­tant une grande quan­ti­té d’eau, la famille a dû avoir recours à de la récu­pé­ra­tion d’eau de pluie en com­plé­ment des achats effec­tués au camion-​citerne, rédui­sant ain­si les coûts.

Lorsqu’ils se sont fina­le­ment ins­tal­lés, il y avait encore peu de mai­sons, et aucune ne dis­po­sait de ser­vice d’eau ni d’électricité. Pendant cinq ans, l’approvisionnement en eau du foyer a été assu­ré par un camion-​citerne, une solu­tion très coû­teuse, exi­geant un lourd inves­tis­se­ment en temps quo­ti­dien de la part d’Eva. La jeune femme devait ain­si orga­ni­ser ses doubles jour­nées de tra­vail autour de mul­tiples acti­vi­tés : d’une part, effec­tuer ses tâches de cou­tu­rière et, d’autre part, s’occuper de ses enfants, laver, cui­si­ner, et gérer l’approvisionnement et la répar­ti­tion de l’eau.

Dans de telles situa­tions, où les ménages paient cher pour l’eau, cer­tains usages sont prio­ri­taires, et d’autres sont effec­tués avec l’eau recy­clée ou réuti­li­sée. Considérant que la toi­lette était très impor­tante pour aller à l’école et au tra­vail, le fils aîné et le mari ont eu la prio­ri­té, les filles et la mère uti­li­sant l’eau après le reste de la famille.

Eva, ges­tion­naire de l’eau pour la famille

En défi­ni­tive, la res­pon­sa­bi­li­té de la ges­tion de l’eau – qu’il s’agisse de l’approvisionnement, du trans­port, de la col­lecte, de l’usage rai­son­né ou de la réuti­li­sa­tion – incombe bien à Eva. Une tâche qui est tout sauf incon­nue pour elle : Eva se livre à l’ensemble de ces acti­vi­tés depuis son enfance.

Eva se consacre à ses tra­vaux de cou­ture à dif­fé­rents moments de la jour­née : tôt le matin de 6 heures à 11 heures, avant de s’interrompre pour faire la cui­sine, nour­rir ses fils et sa fille et envoyer l’aîné à l’école l’après-midi. Elle reprend, explique-​t-​elle, la cou­ture « jusqu’à six heures sans s’arrêter ». Ensuite, ajoute-​t-​elle, « je les fais man­ger jusqu’à huit heures, puis je recom­mence jusqu’à dix heures pour avan­cer encore un peu ». Eva a trois enfants, deux gar­çons de neuf ans et d’un an et demi, et une fille de quatre ans. Avec des enfants aus­si jeunes, les besoins en eau sont impor­tants : ils doivent être bai­gnés et hydra­tés fré­quem­ment, leurs vête­ments lavés quotidiennement.

Si Eva reçoit la visite de ses frères et sœurs, elle s’inquiète car elle a alors besoin de plus d’eau qu’elle n’en uti­lise en temps nor­mal. Finalement, en de nom­breuses occa­sions, il lui faut en ache­ter davan­tage. Elle finit par se retrou­ver à court d’argent et doit par­fois deman­der cré­dit au por­teur d’eau : « Comme il me connaît, il me laisse faire », confie-​t-​elle. Et Eva de racon­ter leurs échanges : « S’il vous plaît, je n’ai pas d’argent, je vais bien­tôt ter­mi­ner une pièce de cou­ture et je vous paie­rai. » Le por­teur accepte : « Il a l’habitude de me four­nir ainsi. »

L’eau de la citerne, une pré­oc­cu­pa­tion sanitaire

Aller cher­cher de l’eau au camion-​citerne exige du temps, de l’argent et peut aus­si avoir un coût pour la san­té des enfants. Afin d’éviter tout pro­blème sani­taire, Eva lave en per­ma­nence les bidons d’eau et le réser­voir où elle reçoit l’eau du camion-​citerne : « Une fois, mon aîné est tom­bé malade, il a eu une infec­tion, c’est pour ça que je lave », précise-​t-​elle. Aux yeux d’Eva, l’eau que trans­porte le camion-​citerne est d’origine dou­teuse : son aspect est trouble, son odeur désa­gréable et on y trouve par­fois même des par­ti­cules de déchets. Quand elle récu­père l’eau, elle place une pas­soire sur le bidon afin de fil­trer ces débris. Eva uti­lise la même tech­nique lorsqu’elle récolte l’eau de pluie dégou­li­nant du toit.

