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"The Crown" der­nière sai­son : on a pas­sé la Reine Elizabeth au détec­teur de féminisme

A l'occasion de la dif­fu­sion mer­cre­di 16 novembre de la sixième et ultime sai­son de "The Crown", nous avons pas­sé feu sa majes­té au détec­teur de fémi­nisme. Badass, la Queen ? C’est ce qu’on va voir ! 
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©DR

Soixante-​dix ans de règne au comp­teur et une popu­la­ri­té jamais démen­tie. Vu de France, c’est vrai qu’on a un peu de mal à par­ta­ger, et par­fois même à com­prendre, la fer­veur qu'a sus­ci­té cette vieille dame cou­ron­née. Un drôle de per­son­nage, qui a incar­né la monar­chie, les tra­di­tions les plus old school et un conser­va­tisme évident, mais qui a éga­le­ment su faire sien ce rôle auquel elle n’était pas tout à fait des­ti­née, jusqu’à deve­nir une figure mon­dia­le­ment connue. 

« Il y a peut- être une ou deux per­sonnes au fin fond de la Chine qui ne la connaissent pas, s’amuse l’Anglais Kevin Loader, pro­duc­teur d’un docu­men­taire déca­lé, Elizabeth, regard(s) singulier(s). Mais c’est quand même la femme la plus célèbre de la pla­nète. » Et sans doute la seule, sur Terre, qui puisse à la fois se tar­guer d’avoir eu les puissant·es de ce monde à sa table, de tou­cher sa bille en méca­nique et d’avoir adou­bé les Spice Girls. « Je suis tom­bée amou­reuse de la reine. C’est la fémi­niste ultime », dira même d’elle l’actrice Olivia Colman, qui a inter­pré­té son rôle dans la magis­trale série The Crown. Euhhhhh… L’actrice ne se serait-​elle pas lais­sée débor­der par son enthou­siasme ? Un peu dubi­ta­tive, Causette a donc déci­dé de pas­ser la reine au détec­teur de féminisme. 

Progressisme

Si Elizabeth s’est retrou­vée sur le trône, ce n’était pas ce qui était pré­vu au départ. Quand son grand-​père, le roi George V, a ren­du l’âme, c’est l’oncle Edward III qui a héri­té de la cou­ronne. Sauf qu’il l’a ren­due fis­sa, pré­fé­rant épou­ser une mon­daine amé­ri­caine, deux fois divor­cée. Damn ! Résultat, c’est George VI, le daron de Babeth, qui a pris sa suc­ces­sion. Manque de bol, le pauvre homme est décé­dé quinze ans plus tard, à l’âge de 56 ans. En 1952, à 25 ans, Elizabeth a donc été cata­pul­tée reine.

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©Keystone press /​Alamy stock photo 

Outre-​Manche – où la loi salique inter­di­sant aux femmes de mon­ter sur le trône n’existe pas –, les hommes n’ont pas le mono­pole du pou­voir. D’ailleurs, les deux monarques bri­tan­niques les plus puissant·es de l’histoire ont été des femmes : Elizabeth Ire, au XVIe siècle, et Victoria, entre 1837 et 1901. Pas mal ! Et si la jeune Elizabeth II s’est glo­ba­le­ment pliée sans mouf­ter au jeu pro­to­co­laire (elle n’en a guère le choix, à dire vrai), elle a aus­si appor­té quelques petites touches de moder­ni­té à la cou­ronne bri­tan­nique. À la hau­teur de ce que son sta­tut lui permettait… 

