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15–18 août 1969 : deux Frenchies à Woodstock

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© Ullstein Gild/AKG Images

Jimi Hendrix, Joan Baez, Santana, Joe Cocker… Plus de trois cents mor­ceaux joués, la plu­part deve­nus mythiques. Près d’un demi-​million de spec­ta­teurs et spec­ta­trices. Le fes­ti­val de Woodstock marque l’apogée de l’histoire du rock. Pour son cin­quan­te­naire, Causette a retrou­vé deux des rares Français à y avoir assisté. 

Knockin’ on Heaven’s Door. Frapper aux portes du para­dis, comme le chante leur idole Bob Dylan. Voilà l’ambition de William Zerbib et Francis Dumaurier, deux Frenchies fans de rock, lorsqu’ils achètent leurs tickets pour Woodstock à l’été 1969. Pourtant, aucun des deux n’avait pré­vu cette étape dans leur voyage. Le pre­mier : un « petit puceau bor­de­lais de 19 ans », fils de rab­bin. Envoyé aux States – son rêve – en guise de cadeau pour avoir sur­pris toute la famille en décro­chant « mira­cu­leu­se­ment » le bac, il passe ses vacances dans une colo­nie juive de la cam­pagne new-​yorkaise. Le second : jeune hip­pie de 22 ans « style pattes d’éph et che­veux longs », éle­vé dans le Paris bour­geois et rele­vé à la sauce piquante de la fac de phi­lo de Nanterre, ver­sion Mai 68. Lui se paie le voyage de sa vie pour « décou­vrir le pays du rock’n’roll ». Les deux gar­çons ne se connaissent pas – ne se connaî­tront jamais –, mais vibrent de la même éner­gie peace and love pen­dant l’événement musi­cal le plus mythique du XXe siècle : le fes­ti­val Woodstock Music and Art Fair.

Lorsque William tombe sur une pub pour l’événement dans le New York Times, sa déci­sion est vite prise. « Je rêve », écarquille-​t-​il les yeux en décou­vrant les groupes annon­cés. The Who, Joan Baez, Johnny Winter, Crosby, Stills, Nash & Young… « Ils étaient tous là », à l’exception des Rolling Stones, des Beatles et de Bob Dylan. Il achète un billet illi­co, pour moins de vingt dol­lars. Il trou­ve­ra bien un moyen de s’échapper de la colo. 

Alors que Francis est à peine arri­vé, c’est à Central Park qu’il vrille. Au gré d’une pro­me­nade, il tombe nez à nez avec le groupe Jefferson Airplane en plein concert gra­tuit. Un échauf­fe­ment, découvre-​t-​il, avant leur pas­sage sur scène aux côtés d’autres artistes qu’il vénère, le week-​end même dans la ville de Bethel* (État de New York), à deux heures de voi­ture. C’est cer­tain : il y sera.

Vendredi 15 août, pre­mier soir, c’est l’ébullition. Les auto­ri­tés flippent face à l’affluence. Pour dis­sua­der d’autres jeunes de venir, elles annoncent à la radio que les accès sont inter­dits, se rap­pellent William et Francis. Qu’à cela ne tienne, aucun d’eux n’écoute cette « pro­pa­gande ». Le len­de­main, ils partent en stop. Francis embarque dans une Mustang blanche. William fait le mur en plein sab­bat et saute dans un com­bi Volkswagen « par­se­mé de signes peace et de fleurs ». À l’intérieur l’accueille une famille hip­pie (enfants com­pris), embau­mée de fumée de mari­jua­na… Et puis, route blo­quée. Des embou­teillages monstres se forment. Beaucoup aban­donnent vans et voi­tures, par­fois à 30 kilo­mètres de l’arrivée, et conti­nuent à pied, dans les champs. Francis s’émerveille encore : « Les habi­tants nous dis­tri­buaient des cookies et du lait en nous disant de res­ter sages. »

Sur place, les fron­tières sont abo­lies. « La sécu­ri­té, dépas­sée, avait aban­don­né les gui­chets, explique Francis. Tout le monde pou­vait entrer. » Le pay­sage : « Une scène énorme, des tours avec des haut-​parleurs et une col­line peu­plée de gens torse nu. D’un cool pas pos­sible. Immédiatement, je me suis dit : “J’en suis !” » Avec le copain qui l’accompagne, il trouve un petit coin où s’asseoir et – ambiance peace and love – salue ses voi­sins. Le groupe Quill ouvre la danse à midi. Les concerts s’enchaînent, en fonc­tion de l’arrivée des artistes, coin­cés dans les bou­chons. Carlos Santana inter­prète Soul Sacrifice. C’est là qu’il devient connu, comme Jimi Hendrix ou Joe Cocker, révé­lés par l’événement. Pour Francis, le meilleur sou­ve­nir reste le groupe Canned Heat, en début de soi­rée. « Ils fai­saient du boogie-​woogie moderne et impro­vi­saient des solos d’une demi-​heure au rythme effréné. » 

