Jimi Hendrix, Joan Baez, Santana, Joe Cocker… Plus de trois cents morceaux joués, la plupart devenus mythiques. Près d’un demi-million de spectateurs et spectatrices. Le festival de Woodstock marque l’apogée de l’histoire du rock. Pour son cinquantenaire, Causette a retrouvé deux des rares Français à y avoir assisté.
Knockin’ on Heaven’s Door. Frapper aux portes du paradis, comme le chante leur idole Bob Dylan. Voilà l’ambition de William Zerbib et Francis Dumaurier, deux Frenchies fans de rock, lorsqu’ils achètent leurs tickets pour Woodstock à l’été 1969. Pourtant, aucun des deux n’avait prévu cette étape dans leur voyage. Le premier : un « petit puceau bordelais de 19 ans », fils de rabbin. Envoyé aux States – son rêve – en guise de cadeau pour avoir surpris toute la famille en décrochant « miraculeusement » le bac, il passe ses vacances dans une colonie juive de la campagne new-yorkaise. Le second : jeune hippie de 22 ans « style pattes d’éph et cheveux longs », élevé dans le Paris bourgeois et relevé à la sauce piquante de la fac de philo de Nanterre, version Mai 68. Lui se paie le voyage de sa vie pour « découvrir le pays du rock’n’roll ». Les deux garçons ne se connaissent pas – ne se connaîtront jamais –, mais vibrent de la même énergie peace and love pendant l’événement musical le plus mythique du XXe siècle : le festival Woodstock Music and Art Fair.
Lorsque William tombe sur une pub pour l’événement dans le New York Times, sa décision est vite prise. « Je rêve », écarquille-t-il les yeux en découvrant les groupes annoncés. The Who, Joan Baez, Johnny Winter, Crosby, Stills, Nash & Young… « Ils étaient tous là », à l’exception des Rolling Stones, des Beatles et de Bob Dylan. Il achète un billet illico, pour moins de vingt dollars. Il trouvera bien un moyen de s’échapper de la colo.
Alors que Francis est à peine arrivé, c’est à Central Park qu’il vrille. Au gré d’une promenade, il tombe nez à nez avec le groupe Jefferson Airplane en plein concert gratuit. Un échauffement, découvre-t-il, avant leur passage sur scène aux côtés d’autres artistes qu’il vénère, le week-end même dans la ville de Bethel* (État de New York), à deux heures de voiture. C’est certain : il y sera.
Vendredi 15 août, premier soir, c’est l’ébullition. Les autorités flippent face à l’affluence. Pour dissuader d’autres jeunes de venir, elles annoncent à la radio que les accès sont interdits, se rappellent William et Francis. Qu’à cela ne tienne, aucun d’eux n’écoute cette « propagande ». Le lendemain, ils partent en stop. Francis embarque dans une Mustang blanche. William fait le mur en plein sabbat et saute dans un combi Volkswagen « parsemé de signes peace et de fleurs ». À l’intérieur l’accueille une famille hippie (enfants compris), embaumée de fumée de marijuana… Et puis, route bloquée. Des embouteillages monstres se forment. Beaucoup abandonnent vans et voitures, parfois à 30 kilomètres de l’arrivée, et continuent à pied, dans les champs. Francis s’émerveille encore : « Les habitants nous distribuaient des cookies et du lait en nous disant de rester sages. »
Sur place, les frontières sont abolies. « La sécurité, dépassée, avait abandonné les guichets, explique Francis. Tout le monde pouvait entrer. » Le paysage : « Une scène énorme, des tours avec des haut-parleurs et une colline peuplée de gens torse nu. D’un cool pas possible. Immédiatement, je me suis dit : “J’en suis !” » Avec le copain qui l’accompagne, il trouve un petit coin où s’asseoir et – ambiance peace and love – salue ses voisins. Le groupe Quill ouvre la danse à midi. Les concerts s’enchaînent, en fonction de l’arrivée des artistes, coincés dans les bouchons. Carlos Santana interprète Soul Sacrifice. C’est là qu’il devient connu, comme Jimi Hendrix ou Joe Cocker, révélés par l’événement. Pour Francis, le meilleur souvenir reste le groupe Canned Heat, en début de soirée. « Ils faisaient du boogie-woogie moderne et improvisaient des solos d’une demi-heure au rythme effréné. »
S’ensuit une soirée psychédélique, plus détente que déglingue. Francis s’allonge et se laisse bercer. « Je m’endors. À 2 heures, je me réveille, avec Janis Joplin sur scène. Magique. Je me rendors. Et je me fais de nouveau réveiller, par The Who, vers 5 heures… C’était incroyable. » Le groupe – l’un des plus attendus – enchaîne vingt-quatre morceaux, performance la plus conséquente du show. Sans consommer de drogue dure, Francis plane. « Si on voulait acheter de l’acide, c’était en haut d’une petite colline, tout le monde savait où. Mais j’ai vu peu de gens “arrachés”, l’atmosphère était bon enfant », estime-t-il. Parfois, les projecteurs dévient et illuminent le public. « C’était hallucinant. On voyait une marée humaine et des feux de camp. » D’après les estimations, Woodstock a rassemblé 450 000 personnes. Dix fois plus que prévu.