Par exemple en envoyant son fils Charles à l’école, fai­sant de lui le pre­mier héri­tier direct à se mélan­ger à d’autres enfants de sa géné­ra­tion. Ou en 2013, lorsqu’elle a don­né son assen­ti­ment pour chan­ger les règles de la suc­ces­sion royale : rom­pant avec une tra­di­tion vieille de trois siècles, cette nou­velle loi a ins­tau­ré la pri­mo­gé­ni­ture abso­lue. En clair, la reine a dit « yes » pour mettre fin à la pri­mau­té mas­cu­line : doré­na­vant, c’est l’aîné·e du sou­ve­rain ou de la sou­ve­raine qui pren­dra sa suite, fille ou gar­çon. Certes, « cette mesure, dans l’air du temps, a été prise par le gou­ver­ne­ment. Et l’assentiment royal est une for­ma­li­té », rap­pelle Philippe Chassaigne, uni­ver­si­taire spé­cia­liste de la famille royale bri­tan­nique. N’empêche que la sym­bo­lique est forte.

« En assu­mant son rôle avec stoï­cisme et dévoue­ment, elle a sans le vou­loir fait beau­coup pour bana­li­ser l’idée qu’une femme soit au pou­voir », assu­rait la jour­na­liste bri­tan­nique Emma Barnett, en 2015, dans le quo­ti­dien conser­va­teur The Telegraph. Dans le pays, sa manière d’exercer le pou­voir est plu­tôt appré­ciée. « Je pense que le fait qu’elle soit une femme a été impor­tant pour le suc­cès de son règne. Elle avait un côté matriarche, elle incar­nait quelque chose d’assez acces­sible pour nous, les Anglais, même si ça peut sem­bler para­doxal », ana­lyse Kevin Loader, pro­duc­teur d’Elizabeth, regard(s) singulier(s), .
Pendant soixante ans, le pou­voir a eu un visage fémi­nin. Ce qui ne se repro­dui­ra pas avant… trois générations. 

L'avis de la rédac : trop timide. On aurait aimé quelques actions plus offen­sives sur le ter­rain du girl power, mais pas si simple avec ce fou­tu protocole.

Émancipation fémi­nine

Mais qui était donc « Lilibet » (c’est son petit nom), la femme sous la cou­ronne ? Pas une ména­gère des fif­ties comme les autres, à l’évidence. À une époque où les Françaises devaient encore deman­der l’autorisation à leur époux pour tra­vailler, elle a pu échap­per à l’asservissement domes­tique, pri­vi­lèges royaux obligent. Son sta­tut lui ayant don­né une bonne excuse pour refour­guer bébé Charles (né en 1948) à ses nan­nies, et envoyer Anne (née à peine deux ans plus tard) à ses grands-​parents, alors qu’elle était tout juste sevrée : « Déso, j’ai voyages diplo­ma­tiques et tra­di­tions royales. » Une façon tout aris­to de conci­lier vie pro et vie de famille, le prix de la baby-​sitter n’étant pas vrai­ment un pro­blème au palais de Buckingham.

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©DPA/​Photononstop

Elle a par ailleurs impo­sé à son domi­na­teur d’époux de prendre son nom de famille à elle, celui des Windsor, pour que le patro­nyme royal ne soit pas sup­plan­té par le sien, d’ascendance alle­mande qui plus est. L’Allemagne n’étant pas, à ce moment-​là, au max de la hype… Un coup dur pour ce bon vieux Philip : « Simple “loca­taire” d’un appar­te­ment qui était la pro­prié­té de la Couronne, il se voyait main­te­nant réduit à la fonc­tion de géni­teur ano­nyme des héri­tiers du trône », comme l’écrit l’universitaire Joanny Moulin dans Elizabeth II. Une reine dans l’Histoire.

Pas de quoi faire d’Elizabeth une ico­no­claste pour autant. Mais com­ment aurait-​elle pu l’être, vu son époque et sur­tout son rang ? Née en 1926, elle a été édu­quée comme une jeune fille de l’aristocratie – donc pas fran­che­ment dans l’objectif de s’affirmer en tant que femme. Mini-​rébellion, à son échelle : son mariage avec Philip, qu’elle aimait sin­cè­re­ment, n’était pas vu d’un très bon œil par ses parents, mais elle a tenu bon et l’union a fini par être adou­bée par son père. 

