• Rechercher
  • Mot de passe oublié ?
  • Mot de passe oublié ?

Hajar Raissouni : la liber­té sans condition

05112019 couleurbraceletéperles 11
Hajar Raissouni sur une plage à Rabat, près de son oncle, après sa libération. © Yasmine Hatimi pour Causette

Son arres­ta­tion a fait le tour du monde. La jour­na­liste maro­caine, incar­cé­rée au terme d’un pro­cès sur­réa­liste pour un avor­te­ment qu’elle nie avoir réa­li­sé, a été libé­rée le 16 octobre. Pour Causette, elle revient sur ses condi­tions de déten­tion et sur son désir de s’engager davan­tage sur la ques­tion des droits des femmes dans son pays. 

Hajar Raissouni a du mal à trou­ver le som­meil. La nuit, ses cau­che­mars la réveillent. Elle revoit les poli­ciers qui l’ont inter­pel­lée et la porte de sa cel­lule, fer­mée. Depuis sa sor­tie de pri­son, elle aspire pour­tant au repos. C’est pour trou­ver un peu de tran­quilli­té qu’elle s’est reti­rée dans un appar­te­ment de bord de mer, à une heure de route de Casablanca, où on la retrouve un jour nua­geux de novembre. L’endroit est désert en cette période de l’année. Le vent caresse la pelouse plan­tée de pal­miers qui borde la pis­cine, vide, de la rési­dence. La jeune femme brune a reti­ré son fou­lard. Elle porte des lunettes à mon­ture noire, un leg­ging et des cla­quettes en plas­tique. Dans le salon où percent quelques timides rayons de soleil, elle parle d’une voix lente, feu­trée. « J’essaie de revivre, dit-​elle. Mais j’ai des dif­fi­cul­tés à retrou­ver ma vie d’avant, celle dans laquelle j’allais au tra­vail, à la biblio­thèque, boire un café. Tout a chan­gé. »
La jour­na­liste de 28 ans, incon­nue du public il y a encore quelques mois, a été condam­née, en même temps que son conjoint Rifaat al-​Amine, en sep­tembre, à un an de pri­son ferme pour « avor­te­ment illé­gal » et « rela­tions sexuelles hors mariage » – délits punis par le Code pénal maro­cain –, avant d’être gra­ciée par le roi Mohammed VI. Depuis, elle est deve­nue un sym­bole des liber­tés bafouées au Maroc. Un pays où les « affaires de mœurs », selon Reporters sans fron­tières, sont uti­li­sées comme moyens de pres­sion contre les per­sonnes jugées gênantes par le pou­voir.
D’après son récit, Hajar Raissouni est arrê­tée avec son fian­cé le 31 août 2019, à Rabat, la capi­tale, par des poli­ciers alors qu’elle sort d’une consul­ta­tion médi­cale pour des sai­gne­ments anor­maux. Emmenée de force par les fonc­tion­naires à l’hôpital, elle subit un exa­men gyné­co­lo­gique sous la contrainte en vue de « consti­tuer des élé­ments de preuve à son encontre » et de la « for­cer à recon­naître des faits non éta­blis » d’avortement clan­des­tin. Son avo­cat dénon­ce­ra des vio­lences rele­vant de la « tor­ture ». En garde à vue, pri­vée du trai­te­ment pres­crit par son gyné­co­logue, elle conti­nue de sai­gner. « C’était très dur. J’ai per­du beau­coup de sang, j’étais ané­miée. J’ai pen­sé que j’allais mou­rir. » La jour­na­liste et son com­pa­gnon seront ensuite pla­cés en déten­tion pro­vi­soire jusqu’à leur condamnation. 

Un pro­cès “poli­tique”