S’ensuit une soi­rée psy­ché­dé­lique, plus détente que déglingue. Francis s’allonge et se laisse ber­cer. « Je m’endors. À 2 heures, je me réveille, avec Janis Joplin sur scène. Magique. Je me ren­dors. Et je me fais de nou­veau réveiller, par The Who, vers 5 heures… C’était incroyable. » Le groupe – l’un des plus atten­dus – enchaîne vingt-​quatre mor­ceaux, per­for­mance la plus consé­quente du show. Sans consom­mer de drogue dure, Francis plane. « Si on vou­lait ache­ter de l’acide, c’était en haut d’une petite col­line, tout le monde savait où. Mais j’ai vu peu de gens “arra­chés”, l’atmosphère était bon enfant », estime-​t-​il. Parfois, les pro­jec­teurs dévient et illu­minent le public. « C’était hal­lu­ci­nant. On voyait une marée humaine et des feux de camp. » D’après les esti­ma­tions, Woodstock a ras­sem­blé 450 000 per­sonnes. Dix fois plus que prévu. 

William, lui, dépeint une ambiance com­plè­te­ment folle : « Que des gens allu­més. Les flics fumaient. Des buvards de LSD tour­naient. Les gens priaient ou fai­saient l’amour dans des coins. Ils se bai­gnaient dans le lac. Des filles m’invitaient à les rejoindre… » Il reste sage. Dehors, se des­sine déjà la légende. Le New Tork Times met l’événement en Une. Riverain·es et parents paniquent. Les concerts cèdent alors leur place aux speechs et aux annonces diverses. « Jeannette Ginsburg, rap­pelle ta mère, elle est très inquiète ! », crient, par exemple, les ­méga­phones toute la mati­née du dimanche 17 août. « Des queues immenses se for­maient devant les cabines télé­pho­niques », décrit William. Dernière nou­velle : on annonce que les stands de ham­bur­gers ont été sac­ca­gés, qu’il n’y a plus de nour­ri­ture. L’organisation hip­pie Hog Farm décide alors de dis­tri­buer des repas gra­tuits. William et Francis gardent la même image irréelle : « Un bal­let d’hélicoptères de secours. » Distribution de « bols de graines et de hari­cots rouges » et « secours médi­cal aux gens camés ». À cela s’ajoute, une fois la musique de retour, « un orage ter­rible, raconte Francis, en plein concert de Joe Cocker ». Comme le montre le docu­men­taire de Michael Wadleigh paru un an après l’événement, c’est aus­si ça, Woodstock : des dégâts et un bazar tels que l’aire du fes­ti­val est décla­rée zone sinistrée. 

Rafales de pluie, boue, main­te­nance. Les concerts prennent des heures de retard. Le bou­quet final est assu­ré par Jimi Hendrix. Il passe lun­di matin, à 9 heures, au lieu de dimanche soir. La col­line est un « amas de détri­tus », raconte Francis, avec net­te­ment moins de fes­ti­va­liers. Sans rien enle­ver à l’intensité du moment. « Une fille per­chée sur un tas d’ordures hur­lait : “Voodoo Child ! Voodoo Child !” Lorsque Jimi a joué le mor­ceau, elle n’a plus dit un mot. C’était un moment de grâce. » Resté très loin de la scène et cho­qué par le chaos ambiant, William, lui, avoue ne plus bien se sou­ve­nir des concerts. Sauf de celui-​ci. Pour dénon­cer l’intervention des États-​Unis au Vietnam, « Hendrix a joué l’hymne amé­ri­cain en mimant le son des bombes avec sa gui­tare ». La per­for­mance est, depuis, deve­nue le sym­bole des anti­mi­li­ta­ristes. Elle clôt le bal et le fes­ti­val, accom­pa­gnée d’un ultime rappel. 

Deux nais­sances et deux ou trois morts (selon les sources), mais une seule par over­dose. Le bilan de Woodstock est éton­nam­ment maî­tri­sé, s’accordent his­to­riens et festivalier·ères, au regard de l’envergure de la fête. L’organisateur, Michael Lang, en devient une légende : « Un cava­lier de l’apocalypse », selon William. Aucun fes­ti­val n’a jamais riva­li­sé. La pre­mière réplique, orga­ni­sée trois mois plus tard à Altamont (Californie), est un fias­co. Un homme y est poi­gnar­dé en plein concert des Stones. Le moment marque la fin de l’époque hip­pie. Francis y était, mais reste sur le « ver­tige exis­ten­tiel » res­sen­ti à Woodstock, son para­dis. Le coup de foudre est tel qu’il a fait sa vie aux États-​Unis. Devenu comé­dien, il conti­nue, à 72 ans, de se pas­sion­ner pour l’événement, dont il suit l’actualité de près. Polo vio­let, che­veux hir­sutes et veste en jean, à 69 ans, William, lui, vit tou­jours pour la musique. Il gère deux émis­sions – l’une de blues, l’autre sur le rock – sur RCJ, une radio juive basée à Paris. Tous deux racontent le sen­ti­ment de pas­ser pour des héros, des « vété­rans de guerre » dès qu’ils glissent avoir assis­té à Woodstock. Nous, on dirait plu­tôt, des vété­rans de « peace, de love et de rock’n’roll ».

* Ville des États-​Unis où a eu lieu le fes­ti­val de Woodstock.

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