Bon, niveau choix de mari, si l’amour est au rendez-​vous, le machisme aus­si… « Pas fran­che­ment un cham­pion de l’égalité. Elle a plu­tôt choi­si un mâle alpha », résume la jour­na­liste Marion L’Hour dans My Diary. Le jour­nal intime de la reine. Pas très décons­truite, la Babeth : « En public, le prince Philip mar­chait tou­jours deux mètres der­rière elle. Mais en pri­vé, c’était lui le mari, le père de famille, avec des concep­tions très tra­di­tion­nelles de son rôle. Je ne dirais pas que la reine filait doux, mais c’est à peu près cela », abonde Philippe Chassaigne, spé­cia­liste de la royau­té bri­tan­nique. « Ne nous leur­rons pas, dans une vie nor­male sans cou­ronne, elle aurait été une gen­tille épouse à la mai­son », conclut Marion L’Hour.

L'avis de la rédac : ça pique ! Élève stu­dieuse, dotée de déter­mi­na­tion, mais beau­coup trop docile à la mai­son. À bas les stéréotypes 

Exercice du pouvoir 

Avec ses cha­peaux flam­boyants et ses salu­ta­tions gan­tées, Elizabeth avait peut-​être un peu l’air d’une potiche. Mais der­rière son allure de Mamie Nova, on a affaire à une fine connais­seuse des affaires diplo­ma­tiques. « Quand la reine pré­si­dait les som­mets du Commonwealth, elle dis­po­sait d’une marge de manœuvre assez impor­tante. Elle avait une auto­ri­té morale, d’autant plus forte qu’elle en était la chef depuis 1952. Par ailleurs, elle connais­sait très bien les affaires inté­rieures de cha­cun des pays [cinquante-​quatre États membres, dont quinze royaumes qui recon­naissent Elizabeth II comme sou­ve­raine et cheffe d’État, ndlr] et pou­vait s’entretenir de façon tout à fait solide avec tous les Premiers ministres, pré­si­dents, monarques de cha­cun d’entre eux », rap­pelle Philippe Chassaigne. Mais elle avait beau être à la tête d’un royaume, Elizabeth n’avait aucun réel pou­voir poli­tique à l’échelle natio­nale. Elle n’en demeu­rait pas moins une voix qui compte. 

Il faut dire que Lilibet a bos­sé dur pour tenir son rôle. Lorsqu’elle se retrouve sur le trône, jeune et novice, il lui faut en effet se fami­lia­ri­ser – et vite – avec les usages, les dos­siers et les rouages poli­tiques. Et pour ça, elle peut notam­ment comp­ter sur un cer­tain Winston Churchill (alors Premier ministre), qui joue le rôle de men­tor, en pas­sant de longues heures avec elle pour la for­mer au game poli­tique. Dès leur pre­mière ren­contre, des années aupa­ra­vant, l’homme d’État avait déjà sen­ti son poten­tiel de lea­deuse« Elle a un air d’autorité et de réflexion sur­pre­nant pour une enfant si jeune », disait-​il alors qu’elle avait tout juste 2 ans et que per­sonne ne se dou­tait qu’elle devien­drait reine.

Observatrice atten­tive des enjeux poli­tiques, Sa Majesté la Queen rece­vait chaque jour, vers 9 heures, la fameuse « red box », cette boîte conte­nant les rap­ports quo­ti­diens du gou­ver­ne­ment et les dépêches diplo­ma­tiques. « Elle était sans doute la per­sonne la mieux infor­mée du monde », confirme Philippe Chassaigne. Chaque semaine, elle s’entretenait aus­si avec le ou la Premier·ère ministre. Sur lequel·laquelle elle n’avait aucune auto­ri­té, certes, mais à qui elle savait faire pas­ser des mes­sages. Comme en 1956, quand Anthony Eden, chef du gou­ver­ne­ment, l’a infor­mée de l’offensive pré­vue sur le canal de Suez. « Êtes-​vous sûr que c’est une bonne idée ? » lui aurait poli­ment deman­dé la reine (tra­duc­tion : ton idée craint un max, dude). « Oui », aurait main­te­nu le Premier ministre. « Et quinze jours plus tard, on a vu le résul­tat : une réus­site sur le plan mili­taire, mais un fias­co diplo­ma­tique total », résume Philippe Chassaigne.

