"En ce premier jour de l’année, j’attends la visite de Lila, ma fille, ma fierté, mon bébé. Dernièrement, elle s’est un peu éloignée. Pourtant, on a une relation presque idéale : on s’aime fort, on est sur la même lon- gueur d’onde. Il me tarde de la serrer dans mes bras, d’échanger, de partager nos projets pour 2022.
Elle arrive à l’avance, je suis sur le divan en train de patienter avec un bouquin. Elle dépose un bisou sur ma joue et, avant même que je puisse lui souhaiter le meil- leur, elle me dit : « Tu sais Maman, je ne vais pas pou- voir rester. Je suis juste venue t’annoncer que, pendant un certain temps, ce serait bien qu’on ne se voie plus. Du tout. » Heureusement, le divan est bas, je ne tombe pas de haut. Je ravale les larmes qui se bousculent sous mes pau- pières et je dis, l’air faus- sement décontracté :
« Ah bon ? Mais pourquoi donc ma chérie ?
– Ce serait trop long, je suis en train de t’écrire une lettre pour t’expliquer. En bref, c’est une histoire de cordon à couper et ma psy pense qu’il faut que je me recentre sur moi-même.
– Tu vois une psy ? Mais pourquoi ? »
Elle me raconte qu’elle se sent mal, qu’elle pleure souvent, que ça vient probablement de la drôle de période que le monde traverse, l’incertitude, le réchauffement climatique, la parole nauséabonde libérée, mais aussi, peut-être, de l’enfance. Et donc du cordon.
Touchée en plein cœur, je profère un florilège de petites phrases assassines dont la fameuse « À ce prix-là, moi aussi je veux bien faire psy ». J’enchaîne avec le fameux cordon qui avait bien failli l’étrangler il y a vingt ans, et que son père
avait coupé. Juste avant de s’évanouir. Je raconte que moi aussi, à l’époque, j’étais jeune et angoissée. La peur d’être une mauvaise mère, engluée dans les odeurs de lait, de caca, les douleurs de seins crevassés, de vulve déchirée, d’hémorroïdes explosées. Et ce petit bout de cordon nécrosé, qu’il fallait soigner, qui n’en finissait pas de tomber, qui me donnait la nausée.
Lila me répond que je ramène tout à moi, qu’elle en a marre d’être rede– vable, de devoir tenir son rôle d’enfant idéale. Elle a besoin de déconstruire pour construire son propre chemin. Elle me rappelle que moi aussi j’ai fait ça avec Mamie.
Là, son frangin débarque avec son tout nouveau cos- tume de judo, prêt pour une démonstration, impatient de mettre sa grande sœur au tapis. Il nous regarde, demande si on joue au roi du silence, je me mets à pleurer. Il dit que ce serait bien que je vois un·e psy, Lila rigole. Enfin.
J’essaie de choper le morveux par le col du kimono et de lui faire un O‑soto-gari, mais je me prends les pieds dans le tapis et j’atterris à plat ventre aux pieds de son père, qui arrive du froid avec le champagne.
Blessée dans mon orgueil et un peu au genou, je bou- gonne que tout ça, c’est de sa faute, parce qu’il n’a pas bien coupé le cordon, que SA fille en se regardant le nombril d’un peu trop près, vient de s’apercevoir qu’il en reste encore un bout et que ça nous promet une bonne année ! Puis je repars en boitillant vers mon divan afin d’y analyser plus sereinement la situation."