Dès le départ, Hajar Raissouni dément les accu­sa­tions et dénonce un pro­cès « poli­tique », une ins­tru­men­ta­li­sa­tion de la légis­la­tion pour faire pres­sion sur elle, son jour­nal et son entou­rage. Au com­mis­sa­riat, elle raconte avoir été mal­me­née, inti­mi­dée et ques­tion­née sur ses oncles. L’un, Ahmed Raissouni, est un célèbre idéo­logue isla­miste (au sens de conser­va­teur, dans le contexte maro­cain) qui défend la sépa­ra­tion des pou­voirs poli­tique et reli­gieux et ques­tionne ain­si le sta­tut de « com­man­deur des croyants » du roi. L’autre, Souleymane, plume cri­tique de gauche, est le rédac­teur en chef du quo­ti­dien dans lequel elle tra­vaille, Akhbar Al Yaoum, l’une des rares publi­ca­tions indé­pen­dantes de la presse maro­caine. Lors de son inter­ro­ga­toire, elle rap­porte éga­le­ment avoir été inter­ro­gée sur son confrère Taoufik Bouachrine, ancien patron du jour­nal, condam­né à quinze ans de pri­son pour tra­fic d’êtres humains et viol – accu­sa­tions qu’il a niées, dénon­çant un pro­cès poli­tique –, ain­si que sur ses propres articles sur le mou­ve­ment contes­ta­taire du Rif, dans le nord du pays. Mais pas sur l’avortement dont on l’accuse alors. Elle est d’ailleurs pro­ba­ble­ment la pre­mière femme incar­cé­rée offi­ciel­le­ment pour ce chef d’accusation, les condam­na­tions se limi­tant en géné­ral à des peines avec sur­sis, selon le pré­sident de l’Association maro­caine de lutte contre l’avortement clan­des­tin, Chafik Chraïbi.
Au pro­cès, le ver­dict la laisse de marbre. « Je sou­riais. J’avais l’impression d’assister à une pièce de théâtre, relate-​t-​elle. Je me suis dit que c’était mon des­tin, le prix de l’indépendance. » Kholoud Mokhtari, une amie proche, a été impres­sion­née par sa déter­mi­na­tion. « J’étais sur­prise de la façon dont Hajar a géré tout cela, elle l’a fait d’une façon très intel­li­gente et humaine. C’est un esprit rebelle. Elle a tou­jours été forte dans l’épreuve, comme elle l’a mon­tré quand son père est mort, en 2017. »

J’ai refu­sé de rédi­ger une lettre au roi pour deman­der la grâce parce que je n’avais rien fait.

En déten­tion, la jour­na­liste découvre « un autre monde ». Elle vit dans une pièce où sont enfer­mées jusqu’à quinze femmes pour huit paillasses. Les vingt pre­miers jours, elle dort à même le sol. « Certaines femmes autour de moi avaient été condam­nées à des peines de pri­son à vie, par exemple pour avoir tué leur mari. D’autres étaient là pour des his­toires de drogue, décrit-​elle. On a inter­dit aux filles de m’adresser la parole. Alors, j’essayais d’écouter leurs his­toires ou d’échanger des ciga­rettes contre une dis­cus­sion, dans l’idée d’écrire une enquête sur elles. » Une gar­dienne accepte de lui don­ner un sty­lo, mais son car­net lui est confis­qué. Alors, elle passe ses jour­nées au lit à lire les livres appor­tés par son oncle Souleymane, notam­ment des romans de Carlos Ruiz Zafón et de Tahar Ben Jelloun. Elle en dévore un par jour tout en grif­fon­nant dans les marges ce qu’elle voit et entend. Les rela­tions entre les déte­nues, et aus­si leur sexua­li­té dans l’exiguïté de la cel­lule, dont on com­prend qu’elle est par­fois spec­ta­trice. « J’ai vu des femmes se don­ner du plai­sir avec des bananes », raconte-​t-​elle sans cil­ler. La jour­na­liste ima­gine un livre sur la vie sexuelle des prisonnières.

Un sou­tien international

L’écriture lui manque. Elle se nour­rit peu, perd beau­coup de poids. Pour trou­ver du cou­rage, elle trace sur un mur les noms d’autres jour­na­listes incar­cé­rés : son col­lègue Bouachrine, Hamid El Mahdaoui qui a, lui aus­si, cou­vert le mou­ve­ment popu­laire du Rif… « Puis les gar­diennes m’ont dit qu’il fal­lait que je rédige une lettre au roi pour deman­der la grâce. J’ai refu­sé, parce que je n’avais rien fait. J’étais prête à pas­ser l’année là-​bas, s’il le fal­lait. »
Dans les jour­naux que lui apporte son oncle, elle découvre le tol­lé pro­vo­qué au Maroc et à l’étranger par son his­toire, ain­si que les ini­tia­tives de sou­tien, comme le mani­feste des 490 « hors-​la-​loi » emme­né notam­ment par l’écrivaine Leïla Slimani, qui réunit les signa­tures de Marocain·es affir­mant avoir enfreint les lois sur les mœurs. « C’est un com­bat posi­tif, mais je n’ai pas avor­té. Je suis une vic­time des auto­ri­tés, pas de la loi », com­mente l’intéressée.

Avant, je me met­tais encore des lignes rouges dans ce que j’écrivais. Je me disais : "Est-​ce que ceci peut me valoir d’aller en pri­son ?" Dorénavant, je n’ai plus de limites.