Pas née de la der­nière pluie, Elizabeth a quand même tra­ver­sé près d’un siècle d’Histoire. Alors on ne la lui fait pas, à elle ! « Au fur et à mesure que son règne s’est pro­lon­gé, elle est pas­sée d’un sta­tut de jeune monarque inex­pé­ri­men­tée à une figure d’expérience. Elle a vu pas­ser une quin­zaine de Premiers ministres, ça n’est pas rien ! À l’exception de Boris Johnson – qui est un cas à part –, elle est une voix qu’on écoute », pour­suit Philippe Chassaigne. Une voix, mais aus­si une oreille. L’ancien chef du gou­ver­ne­ment tra­vailliste Tony Blair a ain­si dit un jour qu’il n’y avait que deux per­sonnes à qui il pou­vait confier ce qu’il pen­sait vrai­ment de ses col­lègues au gou­ver­ne­ment : son épouse et la reine.

L'avis de la rédac : Excellent ! Belle maî­trise des enjeux poli­tiques et géo­po­li­tiques. Aucun syn­drome d’imposture à l’horizon.

Hobbies

Que peut bien faire une reine quand elle n’est pas acca­pa­rée par les mon­da­ni­tés ou par le tea time ? De la chasse, par­di ! Une acti­vi­té tra­di­tion­nel­le­ment mas­cu­line, à laquelle Lilibet a été ini­tiée par son père, le roi George VI. Devenue reine, elle n’a pas renon­cé à ce loi­sir, mais a tou­te­fois aban­don­né le tir pour faire tra­vailler les chiens, l’une de ses grandes pas­sions. « Cela lui per­met­tait d’assumer un rôle émi­nent qui seyait à la sou­ve­raine, tout en se tenant à une place subal­terne d’épouse docile et taci­turne, ce qui ména­geait à bon compte la sus­cep­ti­bi­li­té mas­cu­line de son sei­gneur et maître », sou­ligne Joanny Moulin, dans la riche bio­gra­phie qu’il a consa­crée à Elizabeth II. Ou com­ment conser­ver habi­le­ment ses hob­bies sans vexer son macho de mari ?

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©Shawshots Alamy/​photo

Car la Queen a plus d’un tour dans son sac et quelques sur­prises à son actif. « Pendant la Seconde Guerre mon­diale, elle a ser­vi dans les forces auxi­liaires fémi­nines de l’armée de terre. Elle a appris à conduire, à répa­rer les moteurs… des acti­vi­tés qui, à l’époque, n’étaient pas spé­cia­le­ment fémi­nines », rap­pelle Philippe Chassaigne. Il se dit qu’elle était la seule de la famille capable de répa­rer une Bentley ou une Range Rover. Hélas, les occa­sions de conduire sont rares… Et puis son véri­table dada, ce sont les che­vaux. Férue de courses hip­piques – comme toute aris­to qui se res­pecte –, Babeth en a d’ailleurs éle­vé plu­sieurs. « La façon dont Elizabeth s’investissait dans l’élevage des che­vaux de course […] visait à affir­mer tout à la fois son pres­tige de sou­ve­raine et son indé­pen­dance de femme. En déve­lop­pant cette entre­prise, elle se bâtis­sait un uni­vers où [Philip] n’avait aucune part », écrit Joanny Moulin. Un loi­sir bien com­mode, en somme, pour ne pas avoir ce relou de Philou sur le dos.