Eva et la plu­part des femmes du quar­tier doivent sans cesse gar­der un œil sur les pas­sages du camion-​citerne, celui-​ci ne dis­po­sant pas d’horaires fixes. Pendant les périodes de séche­resse, il peut tout sim­ple­ment déci­der de ne plus s’arrêter dans le quar­tier : « Parfois, il n’est pas pas­sé du tout, on a dû l’appeler, raconte Eva. On va l’attendre là-​bas en bas, il nous dit de loin « je vais pas­ser, je vais pas­ser », et en fait il file à toute vitesse. »

Nouvelle étape : neuf mois avant d’installer les connexions domi­ci­liaires indi­vi­duelles à l’eau cou­rante, l’opérateur local EPSAS a mis en place une borne-​fontaine col­lec­tive dans le quar­tier. Ses habi­tants, dont Eva et sa famille, ont ain­si pu béné­fi­cier de l’eau du réseau mais avec un ser­vice très dégra­dé. La borne ne fonc­tion­nait qu’entre 23 heures et 5 heures du matin, quand la pres­sion était suf­fi­sante : il a fal­lu s’organiser entre voi­sins. Le pro­blème n’a donc été réglé que partiellement.

L’eau à domi­cile, une révo­lu­tion inache­vée dans le foyer

Aujourd’hui, cinq ans après son ins­tal­la­tion dans le quar­tier, Eva est heu­reuse de pou­voir enfin dis­po­ser d’un ser­vice d’eau à domi­cile. Ses enfants peuvent en boire et se laver à tout moment, ils sont libres de jouer et de salir leurs vête­ments. Quant à Eva, bien que l’organisation de son temps ne repose plus sur la col­lecte et la ges­tion de l’eau, elle ne par­vient pas à déga­ger plus de temps. Car, para­doxa­le­ment, ce meilleur accès à l’eau s’est tra­duit par une mul­ti­pli­ca­tion de ses acti­vi­tés domes­tiques : elle lave, cui­sine et net­toie plus fréquemment.

Eva a, par ailleurs, l’intention de consa­crer plus d’heures à ses tra­vaux de cou­ture, sans tou­te­fois évo­quer la pos­si­bi­li­té de reprendre ses études. C’était pour­tant la prin­ci­pale rai­son qui l’avait pous­sée à migrer vers la ville d’El Alto.

En défi­ni­tive, le pro­blème de l’accès aux ser­vices d’eau en Bolivie, ajou­té à la per­pé­tua­tion des rôles domes­tiques, montre que, quel que soit le contexte dans lequel elles vivent – que ce soit dans des com­mu­nau­tés rurales ou en zones péri­ur­baines –, les femmes héritent de la res­pon­sa­bi­li­té de four­nir de l’eau à leur famille. Et lorsqu’elles béné­fi­cient enfin d’un accès à ce ser­vice au sein de leur domi­cile, loin de dis­pa­raître, leur rôle domes­tique s’intensifie. Leurs aspi­ra­tions ne cessent d’être dif­fé­rées, puisqu’elles sont mises entre paren­thèses le temps de l’installation et finissent par se diluer à mesure que leur vie fami­liale se stabilise.

Des inéga­li­tés de genre qui per­sistent à tra­vers les générations

Cette situa­tion d’inégalité entre les femmes et les hommes se répète de géné­ra­tion en géné­ra­tion. Dans son livre paru en 1998, le socio­logue amé­ri­cain Charles Tilly décrit les inéga­li­tés per­sis­tantes comme celles « qui durent tout au long d’une car­rière, d’une vie ou de l’histoire d’une orga­ni­sa­tion et qui se mani­festent ou agissent dans les paires caté­go­rielles homme/​femme, aristocrate/​plébéien, citoyen/​étranger ». Cette notion de per­sis­tance éla­bo­rée par Tilly est ici illus­trée par l’exemple d’Eva. Elle nous per­met de mieux com­prendre ce qui se joue pour les femmes ayant accès aux ser­vices d’eau, une pro­blé­ma­tique réson­nant for­te­ment avec l’approche de l’intersectionnalité.

En défi­ni­tive, l’eau agit bien comme un révé­la­teur : celui des inéga­li­tés per­sis­tantes tout au long de la vie des femmes. C’est ce que montre l’observation des rou­tines quo­ti­diennes de col­lecte et d’utilisation de l’eau par Eva en par­ti­cu­lier, et par les femmes boli­viennes en général.


Article publié en par­te­na­riat avec Ideas4Development, un blog ani­mé par l’Agence fran­çaise de développement.

Ce texte est tiré du récit de l’expérience de l’une des femmes ren­con­trées lors des enquêtes de ter­rain du pro­jet de recherche « Les inéga­li­tés face aux ser­vices urbains de l’eau à La Paz-​El Alto, Bolivie » mené par le CIDES-​UMSA, coor­don­né par l’AFD et finan­cé par la faci­li­té de recherche sur les inéga­li­tés de l’Union euro­péenne.

Sarah Botton, Sociologue PhD, char­gée de recherche, Agence fran­çaise de déve­lop­pe­ment (AFD); Patricia Urquieta, Chercheure en urba­nisme, Universidad Mayor de San Andrés et Ximena Escobar, Chercheure asso­ciée, Universidad Mayor de San Andrés

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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