William, lui, dépeint une ambiance complètement folle : « Que des gens allumés. Les flics fumaient. Des buvards de LSD tournaient. Les gens priaient ou faisaient l’amour dans des coins. Ils se baignaient dans le lac. Des filles m’invitaient à les rejoindre… » Il reste sage. Dehors, se dessine déjà la légende. Le New Tork Times met l’événement en Une. Riverain·es et parents paniquent. Les concerts cèdent alors leur place aux speechs et aux annonces diverses. « Jeannette Ginsburg, rappelle ta mère, elle est très inquiète ! », crient, par exemple, les mégaphones toute la matinée du dimanche 17 août. « Des queues immenses se formaient devant les cabines téléphoniques », décrit William. Dernière nouvelle : on annonce que les stands de hamburgers ont été saccagés, qu’il n’y a plus de nourriture. L’organisation hippie Hog Farm décide alors de distribuer des repas gratuits. William et Francis gardent la même image irréelle : « Un ballet d’hélicoptères de secours. » Distribution de « bols de graines et de haricots rouges » et « secours médical aux gens camés ». À cela s’ajoute, une fois la musique de retour, « un orage terrible, raconte Francis, en plein concert de Joe Cocker ». Comme le montre le documentaire de Michael Wadleigh paru un an après l’événement, c’est aussi ça, Woodstock : des dégâts et un bazar tels que l’aire du festival est déclarée zone sinistrée.
Rafales de pluie, boue, maintenance. Les concerts prennent des heures de retard. Le bouquet final est assuré par Jimi Hendrix. Il passe lundi matin, à 9 heures, au lieu de dimanche soir. La colline est un « amas de détritus », raconte Francis, avec nettement moins de festivaliers. Sans rien enlever à l’intensité du moment. « Une fille perchée sur un tas d’ordures hurlait : “Voodoo Child ! Voodoo Child !” Lorsque Jimi a joué le morceau, elle n’a plus dit un mot. C’était un moment de grâce. » Resté très loin de la scène et choqué par le chaos ambiant, William, lui, avoue ne plus bien se souvenir des concerts. Sauf de celui-ci. Pour dénoncer l’intervention des États-Unis au Vietnam, « Hendrix a joué l’hymne américain en mimant le son des bombes avec sa guitare ». La performance est, depuis, devenue le symbole des antimilitaristes. Elle clôt le bal et le festival, accompagnée d’un ultime rappel.
Deux naissances et deux ou trois morts (selon les sources), mais une seule par overdose. Le bilan de Woodstock est étonnamment maîtrisé, s’accordent historiens et festivalier·ères, au regard de l’envergure de la fête. L’organisateur, Michael Lang, en devient une légende : « Un cavalier de l’apocalypse », selon William. Aucun festival n’a jamais rivalisé. La première réplique, organisée trois mois plus tard à Altamont (Californie), est un fiasco. Un homme y est poignardé en plein concert des Stones. Le moment marque la fin de l’époque hippie. Francis y était, mais reste sur le « vertige existentiel » ressenti à Woodstock, son paradis. Le coup de foudre est tel qu’il a fait sa vie aux États-Unis. Devenu comédien, il continue, à 72 ans, de se passionner pour l’événement, dont il suit l’actualité de près. Polo violet, cheveux hirsutes et veste en jean, à 69 ans, William, lui, vit toujours pour la musique. Il gère deux émissions – l’une de blues, l’autre sur le rock – sur RCJ, une radio juive basée à Paris. Tous deux racontent le sentiment de passer pour des héros, des « vétérans de guerre » dès qu’ils glissent avoir assisté à Woodstock. Nous, on dirait plutôt, des vétérans de « peace, de love et de rock’n’roll ».
* Ville des États-Unis où a eu lieu le festival de Woodstock.