L'avis de la rédac : Satisfaisant. Fusils, voi­tures et éta­lons… Respect pour le côté loi­sirs non gen­rés, même s’il fau­drait son­ger à sor­tir un peu de sa zone de confort CSP+++++ !

Boys' club

Parce que reine, Elizabeth s’est retrou­vée dans le plus grand boys' club du monde : celui des chef·fes d’État et dirigeant·es poli­tiques. Ah là, au moins, pas de sur­prise : tout au long de son règne, ce sont encore et tou­jours des hommes qui ont gou­ver­né le monde. Et sans jamais ris­quer le faux pas pro­to­co­laire, Babeth a su s’imposer par­mi eux avec un style… royal, évi­dem­ment. À en croire une inter­view de la jour­na­liste Tina Brown – autrice de plu­sieurs ouvrages sur la famille royale –, Elizabeth n’a jamais cher­ché à riva­li­ser avec les hommes. « Je pense qu’elle n’a jamais consi­dé­ré que le sexisme était un pro­blème. Elle a tou­jours eu l’habitude d’être entou­rée d’hommes de pou­voir et elle n’a jamais remis ça en ques­tion. C’est même quelque chose qu’elle apprécie. »

Quelques mois avant d’hériter de la cou­ronne, à seule­ment 25 ans, elle ren­contre ain­si le pré­sident amé­ri­cain Truman, sans se mon­trer impres­sion­née. Avec son suc­ces­seur, Eisenhower, elle entre­tien­dra une longue cor­res­pon­dance – comme elle le fera ensuite avec JFK. Habituée à trai­ter d’égale à égal avec ces hommes puis­sants, elle s’autorisera même à faire pas­ser quelques sub­tils mes­sages. Comme en 2003, quand VladimirPoutine s’est ren­du à Londres pour une visite diplo­ma­tique. Lors d’une céré­mo­nie offi­cielle, le chien du ministre de l’Intérieur se met alors à aboyer très fort. Passablement gêné, son maître s’excuse auprès de la reine. Laquelle lui aurait alors répon­du : « Les chiens ont des ins­tincts inté­res­sants, n’est-ce pas ? »

Mais c’est sans doute avec le prince saou­dien Abdallah qu’elle s’est mon­trée la plus affir­mée. En 1998, elle l’a en effet reçu dans l’une de ses rési­dences secon­daires, en Écosse. Où elle lui pro­pose de faire le tour du pro­prié­taire, en voi­ture. Hésitant, le prince finit par mon­ter dans la Land Rover royale. Mais là, coup de théâtre : c’est la reine elle-​même qui prend le volant. Une façon de mon­trer au prince que les femmes – inter­dites de conduite en Arabie saou­dite, jusqu’en 2018 – peuvent bel et bien manier le volant ? Toujours est-​il que ce der­nier l’aurait implo­rée de lever le pied et de se concen­trer sur la route. Dans les dents ! 

L'avis de la rédac : Félicitations ! 10/​10 pour avoir trol­lé le princed’Arabie saou­dite. Well done, Your Majesty !

Intersectionnalité

Compliqué – pour ne pas dire impos­sible – d’incarner la lutte contre les dif­fé­rentes formes de domi­na­tion, quand on est soi-​même reine d’un ancien empire colo­nial. Non pas qu’Elizabeth n’ait jamais pris posi­tion sur les ques­tions raciales : contrai­re­ment à Margaret Thatcher – dont elle aurait cri­ti­qué, en pri­vé, la poli­tique anti­so­ciale et anti-​immigration –, la sou­ve­raine était favo­rable aux sanc­tions éco­no­miques contre l’Afrique du Sud, voyant dans son « infâme » régime d’apartheid une « insulte à l’humanité »« Tout ce qui res­sem­blait, de près ou de loin, à des pré­ju­gés raciaux fai­sait hor­reur à Elizabeth », écrit d’ailleurs l’universitaire Joanny Moulin.