Pourtant, le trai­te­ment qui lui a été réser­vé par les auto­ri­tés la pousse à s’engager davan­tage sur la ques­tion des droits des femmes dans son métier. « Je vais quand même défendre ce droit aux rela­tions sexuelles hors mariage et à l’avortement », promet-​elle. Elle a hâte de se remettre au tra­vail, de retour­ner cou­vrir les mani­fes­ta­tions. « Je n’ai pas peur. Avant, je me met­tais encore des lignes rouges dans ce que j’écrivais. Je me disais : “Est-​ce que ceci peut me valoir d’aller en pri­son ?” Dorénavant, je n’ai plus de limites », lâche-​t-​elle.
Hajar Raissouni se reven­dique d’un fémi­nisme « ration­nel », ancré dans la réa­li­té de son pays. Pour elle, la prio­ri­té du Maroc reste la démo­cra­tie, l’État de droit, dont devraient décou­ler les évo­lu­tions sur les liber­tés indi­vi­duelles. Elle-​même vient d’un milieu conser­va­teur avec un par­cours mar­qué par cet héri­tage autant que par un désir d’émancipation. Née en 1991 à Larache, au nord du Maroc, d’une mère femme au foyer et d’un père agri­cul­teur, elle reçoit une édu­ca­tion reli­gieuse. La jeune fille gran­dit au milieu des dis­cus­sions intel­lec­tuelles et poli­tiques dans cette famille qui réunit des gau­chistes et des isla­mistes. Son oncle Souleymane l’aide à bâtir sa culture lit­té­raire. Elle écrit son pre­mier poème à 12 ans, La liber­té. Son père, lui, la rêve ingé­nieure.
Après un bac scien­ti­fique, elle quitte le domi­cile paren­tal pour emmé­na­ger seule, car elle refuse l’internat et les règle­ments inté­rieurs. L’étudiante veut pou­voir écrire la nuit. Dans sa famille, cette prise d’indépendance est une petite révo­lu­tion. Elle pour­suit avec des études en infor­ma­tique et en science poli­tique à Rabat. En paral­lèle, la jeune femme s’engage dans le par­ti conser­va­teur Istiqlal, puis enchaîne les pre­mières expé­riences jour­na­lis­tiques, notam­ment pour le jour­nal du Parti de la jus­tice et du déve­lop­pe­ment (PJD, isla­miste au sens d’« islamo-​conservateur », comme l’AKP turc). Puis elle quitte la poli­tique et décide de deve­nir jour­na­liste pour de bon. En 2016, elle rejoint son jour­nal actuel et se met à cou­vrir les mou­ve­ments sociaux, les vio­lences poli­cières et la condi­tion des déte­nus poli­tiques dans le royaume. 

De “la théo­rie à la réalité”
05112019 couleurbraceleteperles 9 a
Avec on mari, Rifaat al-​Amine,
qu'elle a épou­sé après leur sor­tie de pri­son.
©Yasmine Hatimi pour Causette

La repor­ter écrit aus­si sur la néces­si­té pour les femmes de s’émanciper de leurs familles, ou encore sur le droit de choi­sir d’être céli­ba­taire. Elle-​même ne pen­sait pas se marier un jour. Mais à la fac, elle ren­contre Rifaat al-​Amine, un Soudanais for­ma­teur en droits de l’homme. Il est son pro­fes­seur, son ami, puis son conjoint. Quand il lui pro­pose de l’épouser, elle demande un peu de temps avant de se déci­der. Le couple sera arrê­té deux semaines avant la date du mariage.
Le jour de notre ren­contre, les fian­cés viennent enfin d’officialiser leur union. Le mari prend place sur le cana­pé. Son épouse entre­lace ses doigts aux siens. Pudiquement, il explique qu’il a pu confron­ter « la théo­rie à la réa­li­té » en ce qui concerne les condi­tions de déten­tion au Maroc. « Les conven­tions des droits de l’homme ne sont pas res­pec­tées », conclut-​il. Il est plus pro­lixe sur sa femme : « Une forte per­son­na­li­té, calme dans les moments dif­fi­ciles, por­teuse de valeurs huma­nistes. » Après un mois et demi de déten­tion, le couple a été gra­cié le 16 octobre sous la pres­sion de l’opinion, ain­si que l’équipe médi­cale qui avait éga­le­ment été condam­née pour com­pli­ci­té d’avortement clan­des­tin. Un moyen pour le roi de se don­ner le beau rôle et de ver­nir son image à l’étranger, tacle Hajar Raissouni.
Depuis, la vie reprend dou­ce­ment son cours entre les inter­views, les ren­contres avec des asso­cia­tions et le temps pas­sé avec les siens. En plus de son livre sur la sexua­li­té en pri­son, la jour­na­liste compte bien écrire son his­toire. Mettre à dis­tance cette épreuve en la cou­chant sur le papier. Elle hésite à se faire aider psy­cho­lo­gi­que­ment. Ne serait-​ce que pour retrou­ver un som­meil plus pai­sible. Ne plus avoir à se lever, au beau milieu de la nuit, pour s’assurer que la porte de la chambre n’est pas verrouillée.

1991

Naissance à Larache, dans le nord du Maroc 

1991
2013

Décide de deve­nir journaliste 

2013
2016

Embauchée au jour­nal Akhbar Al Yaoum

2016
31 août 2019

Arrestation à Rabat 

31 août 2019
16 octobre 2019

Libération à la faveur d’une grâce royale 

16 octobre 2019
Partager