Dans ce pays de l’ouest de l’Amérique du Sud, la pandémie a fait exploser la misère. Un tiers de la population, soit 10 millions de personnes, vit sous le seuil de pauvreté (moins de 100 dollars par mois) et peine à se nourrir. Face à l’inaction de l’État, des femmes ont mis en place des soupes populaires dans les quartiers défavorisés de la capitale, Lima, et dans d’autres grandes villes, sauvant ainsi des centaines de milliers d’habitant·es de la famine.
« Tout va bien, les filles ? » lance Yeni Quintana, d’un ton bienveillant et énergique, en pénétrant dans la petite pièce sombre où s’affairent une poignée de femmes autour de grandes casseroles fumantes. Il est tout juste 9 heures, sur les hauteurs de Villa Maria del Triunfo, quartier pauvre de la banlieue sud de Lima, et, comme chaque matin, ces mères s’activent déjà à la préparation du déjeuner dans un baraquement de planches et de tôle. « Ce midi, c’est soupe aux légumes et spaghettis au carapulcra [ragoût épicé, typique de la cuisine péruvienne, à base de pommes de terre séchées, de poulet, de cacahuètes et de piment, ndlr] », nous annonce Yeni en soulevant le couvercle d’une marmite. Puis, en y jetant quelques poignées d’épices, elle ajoute en riant : « Mes voisines me disent que c’est toujours bon quand c’est moi qui cuisine. En fait, c’est ça, mon secret : les épices, beaucoup d’ail et d’oignons bien revenus… Et tout faire avec amour, bien sûr ! »
Gérante d’une petite blanchisserie, Yeni Quintana, pétillante mère de 38 ans, a créé la soupe populaire de son quartier l’hiver 2020, en pleine pandémie, pour venir en aide aux habitant·es frappé·es par le coronavirus et la faim. « Ici, le Covid a fait des ravages, des familles entières se sont contaminées et il y a eu énormément de morts », explique-t-elle. En effet, le Pérou est le pays où le taux de mortalité lié au Covid-19 est le plus élevé au monde (615 mort·es pour 100 000 habitant·es), en raison notamment d’un système de santé défaillant. Et les hommes, dont dépend encore très souvent l’économie familiale, ont été les plus touchés.
La solidarité s’organise
En 2020, Yeni – qui s’en sort, elle, grâce à sa blanchisserie et qui est reconnue dans le quartier pour sa générosité – est sollicitée par ses voisin·es. « Ils sont venus me demander de l’aide pour pouvoir manger, parce qu’ils n’avaient plus d’argent. Au début, je partageais ce que m’envoyait ma famille, qui vit en province. Et puis, un jour, j’ai dit à mon mari qu’il fallait faire quelque chose. »

Yeni Quintana, de L’Union fait la force, s’apprête à distribuer les repas. © Omar Lucas pour Causette
Yeni vient alors tout juste de donner naissance à son quatrième enfant, mais, décidée à agir et fidèle à sa réputation, elle convoque ses voisines pour leur demander un coup de main. Ensemble, elles partent en quête de dons de nourriture dans les marchés et les supermarchés. Elles se mettent même à cultiver un petit bout de terrain situé sur les hauteurs de leur quartier, où elles produisent pommes de terre, oignons, haricots et petits pois. Avec les aliments récoltés ou cultivés, elles commencent à cuisiner au feu de bois dans la rue, puis une habitante leur propose de leur prêter son local : une baraque rudimentaire, mais qui dispose d’un accès à l’eau. Elles récupèrent une gazinière et une table en bois qu’elles installent directement sur la terre battue. Elles baptisent le lieu « L’Union fait la force ».
Depuis, tous les matins, après être passée à sa blanchisserie, Yeni enfile un tablier et grimpe jusqu’à la petite cuisine perchée sur une colline. Elle y retrouve ses voisines, qui, à tour de rôle, l’aident à préparer une centaine de repas par jour qu’elles distribuent en échange d’une toute petite contribution financière. Vers midi, une longue file d’attente se forme devant le local. Ce jour-là, parmi les bénéficiaires, il y a non seulement des mères endeuillées par le coronavirus, mais aussi des familles qui avaient réussi à sortir de la pauvreté ces dernières années grâce à des emplois précaires, avant de basculer de nouveau dans la misère en raison des restrictions sanitaires liées à la pandémie. Ainsi témoigne Esperanza Quispe : « Mon mari a perdu son emploi. Il travaillait dans le bâtiment, mais du jour au lendemain, tous les chantiers ont été paralysés et[…]