Malgré cela, elle conti­nue d’incarner le pas­sif colo­nial de la Grande-​Bretagne. Contrairement à certain·es chef·fes d’État (et à la dif­fé­rence de son fils, le prince Charles, qui qua­li­fiait en 2018 d’« atro­ci­té » la traite des esclaves et rap­pe­lait la part de res­pon­sa­bi­li­té de son pays), elle n’a jamais fait de décla­ra­tions à ce sujet ni expri­mé de regrets offi­ciels sur ce sombre pas­sé. En juin 2021, des étudiant·es d’Oxford ont d’ailleurs reti­ré son por­trait d’une salle com­mune. Un mois plus tard, à Winnipeg, des acti­vistes canadien·nes ont débou­lon­né sa sta­tue et celle de la reine Victoria, sym­boles de l’histoire colo­niale du Canada (ancienne colo­nie bri­tan­nique) et des crimes d’État envers les popu­la­tions autochtones.

Quelques mois plus tôt, le prince Harry et son épouse, Meghan Markle, avaient dénon­cé le racisme dont il et elle auraient été vic­times, au sein même de la famille royale. Selon Meghan, l’un·e de ses membres se serait inquiété·e de la cou­leur de peau du futur bébé. Malaise total. Le jeune couple a tout de même tenu à pré­ci­ser qu’il ne s’agissait pas de la grand-​mère. OUF !

N’empêche, ques­tion diver­si­té, le palais de Buckingham a encore du bou­lot. Selon des docu­ments offi­ciels, à peine 8,5 % des employé·es du palais sont issu·es de mino­ri­tés eth­niques. Une enquête du Guardian a aus­si révé­lé que, jusqu’à la fin des années 1960 au moins, « les immi­grants de cou­leur ou les étran­gers » avaient même été volon­tai­re­ment écar­tés de cer­tains postes au sein de la mai­son royale. Depuis, Buckingham assure avoir lan­cé une éva­lua­tion de ses poli­tiques internes, admet­tant qu’il était néces­saire d’en « faire davan­tage » pour favo­ri­ser la diver­si­té au sein du per­son­nel de la famille royale. Il serait temps. Le monarque actuel a inté­rêt à s’y mettre rapido. 

L'avis de la rédac : Craignos. Elizabeth, ce n’est pas la reine de la conver­gence des luttes. Apparemment, elle n’a pas lu bell hooks.

#MeToo

Pour le jubi­lé de la Reine, le prince Andrew n'était pas aux pre­mières loges, sur le bal­con de Buckingham, lors du défi­lé mili­taire annuel qui marque l’anniversaire de sa mère. Andrew, 62 ans, est le troi­sième fils de la reine. Andrew est désor­mais connu pour son com­por­te­ment mez­zo réglo envers les jeunes femmes que pour ses titres royaux.

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©Andrew Parsons/​Parsons media /​Bureau 233

En 2019, l’Américaine Virginia Giuffre, alors âgée de 36 ans, a décla­ré avoir eu des rela­tions sexuelles avec le prince bri­tan­nique alors qu’elle n’avait que 17 ans. Leur ren­contre s’est faite par l’intermédiaire du finan­cier Jeffrey Epstein – qui s’est sui­ci­dé en pri­son en 2021 avant de pou­voir être jugé pour tra­fic sexuel en bande orga­ni­sée. L’affaire, qui a légi­ti­me­ment fait scan­dale au Royaume-​Uni, s’est sol­dée par un accord finan­cier entre le prince et la plai­gnante. Andrew, qui a tou­jours cher­ché à mini­mi­ser et à se dis­cul­per des faits qui lui sont repro­chés, a donc échap­pé aux pour­suites judi­ciaires, et sa famille, à la fâcheuse publi­ci­té qu’aurait occa­sion­né un procès.

