Femmes sté­riles en Afrique : la chasse aux sorcières

Malgré un taux de fécondité important, l’Afrique subsaharienne a le taux d’infertilité le plus élevé du globe. Et ce sont toujours les femmes qui sont accusées d’en être la cause. Rejetées, répudiées, moquées, elles peuvent difficilement avoir recours à la PMA. Parce que très peu de cliniques spécialisées existent et que, quand il y en a, elles sont inabordables. Mais des solutions commencent à émerger.

A Tema (Ghana) et à Addis-Abeba (Éthiopie)

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© RUFAI ZAKARI

« Je vis comme une pestiférée », déplore Patience, une Ghanéenne de 35 ans. Mariée depuis sept ans, cette institutrice n’a pas donné la vie. Pour ses proches, cela ne fait aucun doute : si elle ne parvient pas à mener une grossesse à terme, c’est parce qu’elle a le « mauvais œil ». Les parents d’élèves ne lui permettent pas de toucher leurs enfants, de crainte qu’elle ne leur transmette sa « malédiction ». Eux-mêmes, parfois, la chahutent : comment peut-elle se permettre de les reprendre, elle qui n’est pas mère ? Patience a plusieurs fois changé d’établissement, mais les fiches de renseignements comportent toutes la question du nombre d’enfants. À chaque rentrée scolaire, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre parmi ses collègues.

Année après année, la vie sociale de Patience se rétrécit. Elle ne se rend plus aux réunions familiales. Avant même de lui dire bonjour ou de lui demander comment elle va, petites cousines ou tantes éloignées posent toutes la même question : « Combien as-tu d’enfants maintenant ? » La jeune femme a également cessé de se rendre à l’église. Si elle priait davantage, elle serait déjà mère, estime le prêtre. Quant aux rares amies qui accepteraient de la voir, c’est elle qui a coupé court : « Elles ne peuvent pas s’empêcher de parler de leurs enfants qui font ci ou ça. C’est un constant rappel que moi, je n’en ai pas. »

Le taux de fécondité important de l’Afrique subsaharienne, 4,7 enfants par femme1, masque en vérité le taux d’infertilité le plus élevé du globe. Si, en moyenne, 15 % des couples peinent à concevoir dans le monde2, ce chiffre s’élève à 42 % en Afrique de l’Ouest, 30 % en Afrique de l’Est et 40 % en Afrique du Sud, selon une étude de 20203. « L’infertilité en Afrique vient souvent d’infections sexuellement transmissibles pas ou mal soignées, explique Thomas Mekuria, gynécologue-obstétricien directeur du Centre de santé reproductive ­d’Addis-Abeba (Éthiopie). Cela entraîne une occlusion des trompes de Fallope pour les femmes, qui empêche à l’embryon de nicher, et une azoospermie excrétoire chez les hommes, c’est-à-dire une obturation des canaux transportant le sperme. La tuberculose peut également avoir cet effet pour les deux sexes. » Des interruptions de grossesse non médicalisées, avec des tiges métalliques notamment, occasionnent aussi parfois des infections.

119 INFERTILITE EN AFRIQUE © RUFAI ZAKARI
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La descendance, pilier du mariage

Or, en Afrique, l’injonction à avoir des enfants est très forte. Et les femmes ne parvenant pas à procréer sont traitées comme des pestiférées et mises au ban de la société. Sur ce continent très croyant, donner la vie est avant tout un commandement divin. « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre », ordonne la Genèse. Le christianisme, pratiqué par 65 % de la population d’Afrique subsaharienne, enseigne qu’avoir une descendance est l’un des piliers du mariage. Résultat, quand elles n’y parviennent pas, les Africaines sont stigmatisées. Et cela entraîne, selon Desalegn Bayu, expert en santé publique à l’université du Wollo, en Éthiopie, « dépressions, divorces et taux élevés de morbidité psychiatrique ».
Les femmes qui ne parviennent pas à donner la vie sont bien souvent répudiées par leurs maris, car « l’épouse est toujours jugée comme la responsable de l’infertilité », remarque Ibrahim Saleh, gynécologue-obstétricien spécialiste de la fécondation in vitro en Éthiopie. Pourtant, « 40 % des causes de l’infécondité viennent des femmes, 40 % des hommes et 20 % des deux combinés ou de sources inconnues », affirme-t-il. Malgré cela, des hommes « refusent même de se faire tester, estimant que ça ne peut pas venir d’eux », regrette le docteur, qui essaie toujours de les convaincre en tentant d’expliquer l’absence de lien entre l’infécondité et les performances sexuelles.

Torturée et jetée à la rue

Amullen Berna, une Ougandaise de 50 ans abandonnée par son mari du fait de son infertilité, a fait les frais de ces croyances. « Je travaillais avec mon mari, mais il a revendu nos biens pour épouser quelqu’un d’autre. Il m’a juste laissé une hutte. » « Elle n’a aucune utilité », a-t-il expliqué au moment de la renier en public. Aucun voisin n’a par la suite voulu s’associer avec elle ou l’employer. Lorsqu’elle est tombée malade et qu’elle a dû aller à l’hôpital, personne n’a veillé sur elle.

