Dans un mois débutera la Coupe du monde de foot au Qatar. Comme d’autres pays pauvres, le Népal s’est résolu à laisser filer chaque année une partie de ses citoyens dans les pays du Golfe. Le Qatar a embauché des milliers de travailleurs népalais et en a tué des centaines pour l’organisation de cet événement sportif. Oubliées, abandonnées, les veuves des travailleurs décédés luttent pour la survie de leurs familles.
Dans les plaines agricoles du Teraï, au pied de la chaîne montagneuse du nord du Népal, les cheminées d’usines à briques rejettent des traînées de fumée noire. Dans chaque hameau, des statues de divinités hindouistes aux regards tristes surgissent des fourrés. Dans le village de Pipra Pra. Pi, les femmes aux tuniques colorées sont courbées en deux dans les champs de dahl pour récolter les lentilles. Les hommes, eux, surveillent les troupeaux de buffles barbotant dans des mares boueuses. Un silence de mort règne, parfois brisé par des sonorités religieuses crachées par des enceintes aux sons saturés.
Sita Kumari Pasman habite en périphérie une petite maison en briques, unique héritage d’Anil Kumar, son mari mort au Qatar en 2016. « Un camion l’a écrasé lors d’une manœuvre alors qu’on était au téléphone », raconte la veuve sans émotion apparente. Sita, 32 ans, a le regard dur. Toutes les semaines, elle monte sur l’escabeau accolé à une gigantesque jarre tressée où sont stockées ses provisions de nourriture. « Quand mon mari travaillait au Qatar, notre famille pouvait se permettre de manger de la viande. Mais après sa mort, tout a changé. » Mère d’un garçon et d’une fille, la jeune femme avoue avoir dépensé les 2 millions de roupies [15 500 euros, ndlr] allouées par l’État népalais après la perte de son époux. « J’ai reçu la même somme de la part de son employeur au Qatar. Mais tout cet argent a été dépensé dans l’achat de notre demeure. Il fallait d’abord nous mettre à l’abri, avoir un toit. » Sita travaille tous les jours dans un champ comme ouvrière agricole pour nourrir et payer les études de ses enfants. « La majeure partie de mon salaire est payée en riz. Le reste suffit tout juste à acheter de quoi compléter pour manger. Je n’ai pas une roupie de trop. Lorsque je suis malade et que je ne peux pas aller au champ, je stresse parce que ça veut dire que nous aurons faim dans la semaine. »
Lourd coût social
L’histoire de Sita n’est pas un cas isolé au Népal. Depuis 2011 et le début d’un recrutement massif de 10 000 à 13 000 Népalais pour la construction des stades de la Coupe du monde qatarie, environ trois ouvriers népalais sont morts chaque semaine à cause d’accidents du travail, soit presque 1 600 époux disparus en seulement onze ans. Des statistiques enregistrées par l’ambassade népalaise au Qatar probablement en deçà de la réalité. En effet, le petit État gazier, plus petit que l’Île-de-France, ne pratique pas d’autopsie en cas de décès de ses travailleurs étrangers. Sont ainsi exclues crises cardiaques, rupture d’anévrisme et maladies rénales liées à leurs conditions de vie et de travail extrêmes. Selon Amnesty International, Doha n’a pas réussi à expliquer jusqu’à 70 % des décès de travailleurs migrants au cours des dix dernières années.
À l’aéroport de Katmandou, des cadavres d’hommes n’ayant pas encore atteint la quarantaine arrivent régulièrement avec la simple mention « mort naturelle ». Au-delà de l’horreur, ces disparitions ont un coût social lourd pour la société népalaise. Dans la ruralité pauvre du Teraï, leurs veuves se retrouvent seules à devoir assumer financièrement la famille tout en portant le poids du deuil. Sita raconte : « Mon mari et moi nous sommes unis lorsque nous étions encore enfants. J’avais 11 ans, et c’était un mariage arrangé, comme c’est la norme, ici, au village. C’était un homme bien élevé, sans vice, doté d’un caractère facile. Il ne fumait pas et ne buvait pas et les villageois de notre communauté me disaient sans cesse : “N’est-ce pas l’homme idéal ?” » Discrètement, les traits toujours aussi tendus, la veuve essuie quelques larmes. Elle sort d’une pochette transparente de petites photos d’identité. Le visage figé de son défunt mari, sérieux, se répète en quatre exemplaires sur le fond blanc du Photomaton. « En 2012, son entreprise, dont j’ignore le nom, a décidé de le transférer au Qatar où ils avaient besoin de plus de main‑d’œuvre pour préparer la Coupe du monde de football. Là-bas, il gagnait 1 200 riyals qataris par mois [300 euros]. Il supervisait le stationnement des véhicules de construction sur le parking du chantier de l’un des stades. Un jour, pendant sa pause, à l’heure du déjeuner, il m’appelle. Il est sur le parking. Nous échangeons quelques mots, puis la ligne coupe soudainement. » Sita croit alors que son mari vient d’épuiser son crédit. Mais plus tard dans la soirée, sa voisine tombe par hasard sur un post Facebook d’un collègue de son mari annonçant sa mort. Le lendemain, son téléphone sonne. Un homme parlant une langue étrangère que Sita peine à identifier tente de lui dire quelque chose avant qu’il transmette le combiné à un Népalais. « L’appel fut court. Il a duré une minute et je crois alors comprendre que mon mari n’est pas mort, mais qu’il est hospitalisé. Mensonge ? Je n’en sais rien, mais dix-huit jours[…]