Lire aus­si l Affaire Epstein : le prince Andrew conclut un accord à l’amiable avec Virginia Giuffre, qui l’accusait d’agressions sexuelles

Face au scan­dale, la main de la reine n’a pas trem­blé : elle a déchu son fils de ses titres et de ses fonc­tions offi­cielles en 2019, réagis­sant en « chef de famille royale », estime Philippe Chassaigne. Mais, depuis, le prince était réap­pa­ru en public au côté de Mummy lors de la céré­mo­nie d’hommage au prince Philip. Un geste très mal vécu par les vic­times d’Epstein. « La reine est arri­vée au bras d’Andrew. Ses sen­ti­ments de mère sont dif­fé­rents de ceux du chef de la famille royale », pour­suit Philippe Chassaigne. 

Alors, faut-​il sépa­rer la mère de la sou­ve­raine ? La ques­tion n’aurait pas été facile à tran­cher pour la Queen. « Andrew est répu­té être son fils pré­fé­ré, com­plète Marion L’Hour. Elle lui a quand même reti­ré ses fonc­tions offi­cielles. Elle ne lui a pas accor­dé le grade, ne lui a pas per­mis de por­ter l’uniforme mili­taire. Mais il était mal­gré tout au centre de la céré­mo­nie d’hommage à son père. Cette affaire montre en tout cas qu’elle n’est pas radi­ca­le­ment fémi­niste. Sinon, elle lui aurait deman­dé de se reti­rer tota­le­ment. » Selon l’ouvrage Palace Papers, écrit par la jour­na­liste Tina Brown (éd. Century, avril 2022), qui dévoile les des­sous crous­tis du palais, Andrew aurait un peu fait le for­cing pour tenir le bras de Maman. Comme c’est son petit chou­chou et qu’elle était un peu fati­guée, elle n’a pas vu le problème.

L'avis de la rédac : Too Bad ! Des signaux trop contra­dic­toires. Dommage, ça aurait pu rat­tra­per un bilan somme toute très mitigé.

Bilan royal

Sans sur­prise, la sou­ve­raine aux cha­peaux n’obtient pas une très bonne note au détec­teur de fémi­nisme. Si vous avez bin­gé la série The Crown en pen­sant qu’Elizabeth II était une sou­ve­raine badass, vous vous êtes sans doute – à l’instar de son actrice prin­ci­pale – un peu laissé·e ber­ner par les envo­lées roma­nesques et pas tou­jours hyper fac­tuelles du scé­na­rio.  

De son intime convic­tion, on ne sait rien en réa­li­té. Car la femme la plus célèbre du monde est aus­si la plus silen­cieuse. Pendant soixante– dix ans de règne, elle n’a eu d’autre choix que de la jouer poker face et bouche cou­sue. « Il est donc abso­lu­ment impos­sible de connaître sa ligne idéo­lo­gique et poli­tique sans faire de pro­jec­tion », ana­lyse Zoe Williams, chro­ni­queuse au Guardian. Une femme puis­sante, certes, mais muse­lée par le pro­to­cole. « En fait, résume Marion L’Hour, il lui est inter­dit de se sin­gu­la­ri­ser. Comme elle doit repré­sen­ter tout le monde, elle ne peut pas être cli­vante. » Et quoi de plus cli­vant que l’émancipation des femmes, isn’t it ? Ce qui ne nous empêche pas d'attaquer la sai­son 6 avec plaisir. 

Elizabeth II. Une reine dans l’Histoire, de Joanny Moulin. Éd. Flammarion, 2012.
My Diary. Le jour­nal intime de la reine, de Marion L’Hour. Flammarion, 2021.
The Crown, de Peter Morgan. Série de 5 sai­sons (40 épi­sodes de 47 à 61 min) sur Netflix. Une sixième sai­son est pré­vue.
Elizabeth, regard(s) singulier(s), docu­men­taire de Roger Michell. En salles le 2 juin.

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