La vie entière de Salvation, une Ghanéenne de 52 ans, a été un enfer. Seule sa première année de mariage a été heureuse. Après, « mon époux me jetait des objets au visage en m’accusant d’être une sorcière, se souvient-elle, les larmes aux yeux. Lui et sa mère m’ont torturée physiquement et psychologiquement pendant quatre années, avant de me jeter à la rue, disant qu’une femme stérile n’a rien à faire dans la maison d’un homme. » Salvation a dû retourner vivre chez sa mère, mais ce n’est pas beaucoup mieux. « Quand je fais la vaisselle, elle relave après moi comme si j’étais lépreuse. » C’est d’ailleurs pour ne pas « salir » son patronyme qu’elle ne donne pas son nom de famille. Sans descendance, elle s’estime « presque morte » et, en tout cas, « condamnée au néant ».

Lorsque les trompes ou les canaux sont bouchés, la seule solution pour enfanter est d’avoir recours à la procréation médicalement assistée (PMA). Problème : il existe peu de centres spécialisés dans la fertilité en Afrique. Deux en Éthiopie, cinq en Ouganda et sept au Ghana. De nombreux pays en sont tout simplement dépourvus. Sans compter que ces procédures, très onéreuses, ne sont pas prises en charge par les systèmes de santé publique ou les assurances privées. D’après le « Rapport mondial des techniques de reproduction assistée 2002 », du Comité international de suivi technique de reproduction assistée 4, 1 % de ces procédures avaient lieu sur le continent africain, qui représente pourtant 17 % de la population mondiale. La très grande majorité des femmes africaines n’ont donc aucun recours pour tenter de remédier à leur stérilité. Pour la plupart, elles n’en ont d’ailleurs pas le réflexe. Avant de se rendre dans l’un de ces centres ghanéens, Sara a consulté un sorcier pour la libérer de son « mauvais sort ». « Les patientes perdent du temps à essayer les méthodes traditionnelles, estime la gynécologue camerounaise Ernestine Gwet-Bell. Or l’âge de la femme est le premier facteur d’échec d’une FIV, avec une cassure énorme après 35-38 ans. » Ibrahim Saleh remarque par ailleurs que « les papiers d’identité de certaines patientes ont clairement des dates erronées, car il n’est pas obligatoire de faire enregistrer son enfant dès la naissance. Ce qui complexifie encore un peu plus notre diagnostic, même si l’on peut avoir une idée de l’âge réel en consultant les taux hormonaux ».

Le « traitement » subi par Sara, 35 ans, consistait notamment à avoir des rapports sexuels avec le sorcier… Il lui a également prescrit des médicaments pour se débarrasser du « vers de femme », qui, prétendait-il, l’empêchait d’être enceinte. Il lui a ensuite extorqué de l’argent en la menaçant de dire à tout le monde qu’elle était infertile. Les voisins de Sara la soupçonnent d’« aimer les femmes », ce qui est interdit au Ghana. La jeune femme, quant à elle, se désole que son mari ait « perdu tout intérêt pour elle ». Il l’accuse de prendre des contraceptifs dans son dos. Sa famille ne cesse de le pousser au divorce afin de se marier à une femme plus jeune qui lui donnerait des enfants, ou à prendre une deuxième épouse, une pratique répandue bien qu’illégale au Ghana. « Il me considère comme sa servante. Et je sais que sa mère me traite de mule : stérile et juste bonne à porter de l’eau. »

119 INFERTILITE EN AFRIQUE 1 © RUFAI ZAKARI
© RUFAI ZAKARI

Martha, une femme d’affaires de 39 ans, est l’une des rares Éthiopiennes à pouvoir tenter de déjouer la nature au Centre de santé reproductive d’Addis-Abeba. Elle semble y connaître la plupart des patientes. Et pour cause ! Elle s’y rend quotidiennement depuis huit jours, attendant des heures dans la salle d’attente de cet établissement public surchargé afin de recevoir deux injections dans le ventre pour stimuler sa production d’ovules. Martha a passé deux ans sur la liste d’attente du centre pour tenter une FIV.

3 000 euros pour une FIV

Martha a les deux trompes bouchées, notamment par des fibromes utérins. Ces tumeurs bénignes se forment surtout chez les femmes noires, y compris sur les autres continents, sans qu’aucune étude scientifique n’en ait identifié la raison. Elles peuvent empêcher le fœtus de se développer. Deux opérations chirurgicales n’ont pas permis de venir à bout de ses fibromes. « J’ai besoin d’un enfant, affirme-t-elle. Ma famille ne me considère pas comme une personne complète. Ma mère m’a emmenée dans des dizaines de monastères à travers le pays pour me plonger dans l’eau bénite. Même mes collègues ne cessent de me demander pourquoi je travaille tant puisque je n’ai pas d’héritiers. Je n’aurai personne pour s’occuper de moi quand je serai vieille », se désole-t-elle.

Si cette spécialiste de l’import-export travaille « nuit et jour », c’est précisément pour financer ses tentatives de FIV. En 2014, elle a déboursé près de 3 000 euros pour une procédure en Inde, puis la même somme trois ans plus tard, en Turquie. « Le problème ce n’est pas le prix, c’est que ça ne marche pas », regrette-t-elle. Du fait de ces échecs, elle n’est guère optimiste pour ce nouvel essai pour lequel elle a déjà dépensé près de 1 000 euros en traitements hormonaux, dans un pays où le revenu moyen annuel par habitant est de 700 euros, selon les chiffres de la Banque mondiale.

Technique moins chère

Face aux coûts prohibitifs des traitements de procréation médicalement assistée qui contraignent parfois les couples à vendre leur terre, leur commerce ou leur maison pour un résultat loin d’être garanti, le gynécologue-obstétricien belge Willem Ombelet a développé une technique à moindre coût, le « Walking Egg » (l’œuf qui marche), à destination des pays pauvres. « Nous avons simplifié la méthode au maximum », explique Jaime Onofre, docteur en biologie et chercheur à la clinique de Genk, en Belgique, qui travaille sur le Walking Egg pour y pousser plus loin la recherche. « Nous transférons l’ovocyte et le spermatozoïde dans deux tubes formant un circuit fermé. Aucun air n’y pénètre, ce qui permet de se dispenser des coûteux systèmes de ventilation utilisés pour la FIV traditionnelle. Cette technique est aussi efficace, mais permet de réduire les prix de cinq à six fois. » Seul bémol, la confection de ce circuit fermé prend davantage de temps : une heure par patient. Avec la méthode traditionnelle, un technicien de laboratoire peut préparer les gamètes de dix à quinze patient·es dans la même durée.

Le centre de fertilité The Walking Egg de Tema, au Ghana, est la seule clinique en Afrique qui utilise cette technique créée par Willem Ombelet. Dans une bâtisse anonyme de la zone industrielle de la capitale, Accra, un gynécologue et un embryologue utilisent cette méthode depuis 2017. Toujours employés dans des hôpitaux par ailleurs, ils effectuent ces opérations avant leur journée de travail. Cette nuit, ils vont implanter un embryon dans l’utérus de Rebecca, qui a les deux trompes bouchées. La jeune femme est anxieuse, mais lorsqu’elle regarde les photos de bébés nés grâce à cette technique dans le bureau de Nana Yaw, le conseiller fertilité, son visage s’illumine et, pour la première fois depuis ses six années d’infertilité, elle retrouve l’espoir.

Mais surtout, pour les femmes qui n’ont aucun moyen d’avoir recours à la PMA et qui se retrouvent abandonnées de toutes parts, la fondation Merck a lancé l’initiative « Empowering Berna » en 2016. Il s’agit d’aider financièrement des femmes pauvres et infécondes à monter une microentreprise afin d’être indépendantes. Le nom du projet, qui a bénéficié à plus de mille femmes, vient d’Amullen Berna, l’Ougandaise infertile abandonnée par son mari que nous évoquions plus haut. Grâce à ce programme, elle élève dorénavant des poulets et se sent enfin « utile ». Ses pensées suicidaires l’ont quittée. Pour Amani Asfour, la présidente de l’Alliance africaine pour l’émancipation des femmes (Afrawe), qui participe à cette initiative, il s’agit de montrer qu’« une femme est davantage qu’une mère ».

Quant à Denise Kekimuri, une Ougandaise qui souffre d’infertilité secondaire (impossibilité d’avoir un second enfant), elle a décidé de briser l’omerta entourant cette question. Depuis trois ans, la jeune femme, convaincue que la cruauté de la société vient de son ignorance, multiplie les interviews. Elle a également créé un groupe de soutien dont elle et deux autres personnes s’occupent à plein temps, grâce aux recettes de son livre So, What Next ? You Heal, You Grow, You Help Others et à des donations. La plupart des couples infertiles refusant de se rendre dans leurs bureaux de peur que leur condition soit connue, elles se rendent à leur domicile et tâchent de les déculpabiliser. Autant de petites lueurs à l’horizon qui laissent espérer d’autres voies possibles pour les femmes et peut-être même pour les couples infertiles. 

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  1. Banque mondiale, 2018.[]
  2. « A Unique View on Male Infertility Around the Globe », par A. Agarwal, A. Mulgund, A. Hamada, M. R. Chyatte. Journal of Reproductive Biology
    and Endocrinology, 2015.[]
  3. « Primary and secondary infertility in Africa: systematic review with meta-analysis », par M. Shenkut Abebe, M. Afework et Y. Abaynew, 2020.[]
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